Stupide obstination (Freud, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, 1915)

… nous avons constaté chez nos concitoyens du monde un autre symptôme qui ne nous a peut-être pas moins surpris et effrayés que la baisse, si douloureuse pour nous, de leur niveau moral. Je fais allusion à leur manque d’intelligence, à leur stupide obstination, à leur inaccessibilité aux arguments les plus convaincants, à la crédulité enfantine avec laquelle ils acceptent les affirmations les plus discutables. (…) Notre intellect ne peut travailler efficacement que pour autant qu’il est soustrait à des influences affectives trop intenses ; dans le cas contraire, il se comporte tout simplement comme un instrument au service d’une volonté, et il produit le résultat que celle-ci lui inculque.

… les hommes les plus intelligents perdent subitement toute faculté de comprendre et se comportent comme des imbéciles, dès que les idées qu’on leur présente se heurtent chez eux à une résistance affective, mais que leur intelligence et leur faculté de comprendre se réveillent, lorsque cette résis­tance est vaincue.

Ils ne mettent en avant les intérêts que pour rationaliser leurs passions, pour pouvoir justifier la satisfaction qu’ils cherchent à leur accorder.

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Stefan Zweig: Vienne avant… (Le Monde d’hier: souvenirs d’un Européen, 1942)

La haine entre les pays, les peuples, les couches sociales ne s’étalait pas quotidiennement dans les journaux, elle ne divisait pas encore les hommes et les nations ; l’odieux instinct du troupeau, de la masse, n’avait pas encore la puissance répugnante qu’il a acquise depuis dans la vie publique ; la liberté d’action dans le privé allait de soi à un point qui serait à peine concevable aujourd’hui ; on ne méprisait pas la tolérance comme un signe de mollesse et de faiblesse, on la prisait très haut comme une force éthique.

Le Monde d'hier

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Baubérot 2: la France condamnée par l’Europe

Jean Baubérot remarque très justement que les nouvelles des condamnations de la France à la Cour Européenne des Droits de l’Homme rencontrent peu d’échos dans les médias ni d’intérêt dans le milieu intellectuel.Je ne crois pas me souvenir en avoir entendu grand chose même pendant la campagne du référendum de l’année dernière. Les exemples que j’ai collectés sur son blogue mériteraient pourtant chacun son exégèse particulière: le premier soulèverait sans doute une indignation approbatrice, le second une approbation peut-être un peu plus hypocrite, quant au troisième il soulèvera chez beaucoup (s’agissant des sectes et de l’Eglise de Scientologie) une indignation fortement réprobatrice. J’aimerais entendre le point de vue de… disons Max Gallo sur ces affaires et sur la supra-compétence de la Cour Européenne.

Jean Baubérot : L’EUROPE QUE L’ON AIME…

les juges de la Cour européenne des droits de l’homme ont condamné à l’unanimité la France pour n’avoir pas considéré comme de l’esclavage moderne le fait qu’une jeune Togolaise, Siwa-Akofa Siliadin, a été employée (et pas aux trente cinq heures !) sans aucune rémunération de 1994 à 1998.

Jean Baubérot : LA « LIBERTE D’EXPRESSION » ET SES MULTIPLES FACETTES

J’ai trouvé l’information dans Le Monde (2 février 2006) : Paul Giniewski avait publié une réponse à l’encyclique « Splendeur de la vérité ». Il y écrivait : « De nombreux chrétiens ont reconnu que l’antijudaïsme des Ecritures chrétiennes et la doctrine de l’ « accomplissement » de l’Ancienne Alliance par la Nouvelle conduisent à l’antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l’idée et l’accomplissement d’Auschwitz ». Poursuivi par l’association « Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne » (des gens qui considèrent que l’identité française est avant tout chrétienne) pour « diffamation raciale envers la communauté chrétienne », M. Giniewski s’est vu condamné en première instance, puis en cour d’appel, la condamnation étant confirmée par la Cour de cassation.

