Notes parisiennes (printemps 1978): nocturne

Nocturne à la biblothèque, mais il fait encore grand jour, nous sommes en mai. Des trois baies de plein cintre vitrées dont les longs carreaux rectangles de verre grossier et irrégulier, parfaitement transparent mais dont la surface n’est pas rigoureusement plane, qui contient des bulles et au travers desquels le monde apparaît tremblé, comme imparfait, sont tenus par une armature de fer forgé, qui décore leurs angles de quatre inflorescences spirales et le milieu des plus petits côtés d’une sorte d’épine, les plus long côtés, verticaux, restant, plus solides, sans décoration, celle du centre est ouverte sur le ciel, à l’exclusion de tout autre objet, chaque carreau ouvert sur une portion de ciel, c’est-à-dire sur une répartition de clair et d’obscur, d’azur et de nuage, les deux autres ouvertes sur l’architecture néo-classique de la cour, oblique à cause de la perspective, tout à fait symétrique en ce qui concerne le premier plan, néo-classique, c’est-à-dire sans beaucoup de goût ni d’harmonie mais derrière les carreaux de la baie vitrée, dans l’arc de celle-ci, cela n’a pas beaucoup d’importance: cela n’est vu qu’en oblique, cela ressemble et joue comme les architectures à l’arrière-plan des peintures. Le matin le soleil donne sur l’architecture de gauche, le soir sur celle, à elle rigoureusement symétrique, de droite, les deux côtés absolument identiques lorsque le ciel se couvre. Il me suffirait d’un mouvement, mais qui serait saugrenu, pour me placer sur l’axe, d’une certaine manière au point focal de cette salle, dont je ne suis décalé que de quelques centimètres, c’est-à-dire en face de la paroi de l’entrée, tout à fait dans l’axe. Je regarde les belles lectrices remonter vers moi l’allée centrale, les bras trop chargés des livres qu’elles viennent rendre, mais je ne les vois, à cette heure, qu’à contre-jour, je ne vois guère que leurs silhouettes embarassées. Comme la salle est carrée, il y a encore trois arcades de chaque côté, dans l’arc desquelles sont peintes de fausses baies avec des couleurs très claires comme dans les peintures de Poussin: le sommet de grands arbres et des morceaux de ciel bleu avec des nuages blancs et gris, comme est la plupart du temps le ciel à Paris, c’est-à-dire à travers les trois baies vitrées, comme si cette salle pleine de livres qui montent sur les murs presque jusqu’aux baies, avait été dressées par le vouloir d’un empereur sur seize très hauts piquets au milieu d’un parc, mais tant qu’il fait jour les baies peintes restent par comparaison obscures, et trois arcades à l’opposé de l’entrée, elles ouvertes jusqu’en bas sur une salle semi-circulaire dite Hémicycle. Pendant que j’écris passent des nuées d’orage, très sombres, et j’appréhende la pluie. Il y a parfois une simultanéité dans les bruits que cause chacun des lecteurs: page tournée, chaise cognée, serviette refermée, un bruissement qui fait douter s’il ne tombe pas de la pluie sur la verrière. Je tends alors l’oreille et me concentre pour trier là-dedans et reconnaître.

Au moment précis où je sors de la bibliothèque un coup de tonnerre éclate et il se met à pleuvoir à grosses gouttes. Bientôt il pleut des trombes, comme à Nice, et même de la grêle. J’ai un imperméable mais je suis tout de même obligé de raser les murs et de profiter du moindre abri. Et aux moments où il pleut le plus fort de rester sous un porche ou sous une colonnade pour attendre que ça se calme.

Parole et écriture / Jean-Jacques Rousseau (1761)

(Fragment « Prononciation », 1761; in Pléiade, OC (1964), t. 2, p. 1248 sq.)

Les langues sont faites pour être parlées, l’écriture ne sert que de supplément à la parole; […] Le plus grand usage d’une langue étant donc dans la parole, le plus grand soin des Grammairiens devrait être d’en bien déterminer les modifications; mais au contraire ils ne s’occupent presque uniquement que de l’écriture. Plus l’art d’écrire se perfectionne, plus celui de parler est négligé. On disserte sans cesse sur l’orthographe, et à peine a-t-on quelques règles sur la prononciation.

