Strabon: la composition géographique

Quand il s’agit de figures d’une certaine taille, les sens ne nous font voir que des fragments : c’est l’intelligence qui compose l’ensemble à partir de ce que l’oeil a vu. C’est ainsi que procèdent les hommes d’étude: se fiant à ces sortes d’organes des sens que sont les individus divers qui, au hasard des voyages, ont vu divers pays, ils recomposent en un schéma unique l’aspect du monde habité dans sa totalité. (ii5.11, c 117)

Pontiggia:La Mostra di Iside

L’exposition d’Isis / Giuseppe Pontiggia[1]

Exposition d’Isis

Voir une part de notre monde intérieur transformée en objets signifie oublier cette puissance d’irréalité qui irradie la culture écrite et accroît le danger de sa fascination. La parole éclaire autant qu’elle cache, vivifie autant qu’elle supprime. Nous avons tellement lu sur les cultes d’Isis qu’ils ont fini par disparaître. Ils sont devenus du papier: livres, articles, pages, paragraphes, citations, bibliographies, cf.
Ici nous voyons que les hommes croyaient à Isis, que pour elle ils sculptaient des statues, frappaient des médailles et fabriquaient les sistres typiques de son culte.

(…)

Nous croyons que vivre est communiquer, qu’aimer est partager le même code, que le monde est un système de signes dont nous continuons à déchiffrer les signifiés, hormis le dernier. Je ne comprends pas pourquoi c’est rassurant, mais cela agit comme un sédatif. Que le monde soit l’interprétation de ce que les hommes interprètent comme monde, cela mystérieusement nous réconforte. [2]

La Mostra di Iside

Vedere trasformata in oggetti una parte del nostro mondo interiore significa dimenticare quel senso potente di irrealtà che la cultura scritta irradia e che contribuisce alla pericolosità del suo fascino. La parola illumina quanto occulta, vivifica quanto silenziosamente sopprime. Abbiamo letto tanto su i culti di Iside che alla fine sono scomparsi. Sono diventati carta: libri, articoli, pagine, paragrafi, citazioni, bibliografie, cfr.
Qui vediamo che gli uomini credevano a Iside e per lei scolpivano statue e coniavano medaglie e fabbricavano i sistri tipici del suo culto.

(…)

Crediamo che vivere sia communicare, che amare sia condividere un codice, che il mondi sia un sistema di segni di cui continuiamo a decifrare i significati, tranne l’ultimo. Non capisco perché sia rassicurante, ma agisce da sedativo. Ci conforta misteriosamente qhe il mondi sia l’interpretazione di ciò che gli uomini interpretano come mondo.[3]

notes:

1. Extr. de Prima Persona, in Conférence, n°24, pp. 351-2
2. trad. Christophe Carraud
3. Opere.- Milano : A. Mondadori, 2004 (I Meridiani)

John Donne: « let maps to other… »

John Donne (1572-1631):

I Wonder by my troth, what thou, and I
Did till we lov’d ? were we not wean’d till then ?
But suck’d on countrey pleasures, childishly ?
Or snorted we in the seaven sleepers den ?
T’was so ; But this, all pleasures fancies bee
If ever any beauty I did see,
Wich I desir’d, and got, t’was but a dreame of thee.And now good morrow to our waking soules,
Wich watch not one another out of feare ;
For love, all love of other sights controules,
And makes one little roome, an every where
Let sea-discoverers to new worlds have gone,
Let Maps to other, worlds on worlds have showne,
Let us possesse one world, each hath one, and is one.