Jean Baubérot : NOUVELLES : GAMBETTA GUILLOTINE ET LA FRANCE CONDAMNEE

la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, à l’unanimité (donc avec « opinion concordante » du juge français Jean-Paul Costa) pour avoir condamné Christian Paturel (et son éditeur), auteur de Sectes, religions et libertés publiques où il polémiquait avec l’association antisecte UNADFI. La Cour européenne a estimé que la liberté d’expression avait été bafouée.

Benny Lévy sur Husserl

in: Le Livre et les livres, p. 56:

Le programme lévinassien que reprend Alain est une relève du dernier grand programme pour l’Europe – celui de Husserl, au moment de la montée du nazisme. Husserl avait défini la tâche métaphysique de l’Europe et c’est poignant de relire ces textes, tant ils ont été à l’évidence démentis par les faits, par l’ampleur de ce qui s’est révélé à partir de la catastrophe de la dernière guerre. C’était un très grand programme: défendre l’Europe, c’est défendre la raison, et il fallait donc redonner toute sa vigueur au rationalisme. (…) La question est la suivante: que ce programme puisse formellement consister, je n’en disconviens pas mais est-ce que ce programme résiste à l’érosion décrite avec tellement de talent par Alain Finkielkraut?

[En complément aux billets de janvier (billet citation). Benny Lévy semble partager le point de vue de Gérard Granel, avec un angle un peu différent, moins heideggerien. Je ne partage pas leur point de vue: je prends le texte de Husserl comme un testament, non comme un programme. En 1936, lorsque Husserl écrit la Krisis, le régime anti-sémite nazi est déjà au pouvoir et Husserl a été chassé de l’Université, la catastrophe a déjà commencé. Je prends le « programme » de Husserl comme un essai de faire passer quelque chose à travers la catastrophe, un message que nous avons à recevoir. Je n’oublie pas que j’avais promis à Christian de répondre aux questions qu’il posait en commentaire à l’un de ces billets mais je ne suis pas sûr de comprendre assez Husserl pour m’y risquer aujourd’hui, j’y travaille.]

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Alain Finkielkraut et Benny Lévy sur les guerres yougoslaves

in: Le Livre et les livres, p. 103 (cf. billets précédents):

Alain Finkielkraut – Tu t’es souvent souvent étonné, Benny, de mes partis pris, et j’imagine qu’il y en a un qui te surprend encore, si tu ne l’as pas oublié: mon engagement pour les causes slovène et croate dès le début de la guerre en ex-Yougoslavie.

Benny Lévy – Oui, je n’y ai jamais rien compris!

AF – Voilà, jamais rien compris – et je renonce à te le faire comprendre! Mais je voudrais simplement te dire une chose: il y a eu un colloque organisé en février 1992 à Paris (à l’initiative, d’ailleurs, de La Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy, et avec la participation de grands intellectuels: Semprun, Derrida, Handke; Mitterrand, lui-même, s’est montré) intitulé « l’Europe ou les tribus ». Les tribus, c’était là-bas, l’empoignade balkanique; l’Europe, c’était luxe, calme et volupté post-nationale. Et j’ai commencé mon intervention par cette phrase: « Je suis le membre d’une vieille tribu. » Confusément, je comprenais que cette véhémence anti-tribale allait bientôt se retourner contre les Juifs.

[La façon dont Benny Lévy répond est à lire mais je recopie ce morceau pour une raison précise: j’ai été frappé à la première lecture de ce que AF cite les causes slovènes et croate mais pas les Bosniaques ni les Kosovars. Cela reflète sans doute la réalité de son engagement dans son déroulement dans le temps, lié, je suppose, au caractére clairement national des deux premières causes, moins clair pour la Bosnie et le Kosovo. Mais je ne peux m’empêcher d’y reconnaître aussi l’effacement des noms musulmans.]