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Dans le cabinet d’un homme de lettres (fragment de journal)

Dans le cabinet d’un homme de lettres: pratiques lettrées dans l’Égypte byzantine, d’après le dossier de Dioscore d’Aphrodite / Jean-Luc Fournet (in: Jacob, Christian (dir.). Des Alexandries II. Paris: Bibliothèque nationale de France, 2003.)

Lundi 28 avril

J’ai fini l’article jeudi ou vendredi. J’en retiens le positionnement de la littérature classique: pratique de la littérature (sur un corpus extrêmement restreint – à se demander si le fonds trouvé est vraiment représentatif de ce qu’était la bibliothèque du lettré en général et de Dioscore en particulier) en liaison étroite avec la pratique pédagogique d’un côté et la pratique « documentaire » (notariale et juridique) de l’autre.

p. 85: Voilà qui dénote une société imbue de culture, dans laquelle l’action administrative, politique ou même privée ne se conçoit pas sans les belles-lettres et particulièrement la poésie, mode d’expression idéalisé. Cela traduit, en même temps, selon une tendance qui n’est pas propre à l’époque byzantine mais se renforce alors, une conception fonctionnaliste de la culture littéraire, qui est récupérée, instrumentalisée à tous les niveaux (le maître d’école, le lecteur dans sa bibliothèque, le poète-rhéteur ou le notaire-fonctionnaire) et qui, aux antipodes du ludisme ou de la gratuité artistiques, est au service de l’action publique ou privée.

Voir la fin de l’article qui fait bien la synthèse des enjeux théoriques. Parle en particulier de « littérarisation » du document (« document » est à prendre au sens de document administratif, etc., opposé à « texte »(littéraire)): inclusion d’éléments de culture littéraire, par le lexique, voire emploi de formes homériques archaïques, dans le document, pétition en particulier, et de « documentarisation » de la littérature: par exemple envoi de poèmes joints à des pétitions.

p. 68: On voit qu’une bibliothèque antique n’est pas forcément un lieu de délicates jouissances littéraires ou intellectuelles, mais le conservatoire d’ouvrages de référence destinés à servir.

(voir aussi)

éthopées

Une chose qui me fait songer en passant: Fournet voit dans la composition, sous forme de courts poèmes, d’éthopées autour d’Achille, l’attestation que Dioscore a exercé une activité de grammatikos et de la proximité entre la fonction pédagogique et la fonction littéraire. L’éthopée est un exercice rhétorique, scolaire, un progymnasmaton où l’on imagine les paroles d’un personnage dans une situation particulière de manière à exprimer le caractère propre dudit personnage (« Quelles paroles prononcerait Achille mourant par la faute de Polyxène? »). Il y a chez Proust (retrouver où) le reflet de tels exercices dans l’enseignement secondaire à la fin du 19e s. (et on en trouverait sans doute des attestations beaucoup plus récentes). L’éthopée empruntera alors ses personnages plus volontiers au théâtre français classique (« Imaginez les paroles de Phèdre…? » – retrouver l’exemple proustien). Ce qui me frappe, c’est d’une part l’ancienneté de l’exercice (mais attention, la pratique ne s’est pas continuée sans interruption depuis l’Antiquité grecque, sa reprise est sans doute un des éléments de ce phénomène extraordinaire qu’a été la Renaissance, phénomène dont Henri-Jean Martin disait jadis à son séminaire qu’il résistait à la compréhension, compréhension dont les conditions semblent s’éloigner de nous chaque jour un peu plus), je ne sais pas trop s’il faut voir dans la comparaison Achille vs. Ulysse de l’Hippias mineur (à vérifier) soit l’un des plus anciens dialogues de Platon, l’attestation de tels progymnasmata ou la préhistoire de ceux-ci (faudrait revoir dans Marrou), l’ancienneté de l’exercice, donc, et d’autre part combien aujourd’hui il est radicalement étranger à notre conception de l’éducation, combien rapidement il est devenu exotique.

Ponchettes

Et je pense aux filets des Ponchettes. Pendant toute mon enfance, le rivage des Ponchettes, au bout de la Promenade des Anglais, sous la colline du Château, était couvert de barques et de filets de pêche, étalés sur les embanquements pour être inspectés et ravaudés par les pêcheurs, retour de leur sortie matinale. Jusqu’au 19e siècle, Nice n’avait pas d’autre port que ce bout de plage, entre l’embouchure du Paillon et les « petites pointes » que faisait l’avancée du rocher sur la mer. Ainsi pendant plus de 2 millénaires, depuis que des Grecs Massaliotes s’établirent ici, au 6e siècle avant l’ère commune, des barques étaient hélées sur ce rivage et des filets étalés sur ses embanquements et cela cessa avec mon enfance, dans les années 60. (Ecrit de ma chambre d’hôtel, qui ne donne pas vers le Vieux Port, pour une fois, mais sur la rue Sainte, et la Bonne Mère veille, de derrière un coin d’immeuble, sur mon lit, illuminée comme une chasse.)

