Maïmonide: les intermittences de la lumière du Vrai (Introduction du Guide des égarés)

« Il ne faut pas croire qu’il y en ait un seul parmi nous qui connaisse ces graves mystères dans toute leur étendue. Il n’en est pas ainsi; mais, au contraire, la vérité tantôt nous apparaît de manière à nous sembler (claire comme) le jour, tantôt elle est cachée par les choses matérielles et usuelles, de sorte que nous retombons dans une nuit profonde à peu près comme nous étions auparavant, et nous sommes alors comme l’homme qui, se trouvant dans une nuit profondément obscure, y voit parfois briller un éclair. Il y en a parmi nous à qui l’éclair brille coup sur coup, de sorte que, pour ainsi dire, ils sont constamment et sans discontinuer entourés de lumière, et que la nuit devient pour eux comme le jour, et c’est là le degré du plus grand des prophètes, auquel il fut dit : « Et toi, reste ici auprès de moi » (Deut. 5:28), et dont il a été dit: « Car la peau de son visage rayonnait, etc. » (Ex. 34:29). Il y en a d’autres à qui (l’éclair) brille une seule fois dans toute leur nuit, et c’est là le degré de ceux dont il a été dit: « Et ils prophétisèrent et ne continuèrent pas » (Nom. 11:25). Pour d’autres enfin il y a entre chaque éclair des intervalles plus ou moins longs. Mais il y en a aussi qui n’arrivent point à un degré (assez élevé) pour que leurs ténèbres soient illuminées par un éclair; (elles ne le sont), au contraire, que comme par un corps poli ou une autre chose semblable, comme des pierreries, etc. qui brillent dans les ténèbres de la nuit. Et même ce peu de lumière qui brille pour nous n’est pas continuel; mais il apparaît et se cache comme s’il était » l’éclat du glaive qui tourne » (Gen. 3:24). C’est donc selon ces circonstances que varient les degrés des hommes parfaits. Quant à ceux qui ne voient jamais la lumière, mais qui errent dans la nuit, ceux dont il a été dit: « Ils ne connaissent rien et ne comprennent rien, ils marchent dans les ténèbres » (Ps. 82:5); ceux à qui la vérité est entièrement cachée, quelque distinctement qu’elle apparaisse, ainsi qu’on a dit d’eux : « Et maintenant ils ne voient pas la lumière qui brille dans les cieux » (Job. 37:21), et c’est le commun des hommes; (quant à ceux-là, dis-je), il n’y a point lieu de les mentionner ici dans ce traité. » (Traduction de Salomon Munk, Verdier 1979, p. 13)

l’allégorie en règle

« Comme une pomme d’or dans un filet d’argent à ouvertures très fines, telle est la parole dite selon ses deux faces. Et vois comme cette sentence s’applique à merveille à l’allégorie en règle; car il dit que le discours qui a deux faces, c’est-à-dire qui a un (sens) extérieur et intérieur, doit avoir l’extérieur beau comme l’argent, mais son intérieur doit être encore plus beau que son extérieur, de manière que son intérieur sera, en comparaison de son extérieur, comme l’or est à côté de l’argent. Il faut aussi qu’il y ait dans son extérieur quelque chose qui puisse indiquer à celui qui l’examine ce qui est dans son intérieur, comme il en est de cette pomme d’or qui a été couverte d’un filet d’argent à mailles extrêmement fines : car, si on la voit de loin ou sans l’examiner attentivement, on croit que c’est une pomme d’argent; mais si l’homme à l’œil pénétrant l’examine bien attentivement, ce qui est en dedans se montre à lui, et il reconnaît que c’est de l’or. Et il en est de même des allégories des prophètes: leurs paroles extérieures (renferment) une sagesse utile pour beaucoup de choses, et entre autres pour l’amélioration de l’état des sociétés humaines, comme cela apparaît dans les paroles extérieures des Proverbes (de Salomon) et d’autres discours semblables; mais leur (sens) intérieur est une sagesse utile pour les croyances ayant pour objet le vrai dans toute sa réalité.  » (ibidem, p. 18)

Illustration: Wikimedia commons. « A page from a manuscript of the Guide, made by Ferrer Bassa in Barcelona in 1348. The figure seated on the chair with Stars of David is thought to be Aristotle. »

6 réflexions sur “Maïmonide: les intermittences de la lumière du Vrai (Introduction du Guide des égarés)

  1. C’est le chapitre consacré à Maïmonide par Leo Strauss dans La persécution et l’art d’écrire qui m’a fait lire l’introduction du Guide des égarés ce matin (ce chapitre est pour l’essentiel un commentaire et une explication de cette introduction que je n’avais jamais lue sérieusement, c’est-à-dire avec toute l’attention requise). Lectures ardues mais passionnantes lorsqu’on en a saisi ou reconnu le fil, et particulièrement rémunératrices. Je pourrais répondre à ta question en te disant que si j’ai posté ces deux morceaux, c’est parce que je les ai trouvés beaux mais ce serait un peu facile et je l’avoue dilatoire. Un autre raccourci serait de te répondre que ces deux textes disent mieux ce que j’y trouve que ne pourrait rien faire que j’y ajouterais. Ce qui serait hautain et peut-être un peu lâche. Je vais donc essayer de préciser les raisons de mon intérêt.

