Le concert des oiseaux (Vinciane Despret: Habiter en oiseau)

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ea/Conference_of_the_birds.jpg

Le merle avait commencé à chanter. Quelque chose lui importait et plus rien d’autre, à ce moment-là, n’existait que le devoir impérieux de donner à entendre. Saluait-il la fin de l’hiver ? Chantait-il sa joie d’exister, de se sentir revivre ? Adressait-il une louange au cosmos ? Les scientifiques ne pourraient sans doute pas l’énoncer de cette manière. Mais ils pourraient affirmer que toutes les forces cosmiques d’un printemps naissant ont offert au merle les premières conditions de sa métamorphose.

Lire la suite

Nietzsche: la chanson populaire

Friedrich_Nietzsche-1872… toute époque féconde en chansons populaires fut aussi au plus haut point tourmentée par des agitations et des entraînements dionysiens[1] que nous devons toujours considérer comme cause latente et condition préala­ble de la chanson populaire.

Mais la chanson populaire nous apparaît avant tout comme miroir musical du monde, comme mé­lodie primordiale qui se cherche une image de rêve parallèle et exprime celle-ci dans le poème. La « mé­lodie est donc la matière première et universelle » qui, à cause de cela, peut aussi subir des objectivations diverses en des textes différents. Aussi est-elle, pour le sentiment naïf du peuple, l’élément prépondérant, essentiel et nécessaire. De sa pro­pre substance, la mélodie engendre le poème, et sans cesse elle recommence ; la « forme en couplets de la chanson populaire » ne signifie pas autre chose…

Naissance de la Tragédie, §6 (cité par Charles-Albert Cingria, La Civilisation de Saint-Gall, OC, II, p. 189)

[1] Cingria commente: « Il n’y a pas de meilleur exemple à notre époque – pas celle de Nietzsche, la nôtre – que l’art anglo-nègre d’Amérique. »

Lire la suite

Pascal Quignard: Langage et Musique

Boutès / Pascal Quignard.- Galilée, 2008; pp. 63-65:

Cicéron disait qu’il y avait dans le langage une musicalité latente qui pénétrait l’âme en deça de la signification. Pur brasmos. Comme un vieux brame de pure émotivité qui porterait les hommes à partir de l’arrière-fond de leur langues.

La musique (…), une fois que l’humain a surgi ruisselant sur la rive pulmonée, dans le soleil de la naissance, devient une apostasie du langage qui va être acquis progressivement dans le monde externe et son souffle.
C’est à partir de ce discord entre battue cardiaque (rythmos) et chant pulmoné (melos) que quelque chose cherche à se suivre, à se tendre, à se distendre, à se quitter, à revenir, à s’harmoniser.
Les vrais musiciens sont ceux qui lâchent la corde de la langue. Ils quittent une part d’humanité.

La musique attire son auditeur dans l’existence solitaire qui précède la naissance, qui précède la respiration, qui précède le cri, qui précède le souffle, qui précède la possibilité de parler.
C’est ainsi que la musique s’enfonce dans l’existence originaire.

Glenn Gould: les maisons grises (1974)

Enfin! J’ai retourné ma bibliothèque perso dans tous les sens plusieurs fois à la recherche du passage où Glenn Gould faisait l’apologie des maisons grises. Et puis,tout à l’heure, je tape « glenn gould grey houses » et voilà![en anglais dans le texte]:

Disons, par exemple, que j’ai le privilège de résider dans une ville où toute les maisons sont peintes gris « marine de guerre ». […] Maintenant supposons, pour le raisonnement, que sans prévenir un individu décide de peindre sa maison rouge pompier. […] La conséquence réelle de son action présagerait l’apparition dans la ville d’une activité maniaque et presque inévitablement – dans la mesure où les autres maisons seraient repeintes dans des teintes semblement criardes – encouragerait un climat de compétition et, corollairement, de violence.

Infra le lien et le contexte (en anglais).

Lire la suite

Nietzsche, le nihilisme, la musique

Je cherche dans Nietzsche (et trouve – post à venir) de quoi éclairer mon scepticisme quant à l'affirmation de Jean-Pierre Faye (Le Piège, p. 124) qu'il y aurait chez lui (N.), dans le fragment du 10 juin 1887, la réfutation précise du Nietzsche heideggerien. Parce qu'il me semble à moi que le tournant anti-métaphysique causé chez Heidegger par la mise en cause du recteur Krieck (cf. post récent) se fait sur fond de nietzschéisme: l'interpellation du recteur K. se fait au nom d'un nietzschéisme implicite et la réponse de Heidegger est de se faire, quant à la métaphysique, plus nietzschéen que Nietzsche (faisant de celui-ci le dernier métaphysicien). Que ces nietzschéismes soient trahisons de Nietzsche lui-même, cela va sans dire, c'est vrai de tout nietzschéisme.

Ce qui me frappe à nouveau, à me remettre à lire dans Nietzsche après un assez long intervalle, c'est combien cette pensée est héroïque, admirable, nécessaire et combien elle est dangereuse dès qu'on est tenté de l'arrêter, en d'autres termes que N. est un maître dans la pratique de la pensée et qu'il ne doit jamais l'être dans la théorie, qu'il ne faut jamais faire de N. une autorité. Il est toujours possible de trouver dans le foisonnement de la pensée et des écrits de Nietzsche de quoi soutenir une position et son inverse.

Ainsi trouvé-je ce fragment que je ne peux m'empêcher de copier ici avec malice pour mettre un contrepoint à l'émission de l'autre jour où Clément Rosset (A voie nue, descendre sur le résumé de l'émission de vendredi) se revendiquait du grand moustachu pour faire l'éloge de la musique comme moment de l'assomption joyeuse du tragique indépassable de la réalité:

"La musique et ses dangers, – sa griserie, son art de susciter des états chrétiens, et surtout ce mélange de sensualité transposée et de frénésie de prière (François d'Assise) – va la main dans la main avec l'impureté de l'intellect et l'exaltation du coeur: brise la volonté, surexcite la sensibilité, les musiciens sont lubriques." (Gallimard, Mp XVII 3b, 7 [65,5], t. XII, p. 309, sans doute écrit à Nice)