L’Etrange défaite / Marc Bloch

(in: L'Histoire, la Guerre, la Résistance.– Quarto, Gallimard, 2006. p. 549)Un trait, entre tous décisif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l'ont précédée: depuis le début du XXe siècle, la notion de distance a radicalement changé de valeur. La métamorphose s'est produite, à peu près, dans l'espace d'une génération et, si rapide qu'elle ait été, elle s'est trop bien inscrite, progressivement, dans nos moeurs, pour que l'habitude n'ait pas réussi à en masquer, quelque peu, le caractère révolutionnaire. (…) Les Allemands ont fait une guerre d'aujourd'hui, sous le signe de la vitesse. Nous n'avons pas seulement tenté de faire, pour notre part, une guerre de la veille ou de l'avant-veille. Au moment même où nous voyions les Allemands mener la leur, nous n'avons pas su ou pas voulu en comprendre le rythme, accordé aux vibrations accélérés d'une ère nouvelle.

Marc Bloch cite en note Les Routes et le Trafic commercial dans l'Empire romain / Charlesworth: "Les hommes doivent aujourd'hui prendre leurs résolutions avec une promptitude qui eût stupéfié nos aïeux."

plus loin (p. 631):

La curiosité manquait à ceux-là mêmes qui auraient été en position de la satisfaire. Comparez ces deux journaux quasi homonymes: The Times et Le Temps. Les intérêts, dont ils suivent, l'un et l'autre, les ordres, sont de nature semblable; leurs publics, des deux côtés, aussi éloignés des masses populaires; leur impartialité, également suspecte. Qui lit le premier, cependant, en saura toujours, sur le monde, tel qu'il est, infiniment plus que les abonnés du second. (…) La misère de nos bibliothèques municipales a été maintes fois dénoncée. (…) On m'a raconté que, dans une commission internationale, notre délégué se fit moquer, un jour, par celui de la Pologne: de presque toutes les nations, nous étions les seuls à ne pas pouvoir produire une statistique sérieuse des salaires. Nos chefs d'entreprises ont toujours mis leur foi dans le secret, favorable aux menus intérêts privés, plutôt que dans la claire connaissance, qui aide l'action collective. Au siècle de la chimie, ils ont conservé une mentalité d'alchimistes. (…) Le pis est que cette paresse de savoir entraîne, presque nécessairement, à une funeste complaisance envers soi-même. J'entends, chaque jour, prêcher par la radio, le "retour à la terre". (…) Ces bucoliques avis, pourtant, ne sont pas exclusivement choses d'aujourd'hui. Toute une littérature de renoncement, bien avant la guerre, nous les avait rendus déjà familiers. Elle stigmatisait l'"américanisme". Elle dénonçait les dangers de la machine et du progrès. Elle vantait, par contraste, la paisible douceur de nos campagnes, la gentillesse de notre civilisation de petites villes, l'amabilité en même temps que la force secrète d'une société qu'elle invitait à demeurer de plus en plus résolument fidèle aux genres de vie du passé. (…) Or, ayons le courage de nous l'avouer, ce qui vient d'être vaincu en nous, c'est précisément notre chère petite ville. Ses journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes, les pertes de temps que multiplie à chaque pas un mol laisser-aller, l'oisiveté de ses cafés de garnison, ses politicailleries à courtes vues, son artisanat de gagne-petit, ses bibliothèques aux rayons veufs de livres, son goût du déjà vu et sa méfiance envers toute surprise capable de troubler ses douillettes habitudes… (…) Nous serons perdus, si nous nous replions sur nous-mêmes; sauvés, seulement, à condition de travailler durement de nos cerveaux, pour mieux savoir et imaginer plus vite.

Du lisible au visible / Ivan ILLICH.- Paris : Cerf, 1991.

