L’Agora: Hommage de Illich à Ellul

Hommage à Jacques Ellul par Ivan Illich. L’Agora, 1994

Votre oeuvre, de vos premiers essais sur l’histoire des institutions et de la propagande jusqu’aux ouvrages d’exégèse si poétiques qui la couronnent, m’a convaincu de ceci: le caractère unique de l’âge dans lequel nous vivons ne peut être saisi rationnellement si l’on ne comprend pas qu’il est le résultat d’une corruptio optimi quae est pessima. C’est pourquoi le régime de la technique, sous lequel le paysan mexicain vit tout comme moi, soulève trois questions profondément troublantes: « Ce régime a donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout, mais vraiment en tout, inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes de Jésus et de Paul ».

Il n’est pas possible d’expliquer ce régime si l’on ne le comprend pas génétiquement comme une résultante du christianisme. Ses traits principaux doivent leur existence à la subversion que je viens d’évoquer. Parmi les caractères distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup sont incompréhensibles si l’on ne voit pas qu’ils sont dans le droit fil d’une invitation évangélique, à chaque homme, qui a été transformée en un but institutionnalisé, standardisé et géré. Et enfin, on ne peut analyser correctement ce « régime de la technique » au moyen des concepts courants qui suffisent à l’étude des sociétés anciennes. Un nouvel ensemble de concepts analytiques devient nécessaire pour discuter l’hexis (l’état) et la praxis de notre époque qui vit sous l’égide de la technique. De façon directe et éclairante, vous nous avez mis face à ce triple aspect de l’« extravagance historique tout à fait singulière ». Quel que soit le vocable dont on la recouvre – la culture, la société, le monde -, notre condition humaine actuelle est une excroissance du christianisme. Tous ses éléments constitutifs sont des perversions. Alors qu’ils doivent leur existence à la Révélation, ils en sont pour ainsi dire le complément inversé, le négatif des dons divins. Et, en raison de ce que vous qualifiez d’étrangeté historique, ils sont souvent réfractaires à la critique philosophique ou éthique. Cela se révèle clairement lorsque nous voulons soulever des questions éthiques.

La subversion de la parole par l’oeil conquérant a une longue histoire qui fait partie de l’histoire de la technique dans le monde du christianisme. Au Moyen Âge, cette subversion a pris la forme d’un remplacement du livre écrit pour l’écoute par le texte qui s’adresse au regard. Parallèlement à cette mutation technogène des priorités sensorielles s’effectuait la séparation entre la chapelle, lieu de la lecture spirituelle, et l’aula, lieu de la scolastique – une séparation qui marquait la fin d’un millénaire de lectio divina. L’éclipse de la culture des sens. Et, concomitante de cette séparation architectonique entre le lieu de prière et le lieu d’étude, apparut la première – à ma connaissance – institution d’études supérieures, l’Université, dans laquelle la culture de la pensée abstraite éclipse totalement la culture des sens.

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Cultures d’Islam: Ellul, Besançon & Christian Jambet

Dans les deux dernières émissions « Cultures d’Islam », Abdelwahab Meddeb reçoit Christian Jambet. Il faut écouter, tant qu’elle reste en ligne, la première, du 12 décembre, où Christian Jambet et Abdelwahab Meddeb reviennent sur l’ouvrage de Jacques Ellul préfacé par Alain Besançon dont j’avais fait une série de posts en août dernier. « Tautologie » dit bien l’essentiel de ce qu’il y a à dire. Il y a une chose cependant que Jambet ne pointe pas et qui m’avait frappée comme significative, c’est la prise en otage du judaïsme effectuée par Ellul dans son livre.

D’un point de vue moins ponctuel, Meddeb et Jambet voient dans ces interventions les témoins d’un mouvement qui se renforce dans la pensée française, mouvement qui vise à faire de l’Islam comme tel une idéologie nuisible, qui n’appelle qu’un rejet radical. Cette tendance à ceci d’effrayant qu’elle participe, comme tous les bellicismes, de la catégorie des prophéties auto-réalisatrices. Il faudrait faire la chronique de l’autoproclamée « guerre des civilisations » pour y reconnaître comment se construisent de façon de plus en plus irreconciliable deux camps ennemis et symétriques. Pour l’autre côté voir MEMRI TV.