My face in thine eye, thine in mine appears,
And true plain hearts doe in the faces rest,
Where can we finde two better hemisphaeres
Without sharp North, without declining West ?
What ever dyes, was not mixt equally ;
If our two loves be one, or, thou and I
Love so alike, that none doe slacken, none can die.

une traduction après le saut Lire la suite

Création continuée: Yehuda Halevy et R. Haïm de Volozine

R. Yehuda Halévy, Kuzary, III, ii:

Car on ne peut comparer la création à une oeuvre artisanale. L’artisan fabrique la meule, par exemple, il peut la quitter, l’abandonner – elle persistera à fonctionner selon le plan prévu. Le Créateur, par contre, crée tous les organes, Il y dispose des forces, mais Il continue à les activer sans interruption. Si, par la pensée, nous imaginons qu’Il pourrait, ne fût-ce que durant un bref instant, leur retirer sa surveillance et son intervention, le monde entier serait aussitôt anéanti.

cité dans:

Rabbi Haïm de Volozine, l’Âme de la vie, p. 92:

Lorsqu’un homme entreprend la construction d’un bâtiment en bois par exemple, il ne crée pas et ne produit pas le bois par son propre pouvoir. Il se sert d’un bois existant et l’agence dans le plan de sa construction. Lorsqu’il retire sa force du bois encastré dans le bâtiment selon le plan établi, la construction subsiste cependant. Il n’en est pas de même en ce qui concerne Dieu, que son Nom soit béni. De même qu’au moment de la création de l’ensemble des mondes, Il les a créés et les a portés à l’existence par son pouvoir infini, ex nihilo, ainsi depuis, chaque jour et à tout instant vraiment, toute l’énergie de leur être, de leur ordre et de leur subsistance dépend du fait qu’Il veut bien répandre sur eux en permanence un pouvoir et un flux de lumière nouveaux. S’Il retirait d’eux ce pouvoir et ce flux, ne fût-ce que pour un bref instant, les mondes retourneraient au néant et au chaos. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la formule de la prière instituée par les hommes de la Grande Assemblée: « Dans sa bonté Il renouvelle chaque jour, continuellement, l’oeuvre du Commencement. »

Sauver le monde 2 (commentaire sur Reprises)

Commentaire sur Le langage vs la langue:

Les sciences du langage ne sont pas pour moi, je le crains, un sol bien ferme. Je ne suis pas sûr de bien comprendre la distinction entre la langue et le langage au-delà du trivial, à savoir que le langage serait la faculté où la langue serait une actualisation de cette faculté. Mais il ne semble pas que ce soit dans ce sens que tu utilises le mot « langage ». Le langage ici n’est-il pas chez toi, ici, ce que les Grecs disaient « logos »?
La bicyclette est un effet de langage comme tel grand texte littéraire, je veux bien, mais elle n’est pas un dispositif signifiant, me semble-t-il, sauf par une opération supplémentaire que je dirais volontiers littéraire ou poétique. En d’autres termes, si la bicyclette a sans doute plus fait pour changer le monde que la Recherche (pour rester synchronique), elle ne saurait comme la Recherche le fait pour ses lecteurs aider à le sauver (voir les titres de nos billets).

Finalement, dans ta critique des professionnels et virtuoses de la langue, n’y a-t-il pas la critique de la confusion (d’origine marxiste) entre sauver et changer, l’idée qu’on ne peut sauver le monde qu’en le changeant?

Je ne voudrais pas que notre échange éclipse ce sur quoi nous sommes d’accord, à savoir la critique de la calomnie du monde (et du monde des objets techniques) et de la prétention hégémonique des gens de lettres et autres professionnels de la parole. Tu remarqueras d’ailleurs que la façon dont Thomas pense la prophétie (mais cela peut être appliqué à la littérature) interdit toute appropriation, toute légitimation de statut.

Sauver le monde (commentaire sur Reprises)

En commentaire du commentaire de CJ, « Changer le monde » sur Divine Folie:

« Critique », je proteste. Je faisais état d’une perplexité… je suis d’accord avec l’essentiel de ce que tu dis et ma perplexité tient à des questions sur le périmètre exact de cet accord. « L’écriture littéraire est dans le monde, comme toutes les autres activités sociales ». Certes mais chaque pratique sociale n’a-t-elle pas une façon d’être au monde qui est la sienne, et dans ce cas la façon d’être de la littérature n’est-elle pas d’y être comme « en face » (ce qui est et n’est pas y être comme un juge ou un arbitre)? Ou bien, dit autrement, la littérature n’a-t-elle pas à faire au monde comme un tout? Les points d’interrogation ici ne sont pas rhétoriques.
A ce point de ma perplexité, la question est sur le concept de « monde ». Sous d’autres cieux ou en d’autres temps on parlerait de « créature » ou de « création », ce qui reposerait la question sous un autre angle peut-être fécond (alors la suggestion de Pieper/Platon serait qu’il n’y aurait de littérature qu’infuse de révélation, c’est à dire d’une descente depuis ce qui excède le monde et le fonde… mais je sens tout de suite ce qui t’agace ou te révulse dans ce genre d’assertions…).
Tes 2 citations de Jean posent bien le problème (et une aporie sur quoi je me cogne depuis longtemps). Je suis tenté de résoudre l’aporie en supposant une amphibologie, à savoir que le mot « monde » n’est pas pris au même sens dans un cas et dans l’autre, que dans le premier cas, il s’agit du tout de la création, que dans le second il s’agit du monde social (comme dans « mondain »). Ce sdoppiamento n’est pas tout à fait impertinent, il me semble, mais ne tient pas à la longue, ne serait-ce que parce que le « monde » au sens 1 (dans ta citation 1) est « à sauver », donc maudit ou qqchose comme ça.
– Cependant à bien relire, y a-t-il réellement aporie: il ne nous est pas dit qu’il nous faille aimer le monde mais que D. l’a aimé? Et si l’on veut s’approprier le propos de l’évangéliste, ne peut-on se dire qu’il nous faut aimer le monde depuis l’amour divin du monde, qu’il ne nous faut l’aimer qu’ainsi sauf à s’y engluer, comme tu le dis? (Et Il y aurait bien là un balancement du sens 2 au sens 1.)
Comme je me rends bien compte que je fais là de la mauvaise théologie, j’arrête après avoir noté que ce qui m’apparaît surtout, c’est qu’il est impossible de penser ces questions sans faire référence à la révélation (et c’est ce que j’essayais de pointer avec mes notes du printemps sur Benny Lévy – voir en particulier à la fin du billet lié ici: « ‘Monde commun fondé sur la culture’: c’est cela même que les Maîtres d’Israël ont en vue quand ils nous mettent en garde contre les modes d’existence dans les Nations. »)

Dante, Ulysse et l’au-delà

(Lecture du Cosmos de Dante / James Dauphiné)

Ce que Dante met aux antipodes de Jérusalem, c’est la montagne du purgatoire mais la montagne du purgatoire est en même temps le support du Paradis Terrestre. On se souviendra que les cartographes médiévaux, respectant la géographie fantaisiste de leur temps, mettaient le Paradis Terrestre à l’extrémité orientale du monde. Que la place du Purgatoire soit aussi celle du Paradis Terrestre n’est pas illogique: d’une part, en géographie verticale, si le Paradis Terrestre est de l’ici-bas ce qui se rapproche le plus de l’au-delà (si près de la création il est un lieu terrestre encore à demi incarné: la chute d’Adam & son expulsion avec Eve sont le dernier acte de la création et d’ailleurs, sans quitter tout à fait la surface du monde, il est fermé derrière Adam, comme retranché de la surface du monde – ou dit autrement, l’Eden bien que localisé géographiquement, selon la géographie terrestre, appartient encore aussi à la géographie métaphysique, verticale), le Purgatoire est ce qui de l’au-delà se modèle le plus sur la réalité terrestre, d’autre part l’Eden et le Purgatoire sont ensemble dans un rapport fonctionnel, le Purgatoire est à cause de l’Eden (alors que l’Enfer est à cause de Satan), le Purgatoire est dans l’au-delà le lieu où se purge la faute originelle dont l’Eden a été le décor et l’instrument.