INTRODUCTION
Le livre n'est plus aujourd'hui la métaphore clef de l'époque : l'écran a pris sa place. Le texte alphabétique n'est plus que l'une des nombreuses manière d'encoder quelque chose que l'on appelle désormais le "message". Rétrospectivement, la combinaison de ces éléments qui, de Gutenberg au transistor, avaient nourri la culture du livre apparaît comme une singularité de cette période unique et spécifique d'une société : la société occidentale. Cela en dépit de la révolution du livre de poche, du retour solennel à la lecture publique des poètes, et de la floraison parfois magnifique de publications alternatives réalisées chez soi. (9)

Avec Georges Steiner, je rêve qu'en-dehors du système éducatif qui assume aujourd'hui des fonctions totalement différentes il puisse exister quelque chose comme des maisons de lecture, proches de la yeshiva juive, de la medersa islamique ou du monastère, où ceux qui découvrent en eux-mêmes la passion d'une vie centrée sur la lecture pourraient trouver le conseil nécessaire, le silence et la complicité d'un compagnonage discipliné, nécessaires à une longue initiation dans l'une ou l'autre des nombreuses "spiritualités" ou styles de célébration du livre. (9)

je décris et j'interprète une avancée technologique qui se produisit autour de 1150, trois cents ans avant l'usage des caractères mobiles. Cette avancée consista dans la combinaison de plus d'une douzaine d'inventions et d'aménagements techniques par lesquels la page se transforma de partition en texte. Ce n'est pas l'imprimerie, comme on le prétend souvent, mais bien ce bouquet d'inventions, douze générations plus tôt, qui constitue le fondement nécessaire de toutes les étapes par lesquelles la culture du livre a évolué depuis lors. Cette collection de techniques et d'usages a permis d'imaginer le "texte" comme quelque chose d'extrinsèque à la réalité physique de la page. (9)

C7 : DU LIVRE AU TEXTE.
Pendant une vingtaine de générations, nous avons été formés sous son égide. Et je suis moi-même irrémédiablement enraciné dans le sol du livre livresque. L'expérience monastique m'a donné un certain sens de la lectio divina. Mais la réflexion de toute une vie de lectures m'incline à penser que mes efforts pour permettre à l'un des vieux maîtres chrétiens de me prendre par la main pour un pélerinage à travers la page m'ont, au mieux, engagé dans une lectio spiritualis aussi textuelle que la lectio scholastica pratiquée non au prie-Dieu mais devant un bureau. Le texte livresque est mon foyer, et lorsque je dis nous, c'est à la communauté des lecteurs livresques que je pense.

Ce foyer est aujourd'hui aussi démodé que la maison où je suis né, alors que quelques lampes à incandescence commençaient à remplacer les bougies. Un bulldozer se cache dans tout ordinateur, qui promet d'ouvrir des voies nouvelles aux données, substitutions, transformations, ainsi qu'à leur impression instantanée. Un nouveau genre de texte forme la mentalité de mes étudiants, un imprimé sans point d'ancrage, qui ne peut prétendre être ni une métaphore ni un original de la main de l'auteur. Comme les signaux d'un vaisseau fantôme, les chaînes numériques forment sur l'écran des caractères arbitraires, fantômes, qui apparaissent puis s'évanouissent. De moins en moins de gens viennent au livre comme au port du sens. Bien sûr, il en conduit encore certains à l'émerveillement et à la joie, ou bien au trouble et à la tristesse, mais pour d'autres, plus nombreux je le crains, sa légitimité n'est guère plus que celle d'une métaphore pointant vers l'information.

Nos prédécesseurs, qui vivaient solidement insérés dans l'époque du texte livresque, n'avaient nul besoin d'en explorer les débuts historiques. Leur aplomb se fondait sur le postulat structuraliste selon lequel tout ce qui est est d'une certaine façon un texte. Ce n'est plus vrai pour ceux qui sont conscients d'avoir un pied de part et d'autre d'une nouvelle ligne de partage. Ils ne peuvent s'empêcher de se retourner vers les vestiges de l'âge livresque afin d'explorer l'archéologie de la bibliothèque de certitudes dans laquelle ils ont été élevés. La lecture livresque a une origine historique, et il faut admettre aujourd'hui que sa survie est un devoir moral, fondé intellectuellement sur l'appréhension de la fragilité historique du texte livresque. (141)