Original sur Cerca blogue!

Jacques Ellul (suite)

Je vais voir sur la toile ce que le livre d’Ellul a produit comme effets. J’y trouve assez massivement des réactions positives (en particulier une recommandation de Max Gallo sur le site France-Cul). Ce que je trouve assez surprenant.
Un article d’Eric Conan sur le site de l’Express qui pose bien le contexte.

Jacques ELLUL: Islam et judéo-christianisme (citation)

p. 75:
« la Bible, à l’encontre du Coran, nous parle d’un Dieu d’Amour, en qui le Père et le Fils s’aiment d’un amour éternel, d’un Dieu qui a choisi d’exercer sa toute-puissance transcendante dans l’extrême abaissement et l’extrême proximité de l’amour; d’un dieu dont la révélation dans l’histoire s’opére non par des mots, non par un livre fait d’avance, mais par une rencontre personnelle, avec une personne ».
Ce qui est explicité un peu plus haut:
« il faut revenir sans cesse au fait que c’est Jésus-Christ qui nous empêche d’identifier l’attitude biblique et l’attitude islamique. »

Jacques ELLUL: Islam et judéo-christianisme (suite)

Les piliers du conformisme sont:
– « Nous sommes tous fils d’Abraham »,
– « Le monothéisme » et
– « Des religions du livre ».
L’argumentation de Jacques Ellul peut, sur les trois points, se résumer assez facilement comme un rappel fondamentaliste (ou dit plus abruptement par une assomption a-critique de la mythologie biblico-chrétienne: les musulmans ne sont pas enfants d’Abraham parce que c’est Isaac seul, et non Ismaël qui a reçu l’héritage abrahamique, mythologie à quoi répond, d’ailleurs, la mythologie musulmane dans sa forme la plus littéraliste):
Ibrahim n’est pas Abraham, Allah n’est pas le Dieu biblique, le Coran n’est pas la Bible. Le point intéressant (et qui pourrait pointer du côté d’une certaine géostratégie de la droite chrétienne américaine), c’est la façon dont Ellul s’approprie le judaïsme. Nulle part n’est évoqué le fait que la disqualification qu’il fait de l’islam au nom du christianisme pourrait être du christianisme au nom du judaïsme. C’est qu’Ellul répète l’opération d’assimilation-annihilation d’Israël par la premier christianisme. Ellul parle depuis un front anti-islamique où le judaïsme est inclus mais selon la compréhension chrétienne du judaïsme, selon la logique des 2 testaments.
J’avais lu il y a quelques années 3 tentations dans l’Eglise qui présentait déjà les thèses résumées dans son avant-propos (qui idéologise ou systématise les thèses d’Ellul): à savoir que l’islam est, à la différence du judéo-christianisme, un paganisme. Ici il formule: l’islam est la religion naturelle du Dieu révélé. Cette position théologique se traduit en termes géopolitiques par, en particulier, un opposition farouche à l’entrée de la Turquie dans l’Europe. « L’Union Européenne » a-t-on pu l’entendre récemment dire à la radio « recouvre l’Europe des cathédrales gothiques » (s’il y avait là une adéquation essentielle, se verrait exclue l’Europe orthodoxe et la Grèce jouirait d’un statut d’exception!).

Jacques ELLUL: Islam et judéo-christianisme.- PUF, 2004.

avec une préface d’Alain BESANÇON. L’objectif du texte inédit publié dans ce livre (Les 3 piliers du conformisme) est de dénoncer trois illusions de ceux qui veulent apparenter l’islam et le judéo-christianisme.
Hégélianisme: identification de la théodicée à l’histoire.
Coupure, fin de l’aristotélo-platonisme qui est encore celui de Kant.
Annexion du judaïsme, sans gêne (cf. citation).
Site de l’association Ellul: http://www.ellul.org/index.htm.