Jean-Baptiste Brenet: « Je fantasme », 1er chapitre: « L’acte perdu »:
(Au tout début de son livre, Jean-Baptiste Brenet nous offre un concept, pas un concept nouveau mais un concept oublié, pourtant terriblement utile, au moins tel que via Averroès il le précise: entre imagination et pensée, la cogitation.)
Que fait-il, Averroès ?
Que fait-il, le coude sur un livre et le menton dans la main ?
Il cogite.
Si un Latin parlait, c’est ainsi qu’il dirait : hic homo cogitat. On voudrait comprendre ce que cela signifie, et recèle. La modernité l’ignore, l’a oublié, peut-être l’a recouvert. Sauf en quelques formules, des idiotismes, de l’argot, un peu de poésie, elle n’a depuis longtemps plus qu’un mot, celui de pensée. Cogito ergo sum ? Je pense, donc je suis. Que suis-je ? Une res cogitans, une chose qui pense.
On le répète, mais c’est flou, et trompeur aussi. Car on pourrait fondre cette pensée dans la conception et l’y réduire. L’homme sent, puis imagine, et à titre d’homme enfin « pense » ou conçoit, c’est-à-dire produit et combine des notions générales, des concepts. Or cela, ce n’est pas « cogiter ».
Qu’on suive ici les nuances scolastiques…
(…)
La cogitation n’est pas l’effet terminal de l’intellect, mais un produit de l’imagination sous-jacente, un acte subjectif du pouvoir des imagines ou, pris comme synonymes, des phantasmata. Elle ne consiste pas à concevoir, ni à « penser », vaguement. L’équation médiévale à raviver est autrement précise, et en un sens, spectaculaire. Je cogite veut dire : je fantasme.
Qui l’a posé ? En premier, les maîtres de la philosophie arabe, héritiers de la dianoia grecque et théoriciens d’un psychisme nouveau où le cerveau (…) devenait via les images le substrat-agent de tout acte mental antérieur à l’intellectualité.
Les Arabes, qui parlent de fikr, puis les Latins, en ont affiné les fonctions, les possibilités, les vertus, comme si la vie réelle se jouait là, dans ce royaume intermédiaire inédit, ce tiers état composé de représentations flottantes, à mi-chemin, ni senties ni conçues, et que l’homme, avant que d’être raisonnable, était par ses fantasmes l’animal cogitant.
Cette cogitation, de fait, ils la repèrent partout.
Le philosophe pensif, qui médite, qui réfléchit ? Il cogite. Le rêvasseur, qui songe ? Il cogite. Le prophète, l’amoureux, le mélancolique, le fou ? Ils cogitent aussi. L’homme prudent, celui qui juge, le prince, l’imam, le prêtre ? Même chose.
Les médiévaux la retrouvent partout, mais quant à sa valeur, ils hésitent. Ainsi fait Avicenne. Citant le Coran, il soutient de ce cogiter qu’il n’est en soi « ni de l’Est, ni de l’Ouest », et que l’individu qui l’opère est un passeur entre deux rives : celle où la lumière de la rationalité pointe, s’épand, puis celle, opposée, où elle sombre et s’éteint. Cogito ergo… ? La conclusion est tremblante, fatalement. Si tout se joue là, dans une manière de fantasmer, la cogitation est équivoque, en balance, comme la puissance de la marche dans le pied de l’enfant…