Lecture silencieuse / Borges

Relecture de l’article de Borgès, « du culte des livres ». Il y a là tout le génie de Borgès (du moins le Borgès de l’érudition) et ce qui peut apparaître comme ses limites. D’une part la maîtrise d’un corpus culturel remarquablement large et complet (réellement cosmopolite, équilibré, compte-tenu de son appartenance à la culture occidentale) qui lui permettent de pointer avec une justesse rare, et d’autre part le ton du dilettante dépassionné, presque blasé, quelque-chose du non-dupe, qui fait que les problèmes, les énigmes, les pistes de recherche sont comme recouverts, gommés. Il y a peut-être dans des textes comme celui-ci le reflet de l’habitude du conférencier, quelque peu vulgarisateur, qui sait instruire sans pédantisme (ou, si l’on veut coller à la valeur étymologique, un pédantisme si léger et de si bon ton qu’il passe inaperçu: instruire en divertissant) et garder l’intérêt d’un auditoire par l’exposition de faits piquants ou paradoxaux. Voir ce qu’il dit quelque part de l’activité de conférencier qu’il entame à 47 ans. C’est en 1946, et Borgès le narre dans l' »Essai de biographie » du Livre des préfaces. Le texte « du Culte des livres » est de 1951, soit 5 ans après le début de cette activité.
J’ai déjà noté quelque part combien le ton des articles de Borgès occulte la justesse de son pointage en le faisant passer facilement pour de l’évidence (du moins pour l’informé), au point que ce n’est qu’avec le temps et la relecture qu’elle devient impressionnante.
Peut-être faut-il reconnaître là quelque variété d’ésotérisme (et l’on suivrait là une suggestion du texte lui-même: la parole d’Evangile qui y est citée).

Mais j’en viens au fond: ce que je cherchais dans l’article de Borgès, c’était une formulation « classique » (c’est-à-dire, aussi, d’une certaine tenue littéraire et lapidaire) de la thèse de Balogh. Je dois dire que je l’ai trouvée, sous une forme qui semble d’évidence mais où je peux reconnaître, maintenant que je relis l’article informé de ses attendus, beaucoup d’éléments de la problématisation de cette thèse.

« Du Culte des livres » in Enquêtes (Otras inquisiciones, 1951) / Jorge-Luis Borgès (Pléïade, OC. t1)

Je viens de recopier le premier passage. Comme ma position, couché, est assez inconfortable, que j’ai du mal encore avec l’usage de mes lunettes de presbyte (la demie lune est trop basse pour le haut de l’écran), que la photocopie sur quoi je prends mes citations est éloignée, je me rends compte combien le texte de Borgès est facile à mémoriser, combien son style est simple, naturel, comme les éléments des phrases s’enchaînent aisément, combien ils sont attendus; et en même temps combien ce style est mauvais (dans la traduction au moins), imprécis, relâché: le « selon moi » adjoint à une proposition indécise (et évidente) est parfaitement inutile et brouille le sens, m’a obligé de relire 2 fois d’abord (on lit spontanément: « condamnerait selon moi »). Et ensuite l’identification d’une opinion à une plaisanterie (il s’agit en réalité d’une phrase ou d’une proposition, qui à la fois est l’expression d’une opinion et la mise en oeuvre d’une plaisanterie) donne une impression fâcheuse d’à-peu-près.
La phrase importante, dans un premier temps, est la dernière (!). 1ère thèse de l’article de Borgès (quant à la lecture silencieuse).

Pour les Anciens, le langage écrit n’était qu’un succédané du langage oral (une simple technique, non une magie).
Donc ils ne vénéraient pas le livre.
La lecture silencieuse est une technique inventée à la fin du IVe siècle.
C’est elle qui, en transférant le sens aux signes écrits, a donné naissance au culte des livres.

Mais l’exemple alexandrin vient, selon moi, contredire l’affirmation qu’elle introduit. Je veux considérer la bibliothèque d’Alexandrie comme le rejeton des bibliothèques orientales, comme celle de Ninive, les similitudes sont trop pertinentes (voir citation faite la semaine dernière). Le mouvement du temps, entre Ninive et Alexandrie, étant plutôt celui d’une laïcisation, d’une technicisation de l’objet écrit (mouvement imparfait).

Ce cosmopolite de Borgès, ce bon connaisseur de l’Orient lointain (Inde, Chine) ou récent (Islam), ne comprend dans les Anciens que les Grecs et les Latins (les Indo-européens), voir la suite, le gauchissement.