Dans Le Cosmos de Dante, James Dauphiné s’étonne de la place du Paradis Terrestre chez Dante, aux antipodes de Jérusalem. C’est qu’il ne veut reconnaître dans la géographie dantesque rien d’autre qu’une compilation de la tradition. Je manque d’érudition pour déterminer ce qui chez Dante est original mais ce qui est clair, c’est que se manifeste chez lui une mutation de la géographie imaginaire: le monde terrestre n’est plus plat mais il est sphérique. Et dans cette mesure Dante, quoiqu’on en ait, annonce bien Colomb. Sur un monde sphérique l’extrême-occident et l’extrême-orient se rencontrent, et ils se rencontrent aux antipodes.

Dante n’a pas vu dans son œuvre une épopée. C’est pourtant, d’entre les genres classiques, de l’épique qu’elle s’approche au plus près. (Que D. en ait eu conscience, malgré ses doctrines littéraires, en témoigne la présence à ses côtés de l’auteur de l’Enéide). La DC est en quelque sorte l’amplification d’un épisode de l’Odyssée retransposé dans l’Enéide, la visite aux morts. L’épisode originel lui-même n’est pas repris dans la DC, il est même en quelque sorte dénié puisqu’ici Ulysse se voit interdire ce qui est permis à Dante, ie de pénétrer vivant au royaume des morts (Dante revient, plusieurs fois sur l’exceptionnalité de ce privilège qui lui est consenti). Au moment d’aborder à l’île-montagne du Purgatoire, son bateau coule et Ulysse meurt.

A-t-on assez remarqué que le voyage dantesque d’Ulysse se décroche du voyage homérique (Dauphiné fait du voyage dantesque un second départ d’Ithaque, ce qui permet sans soute de concilier plus facilement les deux fables mais montre surtout qu’il a lu trop distraitement son auteur) juste après l’épisode circéen? C’est-à-dire que le fatal voyage dantesque vient exactement à la place de la nechuia. On pense généralement que la connaissance que Dante avait d’Homère était à peu près nulle. Je ne peux cependant me résoudre à voir dans cette coïncidence un pur effet de hasard. Tout se passe comme si Dante avait voulu refuser à Ulysse l’accès aux morts, qu’il avait voulu le lui confisquer pour se l’attribuer à lui-même.

(report oct. 2006)

L’Ouest (Kerouac et Ulysse)

Ils disaient (Kerouac, Cassady) qu’au-delà de l’ouest, que l’ouest de l’ouest était le sud. La traversée du continent, d’océan à océan, aboutissait à San Francisco. Et cela n’était pas cependant la fin du voyage. J’ai un peu de mal à accepter ça, je me suis toujours imaginé l’arrivée en face du Pacifique comme un aboutissement. Avec ce que ça comporte de frustration, d’angoisse ou de déception, d’enthousiasme anxieux. Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Pour eux le voyage continuait vers le sud, vers le Mexique.
Il y a un temps d’arrêt, face à l’Océan. Et le Pacifique est comme un mur, ses nuées viennent s’arrêter sur les cimes des collines et coulent par les cols pour se dissoudre dans l’air sec de la vallée. Cet arrêt est une énigme: c’est ici que s’arrête l’Ouest et pourtant notre boussole continue d’indiquer l’ouest, en face, perpendiculaire à la côte, vers l’Asie, les Indes Orientales.
Il y a là quelque chose comme une difficulté géométrique: l’Ouest est une entité, avait un sens absolu lorsqu’on s’imaginait la Terre plate. Alors les quatre orients avaient même valeur. Lorsque la Terre est devenue ronde, alors Orient & Occident sont devenus, à la différence des pôles, des notions locales relatives, des directions.
Ce qui pour moi est à l’Ouest est en même temps à l’extrême Est, dans un rapport inverse. Sur un globe mon proche Orient est en même temps mon extrême Occident. &c.
Or, du temps que l’Ouest était une notion locale absolue, une direction sans retour, il s’est chargé d’une valeur imaginaire déterminée qui en fait le pays des morts, en particulier, le pays où s’abîme le soleil, lorsque l’Orient est le pays de toutes les naissances.
La découverte de la rotondité de la Terre n’a pas du jour au lendemain aboli ces valeurs imaginaires. A partir de cette origine dans l’idée d’une Terre plate dont la course solaire marquait les extrémités, les valeurs attribuées à l’Ouest ont sans cesse été réélaborées. Pour les Egyptiens le pays des morts arrivait presque au bord de la rive gauche du Nil, il commençait au-delà des collines qui la dominait et où l’on creusait les tombes royales et sa figure était l’immensité vide du désert. Pour les Grecs, les colonnes d’Hercule signaient la limite du monde habitable (autorisé aux hommes) – et à l’ouest de l’ouest alors était le Nord, l’Hibernie & Thulé. Pour les Mésopotamiens, on peut supposer que le rivage du Liban faisait comme nous fait le rivage du Pacifique et que les Phéniciens étaient ces gens qui ont commerce avec un extrême-occident sauvage.
Puis les colonnes d’Hercule ont cessé d’être une borne.
Sans doute la réélaboration a été la plus urgente et créatrice lorsqu’on s’est mis à voir la Terre comme une sphère. Le moment de cette réélaboration est bien concrétisé par le chant 26 de l’Enfer de Dante. On s’imaginait qu’à l’extrême ouest d’une Terre plate les navires tomberaient dans le vide, passant les bords du monde. Chez Dante déjà l’extrême ouest rejoint l’extrême est (le paradis terrestre) mais non pas sur un espace sphérique homogène. La nef d’Ulysse, au pied de la montagne de l’Eden, sombre comme elle l’aurait fait au bord du monde, comme s’il fallait préserver l’interdit, l’absolu danger d’une course sans limite vers l’Occident.
C’est contre cet interdit que Colomb a entrepris son voyage. Mais lui aussi chercha le Paradis Terrestre (l’Extrême Orient) sur les rivages de l’Amérique.