    Dans le premier morceau je retrouve une préoccupation intime, celle du rapport entre la littérature et la vérité et plus précisément à la contemplation (mystique). Disons, d’une manière qui rend plus clair l’enjeu de ce texte pour cette préoccupation, la question de l’usage des mots pour dire ce qui ne peut pas se dire. Ainsi les éclairs dont parle Maïmonide peuvent figurer ce qu’ailleurs on appellerait des épiphanies, et je trouve l’image, comme elle est développée particulièrement belle et pertinente (notre goût moderne doit faire sa part au systématisme de l’énumération des cas possibles et à l’appui sur les sources scripturaires qui sont tributaires de la situation historique et personnelle de Maïmonide, il doit également ne pas se laisser rebuter par un élitisme qui n’est pas, sous cette forme franche du moins, dans l’esprit du temps).

    Ce qui a d’abord alerté mon attention, c’est, pour être plus précis, la première phrase: « Il ne faut pas croire qu’il y en ait un seul parmi nous qui connaisse ces graves mystères dans toute leur étendue. » Le commentaire de Strauss travaille la question de savoir si on n’écrit pas telle chose (« les graves mystères ») c’est parce qu’on ne doit pas les écrire ou parce qu’on ne peut pas (la vérité « toute » comme disait JL ou ici plutôt la vérité sur-éminente).

    Quant au second morceau, c’est un intérêt plus particulier qui m’a fait l’extraire (et qui cependant touche une préoccupation intime, celle du rapport entre action et contemplation). Cette image, et cet objet – si j’étais bijoutier, je me mettrais tout de suite à travailler à sa réalisation! – à plus d’un titre extraordinaire d’une pomme d’or recouverte d’une résille d’argent, assez fine et serrée pour qu’une attention lointaine n’y voie qu’un fruit d’argent, mais où une attention plus aigüe pourra entre les mailles reconnaître l’or, combine sagesse pratique (vita /via activa) et contemplation métaphysique (vita/via contemplativa/theoretica) en une allégorie où le sens extérieur ne s’abolit pas dans le sens intérieur, où il garde sa validité propre.

    Voilà, je t’ai répondu et pour ce faire en m’empêchant des développements qui me viennent sous les touches mais qui nous emmèneraient trop loin. Je les réserve pour d’autres occasions si ton intérêt ne s’est pas épuisé à la lecture d’explications dont je ne suis pas sûr qu’elles éclaircissent grand chose. Au moins j’aurais essayé. Vale.

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  2. Un ami, à propos de ma nouvelle intitulée Ernest De Luca, a évoqué un « usage systemématique de la prétérition ». J’y repense après coup, et je me demande s’il n’y a pas quelque chose comme ça dans le fonctionnement général du langage, et si ce n’est pas quelque chose comme ça que tu désignes.

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  3. Pour le dire autrement, je ne suis pas retrouvé dans la première citation. Mais la seconde me parle bien plus. Il y a bien une pomme juteuse que le langage ne peut dire mais que nos discours et nos fictions emmaillent au plus près.

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  4. Quant à la prétérition, je ne crois pas qu’il s’agisse de ça. La prétérition peut sans doute entrer dans le dispositif d’écriture visé par Maïmonide mais ce ne serait qu’un procédé annexe, pas le procédé principal. C’est plutôt d’allégorie qu’il s’agit, ou de parabole, d’un sens caché (l’or de la pomme) sous le sens littéral. Je dois préciser que pour Strauss il ne s’agit pas d’écriture fictionnelle ni poétique mais d’une écriture qui a à voir avec la vérité (au sens où on l’entend communément). Le problème de l’allégorie, ou de la parabole, c’est qu’elle suppose que le sens caché l’est, caché, à dessein. C’est ce que j’avais compris à mes premières lectures de l’exégèse straussienne de Maïmonide. D’où l’éveil de mon attention à la phrase qui commence l’extrait: « pas un seul d’entre nous qui connaisse ces graves mystères dans toute leur étendue ». Si le souci de Maïmonide de ne pas divulguer son savoir à qui n’est pas prêt à le recevoir, cet avertissement nous prévient qu’on ne dira pas, c’est aussi parce qu’on ne peut le dire et pas seulement parce qu’on se l’interdit. Je ne saurais dire ici en quoi cette limite posée à l’ambition de dire le vrai (en mode apodictique ou assertorique) introduit l’espace de l’écriture fictionnelle ou poétique dans ce cadre (voir l’exégèse que j’avais proposée du jardin des roses de Saadi pendant le confinement.). Mais remplace si tu veux « vérité » par « beauté » ou « sens » et reconnait les éclairs dont parle Maïmonide quelque chose comme ce que nous avons appelé « épiphanies » dans certaines de nos conversations, et, à défaut de t’y retrouver, tu trouveras peut-être quelque chose de pas tout à fait étranger.

    (Ceci dit, je serais intéressé par ce que tu vises lorsque tu parles de la prétérition comme principe de fonctionnement du langage.)

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