Reprise (Husserl)

L'année dernière, j'avais voulu commencer l'année avec une citation d'Edmond Jabès qui m'avait été offerte par la lecture de Y. Seddik et où je voulais lire une promesse. Depuis nous avons eu l'année 2005 et son référendum. Et, en ce début de 2006, c'est un morceau d'Edmund Husserl qui me saute aux yeux par ce qui me semble être sa pertinence aujourd'hui (et du coup je trouve le commentaire de G. Granel très daté). C'est encore une fois une citation de rencontre: j'ai occupé les premiers jours de l'année à la lecture de la bonne synthèse "Heidegger en France" de Dominique Janicaud, que j'ai lue comme un roman, et je suis allé voir dans l'EU pour compléter mon information sur Husserl (que je connais très mal).
Husserl écrivait la Krisis en 1936, peu avant de mourir, alors que le régime nazi l'avait chassé de l'Université et tandis que Heidegger, en réponse aux attaques du recteur Krieck, comme l'a montré Jean-Pierre Faye, élaborait sa Kehre, dans un mouvement double (et roublard) il intégrait dans sa propre pensée la dénonciation nietzschéenne de la métaphysique en dénonçant chez Nietzsche l'appartenance continuée à la métaphysique.
A considérer la réception de ce "Heidegger 2" dans les décennies qui ont suivi la guerre, à essayer de m'imaginer la situation de Husserl dans ces années du plein du nazisme, je lis dans ces quelques lignes un testament et quelque chose comme une bouteille à la mer. Un testament qui est une question et l'assignation, pour nous, humanité européenne, d'une tâche, un peu comme le testament du laboureur de La Fontaine. Et si ce testament me paraît aujourd'hui si pertinent, c'est qu'il me semble que cette année nous, en France du moins, sommes revenus par plusieurs biais sur cette question, que les grands débats politiques de cette année renvoyaient inconsciemment à la question de Husserl, et qu'elle était détaillée de la manière la plus indigente possible: "définir les frontières (géographiques) de l'Europe" (à propos de l'adhésion de la Turquie à l'Europe), "enseigner la positivité / négativité de la colonisation". Parmi les reprises de la question et les essais d'y répondre je compte les réactivations de la question heideggerienne où le néo-libéralisme est pensée selon la pensée de la technique et je crois y reconnaître quelque chose de la situation de 1936.

Lecture: Edmund Husserl: La Crise des sciences européennes, 1936

Porter la raison latente à la compréhension de ses propres possibilités et ouvrir ainsi au regard la possibilité d’une métaphysique en tant que possibilité véritable, c’est là l’unique chemin pour mettre en route l’immense travail de réalisation d’une métaphysique, autrement dit d’une philosophie universelle. C’est uniquement ainsi que se décidera la question de savoir si le Télos qui naquit pour l’humanité européenne avec la naissance de la philosophie grecque: vouloir être une humanité issue de la raison philosophique et ne pouvoir être qu’ainsi – dans le mouvement infini où la raison passe du latent au patent et la tendance infinie à l’auto-normation par cette vérité et authenticité humaine qui est sienne – n’aura été qu’un simple délire de fait historiquement repérable, l’héritage contingent d’une humanité contingente, perdue au milieu d’humanités et d’historicités tout autres; ou bien si, au contraire, ce qui a percé pour la première fois dans l’humanité grecque n’est pas plutôt cela même qui, comme entéléchie, est inclus par essence dans l’humanité comme telle.

(Die Krisis der europäischen Wissenschaften, § 6. Cité par Gérard Granel dans son article « Husserl » de l’Encyclopaedia Universalis.)

(Granel glose plus loin:

Il n’y a pas plus de sens à vouloir être husserlien aujourd’hui que leibnizien ou aristotélicien. C’est même avec la « disparition » de Husserl, quelque part vers le milieu des années cinquante, qu’il est devenu évident que toute métaphysique, et toute la métaphysique, avait basculé par-dessus l’horizon et qu’un nouveau ciel de la préoccupation étendait partout sa nuit claire et son chiffre inconnu.

!)