(report oct. 2006)

Les mots

Le monde est fait de mots. Le souci des mots, de l’arrangement des mots & de la rectitude des noms, pour que le monde soit vivable, habitable.
La réalité est à notre image, toute habillée de mots, voilée, décorée, civilisée, policée. Mais la nue, la réelle, cette chose qui est, celle qui peut donner aux mots à quoi adhérer & de quoi prendre des formes, celle-là est hors mots. Al-Haqq.
Nous sommes à l’image de la réalité. Nus, nous sommes à l’image d’al-Haqq, du dateur de formes & de formable.
Nous aussi, alors, nous le sommes.
L’erreur de Platon: mettre la matière aux antipodes du système des formes. Cette manie de la dichotomie. Et Aristote après lui. D’opposer logos à hylê. Or ce que nous avons appris, c’est que la matière est composée de formes.
La science en même temps qu’elle libère les cieux de la présence de Dieu (& la libère, c’est-à-dire l’idée que nous avions de cette localisation), peuplant des espaces de plus en plus vastes, les comblant de langage, libère la matière de sa matérialité, met des mots de plus en plus profond, dans le de plus en plus petit.
Le curieux, c’est que les Grecs, lorsqu’ils ont eu à le faire, ont appelé cela, ce que les Chinois appelèrent dao, « la voie » mais aussi « le discours », ils ont appelé cela « logos« , la parole. Nous, nous appelons ça la « raison » ( ce pour quoi les Chinois ont un autre mot, li), c’est-à-dire le rapport, la proportion, qui en grec se dit encore « logos« .
Je soupçonne là une opération un peu frauduleuse. Une sorte de « donation de Constantin » des philosophes.
L’animalité, ie ce que nous sommes « avant » les mots.

1492, recentrement du monde

Géographie imaginaire. A entendre comme géographie (dessin de la Terre) selon l’Imaginaire (le troisième mode de l’existence). Mais, bien sûr, vibre derrière cette autre entente, de la géographie d’une Terre imaginaire, affranchie de la contrainte d’avoir à rendre compte, à s’accorder avec l’expérience.

1492, fin d’Al-Andalus et redéploiement du monde.