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Lettre d’un roi assyrien du VIIe siècle (Asurbanipal)

(in: Au temps de Babylone [= Babylonians] / Harry W.F. Saggs.- Philippe Lebaud, 1998 [1995]; p. 197)

Commandement royal à Kudurranu. […] Sitôt que tu auras vu ma tablette, prends
[3 noms d’hommes] et les scribes connus de toi à Borsippa, et rassemble toutes les tablettes qui sont dans leurs maisons, et toutes les tablettes déposées dans le temple Ezida, [en particulier]:
tablettes [avec textes] pour les amulettes destinées au roi;
[tablettes] pour [rituels de purification dans] fleuves pour les jours du mois de Nisan,
amulettes pour [rituels de purification dans] fleuves pour le mois de Tashrit,
et pour [rituel appelé] « maison-de-l’eau -jaillissante »;
amulettes pour [rituels de purification dans] fleuves; […]
quatre amulettes de pierre pour le chevet du lit royal et pour son pied; […]
l’incantation « Puissent Ea et Marduk donner parfaite sagesse »;
toutes les séries disponibles sur bataille, avec autant de leurs tablettes additionnelles à colonne unique qu’il y a;
[l’incantation] « Que dans bataille une flèche ne vienne toucher aucun homme »;
[les séries] « Revenir au palais d’une tournée dans le désert »;
les rituels « Elever la main »;
[toute] inscription [sur les propriétés] de pierres et ce qui est bon pour la royauté; […]
et toutes tablettes rares qui sont connues de toi et qui ne sont pas en Assyrie.
Recherche-les soigneusement et envoie-les moi. […] Nul ne doit te refuser une tablette. Et s’il existe quelque tablette ou rituel que je n’ai pas mentionné à toi et que tu en aies connaissance et qu’elle soit bonne pour mon palais, recherche-la, confisque-la et envoie-la moi.

Au temps de Babylone [= Babylonians] / Harry W.F. Saggs.- 1995

Au temps de Babylone [= Babylonians] / Harry W.F. Saggs.- Philippe Lebaud, 1998 [1995]:

1. (cf. p. 109) Histoire de Shulgi, fils d’Urnammu, fondateur de la dynastie d’Ur III (trad. 2113-2006), qui régna 48 ans et organisa une intense activité littéraire au service de sa politique. La dynastie d’Ur III, sumérienne, succède, après la période intermédiaire de domination des Gutis, au premier empire humain recensé, celui de Sargon d’Akkad (2371-2316).
Dans les textes retrouvés, Shulgi est présenté comme un surhomme, ou du moins comme un homme parfait. Mais l’important, est que sa biographie mentionne sa formation à la « maison des tablettes » (edubba), i-e l’école des scribes, et son excellence à cette occasion. Ce qui montre, que dans ce contexte au moins, la pratique de l’écriture et la formation de scribe n’est pas réservé à un caste étroite séparée de l’exercice direct du pouvoir.
Entre autres qualités remarquables, il fut le premier souverain connu à publier une collection de lois, explicitement destinée à protéger le faible contre le fort, et où, à la différence de la collection d’Hammurabi et de ce qu’on trouve dans la Bible, ce n’est pas la loi du talion qu’on voit fonctionner mais un principe de compensation pécuniaire.
Je me demande dans quelle mesure la mention de la formation de scribe ne constitue pas un trait particulariste sumérien. Pour ce que j’en ai compris, la dynastie d’Ur III constitue la dernière affirmation politique sumérienne (toujours la question du degré de fusion entre les Sumériens et les Sémites).

2. p. 196 sq. sur la fameuse « bibliothèque de Ninive ». La récolte de tablettes est liée à une conception magique. Le mode de constitution des grandes bibliothèques hellénistiques devient intermédiaire entre ce qu’est pour nous la constitution d’une bib. et cette récolte assyrienne qui semble bien destinée plus à capitaliser des puissances qu’à constituer un fonds consultable.(> citation)

« Del culto de los libros » in Otras inquisiciones / Jorge luis Borges

« Del culto de los libros » in Otras inquisiciones / Jorge luis Borges.- Madrid: Alianza Editorial, 1997. (Biblioteca Borges)

p.167. El fuego, en una de las comedias de Bernard Shaw, amenaza la biblioteca de Alejandría; alguien exclama que arderá la memoria de la humanidad, y César le dice: Déjala arder. Es una memoria de infamias. El César histórico, en mi opinión, aprobaría o condenaría el dictamen que el autor le atribuye, pero no lo juzgaría, coma nosotros, una broma sacrílega. La razón es clara: para los antiguos la palabra escrita no era otra cosa que un sucedáneo de la palabra oral.

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