« l’homme sous ses deux formes: l’animal homme et la maison »
Le chemin aussi est trace de l’homme, comme le sont la maison
— (ou le temple, ou le monastère, ou le pavillon au toit de chaume au bord du précipice)
ou la barque
— (et d’elle je dirai peut-être quelque chose, après)
mais il ne peut comme elle représenter l’homme en face du paysage
— (de la terre, de la montagne, des arbres et des eaux)
parce qu’il appartient aussi bien à ce qui dans la peinture est le non-humain, il fait partie de la montagne et de la terre
— (et de l’eau lorsqu’il se fait pont).
Il est, le chemin, à la charnière entre l’humain et le minéral.
Et me vient en tête le caractère 理. Lorsque je l’avais découvert, il y a très longtemps, j’avais été, comment dire…, enthousiaste. En chinois classique, le mot lǐ, 理, traduit le concept de « raison » et sa clef, 王, est celle du jade, 玉 [1]. Pourquoi le jade? Les dictionnaires nous apprennent que 理 désigne d’abord le travail du jade,: « travailler ou polir une pierre précieuse en suivant les veines », écrit Couvreur[2], il peut d’ailleurs signifier les veines elles-mêmes. L’exercice de la raison n’est ainsi pas renvoyé au calcul, comme en latin (ratio), ou au discours comme en grec (λόγος) mais à l’activité patiente de l’artisan qui en travaillant la pierre s’attache à en discerner et suivre les veines.
C’est à ce mot que je pense en regardant le chemin sur la peinture, qui sinue ici, à droite, disparait derrière un tertre pour reparaître un peu plus loin au-dessus de l’eau et remonte ensuite en travers de la pente rocheuse, qu’autant que de l’homme, que des générations d’hommes qui le tracent en le parcourant, il est expression de la montagne elle-même.
(Et la barque, me demandes-tu? Que dirais-tu de la barque? Et bien la barque, elle est bien, comme la maison, présence de l’homme dans la peinture mais elle n’est pas trace, et d’ailleurs le plus souvent un homme, un petit animal homme est représenté à bord de la barque, qui la pousse au moyen d’une gaffe ou qui se laisse porter par le courant et rêve. Elle suit les veines de l’eau comme le chemin suit celles de la terre mais elle ne demeure pas. Ou plutôt si: sur la peinture elle demeure, les veines de l’eau sont invisibles et la barque là est arrêtée. La barque n’est pas trace de l’homme, elle est, je dirais métaphore, métaphore du regard, regard que le chemin conduit et qu’elle arrête, regard qui a été ma raison première d’aller repêcher cette vieille note de 1980. Mais je m’avance peut-être un peu trop ici, sur un chemin peu sûr… Où je reviendrai peut-être.)
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- La plupart des caractères chinois sont composés de deux parties, l’une pointe vers son sens, ce qu’on appelle sa clef, ou son radical, ou sa racine, et l’autre pointe vers sa réalisation sonore. Ces indications sont très approximatives voire énigmatiques parfois, comme dans le cas de 理, elles ne dispensent pas d’apprendre le son et le sens de chaque caractère un à un, mais, le caractère une fois appris, elles aident la mémoire, s’agissant de la partie sonore en particulier, et, s’agissant de la clef, elles permettent de distinguer des homonymes voire d’apporter à l’écrit des distinctions qui n’existent pas à l’oral.
- Le « Dictionnaire classique de la langue chinoise » du père Séraphin Couvreur S.J. (1890) est en français l’outil indispensable pour l’étude du chinois classique. mon exemplaire, une réimpression 1966, ne tient plus ensemble à force d’avoir été manipulé. C’est que la recherche d’un caractère suppose des aller et retour entre le corps du dictionnaire et les différentes tables, d’abord celle des clefs qui organise le rangement des articles. Le numérique et le web ont donné à ces opérations une saveur archaïque, comme venant d’un monde très lointain, d’une antiquité presque oubliée.
Images:
- Détail de la peinture attribuée à Dong Yuan qui illustrait l’article précédent: Le bâtiment du paradis des Immortels dans la montagne (milieu du Xe siècle, musée du palais, Taipei) – source Wikimedia.
- Détail de la peinture de Guo Xi que j’avais en tête en rédigeant cette note: Début du printemps (1072, musée du palais, Taipei) – source Wikimedia.
- Image à la une: Voyage de l’empereur Ming Huang vers Shu, traditionnellement attribué à Li Zhaodao (8e siècle, musée du palais, Taipei) – source Wikimedia.