La géographie imaginaire et le conte de la tribu partent du même récit, où coexistent indissolublement géographie imaginaire selon le premier sens et géographie imaginaire selon le second (fiction), qu’on appellera, uniquement pour la distinguer de la première, géographie fantastique, le récit de l’Eden. Ce récit, dont un examen attentif montrerait, il me semble, le caractère bricolé et presque contingent, projette ses orients sur toute image globale du monde au moins jusque là, 1492. Souterrainement.

La même année, 1492, l’Occident, en sa partie extrême, élimine ce qui restait d’Orient sur son territoire (en terme de territoire, à quoi il faut ajouter cette tentative d’élimination d’Orient en lui qu’est l’expulsion des Juifs d’Espagne, contemporaine ou à peu près d’autres semblables expulsion des Juifs à travers l’Europe – précisions qui seraient utiles: quant à la notion de territoire, en quoi Al-Andalus même aux temps de rayonnement du califat cordouan restait territoire occidental, j’entends restait « destinée » à l’Occident chrétien; aussi quant à « tentative » qui n’est pas le mot tout à fait satisfaisant puisqu’il y a bien eu élimination mais partielle seulement, ce qui est tenté, et manqué, c’est la « solution finale ») et invente un nouvel Occident, d’une nature si différente de la sienne que s’y confond d’abord l’extrême Orient. Christophe Colomb croit trouver au-delà de l’Océan, de ce qui pour des générations d’Anciens avait été le cercle d’eau qui ferme les limites de la Terre, le lieu de l’Eden.

Oui, quelques fois, l’Espace et le Temps semblent ouvrir pour nous un livre, ce qu’on a appelé le grand Livre du Monde, où faits et rencontres forment des mots et des phrases pour articuler un sens. Ainsi en est-il de cette année 1492 où depuis la même terre d’Espagne se conjuguent la chute du royaume de Grenade, la découverte de l’Amérique et l’expulsion des Juifs. Tout change, semble-t-il, cette année là. Peut-on dire « nouveau paradigme »?

La Renaissance, c’est-à-dire, pour l’essentiel, un nouvel arsenal technique d’appréhension du monde, d’imagination du monde (ici « imagination » comme un néologisme: action de fabriquer des images), et d’abord au coeur de cet arsenal la perspective dont il faudrait montrer comment elle « date » le rôle de la scène primitive édenique et dans cette mesure permet de revivifier l’appréhension géographique grecque, la Renaissance, donc, quitte son laboratoire italien pour investir tout le champ de l’Occident chrétien, les portes de l’école arabe se ferment après 3, 4 siècles d’intense activité, un sceau est mis sur la tradition arabe de l’Occident dont les emprunts ont été acclimatés jusqu’à l’effacement des traces de leurs origines (ainsi des averroistes italiens, école philosophique hétérodoxe et suspecte où se sutture la grande opération qui a importé Aristote dans la catholicité, non pas tel quel mais selon Ibn Rushd, comme le montre Jean-Pierre Faye autour des concepts de « sujet » et de « métaphysique », importé non pas tel quel, où les Arabes n’auraient servi que de relais, mais au terme d’une opération philosophique essentielle – tandis que l’opération d’Averroès trouve son aboutissement chrétien dans la somme thomiste, c’est-à-dire dans l’adoption (en réalité assez stupéfiante si l’on veut bien le considérer avec un peu de recul, et bien significative quant au déséquilibre structurel, au manque essentiel qui gît au coeur de la pensée chrétienne) de l’aristotélisme repensé par Averroès puis retravaillé par l’Aquinate comme orthodoxie officielle de l’Eglise catholique, le nom même d’Averroès est recueilli par ces penseurs hétérodoxes, suspects d’athéisme et marqués par les formes scolastiques de la pensée, formes déjà obsolètes, ce nom d’averroistes où se reconnait un dernier reflet d’Etienne Tempier, de la première réaction, de rejet, qui fut celle de l’Eglise à la vague aristotélicienne) et l’Occident s’invente un tiers autre que l’Orient musulman, un nouveau monde et dans le même mouvement réappréhende un Orient d’au-delà de l’Islam, Inde et Chine.

(report oct. 2006)