« cogiter » (Jean-Baptiste Brenet)

Andrea di Bonaiuto: Averroè

Jean-Baptiste Brenet: « Je fantasme », 1er chapitre: « L’acte perdu »:

(Au tout début de son livre, Jean-Baptiste Brenet nous offre un concept, pas un concept nouveau mais un concept oublié, pourtant terriblement utile, au moins tel que via Averroès il le précise: entre imagination et pensée, la cogitation.)

Que fait-il, Averroès ?

Que fait-il, le coude sur un livre et le menton dans la main ?

Il cogite.

Si un Latin parlait, c’est ainsi qu’il dirait  : hic homo cogitat. On voudrait comprendre ce que cela signifie, et recèle. La modernité l’ignore, l’a oublié, peut-être l’a recouvert. Sauf en quelques formules, des idiotismes, de l’argot, un peu de poésie, elle n’a depuis longtemps plus qu’un mot, celui de pensée. Cogito ergo sum ? Je pense, donc je suis. Que suis-je ? Une res cogitans, une chose qui pense.

On le répète, mais c’est flou, et trompeur aussi. Car on pourrait fondre cette pensée dans la conception et l’y réduire. L’homme sent, puis imagine, et à titre d’homme enfin « pense  » ou conçoit, c’est-à-dire produit et combine des notions générales, des concepts. Or cela, ce n’est pas « cogiter ».

Qu’on suive ici les nuances scolastiques…

(…)

La cogitation n’est pas l’effet terminal de l’intellect, mais un produit de l’imagination sous-jacente, un acte subjectif du pouvoir des imagines ou, pris comme synonymes, des phantasmata. Elle ne consiste pas à concevoir, ni à « penser », vaguement. L’équation médiévale à raviver est autrement précise, et en un sens, spectaculaire. Je cogite veut dire : je fantasme.

Qui l’a posé ? En premier, les maîtres de la philosophie arabe, héritiers de la dianoia grecque et théoriciens d’un psychisme nouveau où le cerveau (…) devenait via les images le substrat-agent de tout acte mental antérieur à l’intellectualité.

Les Arabes, qui parlent de fikr, puis les Latins, en ont affiné les fonctions, les possibilités, les vertus, comme si la vie réelle se jouait là, dans ce royaume intermédiaire inédit, ce tiers état composé de représentations flottantes, à mi-chemin, ni senties ni conçues, et que l’homme, avant que d’être raisonnable, était par ses fantasmes l’animal cogitant.

Cette cogitation, de fait, ils la repèrent partout.

Le philosophe pensif, qui médite, qui réfléchit ? Il cogite. Le rêvasseur, qui songe ? Il cogite. Le prophète, l’amoureux, le mélancolique, le fou ? Ils cogitent aussi. L’homme prudent, celui qui juge, le prince, l’imam, le prêtre ? Même chose.

Les médiévaux la retrouvent partout, mais quant à sa valeur, ils hésitent. Ainsi fait Avicenne. Citant le Coran, il soutient de ce cogiter qu’il n’est en soi « ni de l’Est, ni de l’Ouest », et que l’individu qui l’opère est un passeur entre deux rives : celle où la lumière de la rationalité pointe, s’épand, puis celle, opposée, où elle sombre et s’éteint. Cogito ergo… ? La conclusion est tremblante, fatalement. Si tout se joue là, dans une manière de fantasmer, la cogitation est équivoque, en balance, comme la puissance de la marche dans le pied de l’enfant…

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Cultures d’islam: Jean de Jandun, averroïste

France Culture

Jean de Jandun, né en 1285, près de Reims, a été, avant d’être oublié, un des philosophes latins les plus connus et les plus cités. Le philosophe J-B Brenet en restaure la pertinence en particcipant à la révision en cours de l’histoire de la pensée qui accorde une importance nouvelle au nœud gréco-arabo-latin textuellement tissé à l’époque médiévale. Jean de Jandun qui se disait le singe d’Averroès n’a pas produit une pensée serve à celle du maître. A le lire de près, l’on saura qu’il fera avancer le concept-clé de sujet, l’intégrant à la personne, le situant dans l’humain d’une manière privilégiée sinon exclusive.

C’est chez Jean-Pierre Faye que j’ai trouvé la thèse de l’invention du concept moderne de sujet chez Averroès. La thèse soutenue ici est plus complexe: le concept moderne de sujet aurait été élaboré par Jean de Jandun dans l’opération de translation de l’arabe au latin.

J.-B. Brenet, Transferts du sujet, la noétique d’Averroès selon Jean de Jandun, Ed.Vrin, 2003.

Cultures d’Islam: Rhétorique et politique

France Culture

On dit qu’Averroès n’a pas eu de descendance en langue arabe. La recherche est en train de démentir cet a priori. Avec l’Andalou Ibn Tumlûs (l’Alphagiag bin Thalmus des Latins, mort en 1223) nous disposons d’une preuve contraire.

La thèse qui ouvre l’émission, à savoir qu’une multiplication récente de découvertes invalide la thèse classique qui voudrait qu’Averroès n’ait eu de descendance que chez les juifs et les latins n’est pas développée au-delà du cas d’Ibn Tumlûs, malheureusement. Quant à ce dernier, disciple direct d’Ibn Rushd, si j’ai bien compris, il semble qu’il ait, sur des points essentiels (par exemple sur la valeur probante du témoignage), divergé des positions d’Averroès au profit des thèses alors dominantes, par souci de pragmatisme selon Meddeb et son invité.
La réflexion sur le témoignage est par ailleurs fort intéressante: comment son importance est exportée, du domaine juridique, vers les autres domaines du savoir.(Je cherche depuis des années à retrouver un exposé indien très clair qui posait que le savoir avait 3 sources: l’appréhension sensorielle, le raisonnement et la tradition. Ici la tradition est interprétable comme agrégation de témoignage…) – post by cercamon

Le Livre de la Rhétorique du philosophe et médecin Ibn Tumlûs (Alhagiag bin Thalmus), Introdution générale, édition critique du texte arabe, traduction française et tables par Maroun Aouad, Ed. Vrin, 2006

Ibn ‘Arabî et Averroès

Futûhât, I:

Un jour, à Cordoue, j’entrai dans la maison d’Abûl l-Wâlid Ibn Rushd, cadi de la ville, qui avait manifesté le désir de me connaître personnellement parce ce que ce qu’il avait entendu à mon sujet l’avait fort émerveillé, c’est-à-dire les récits qui lui étaient arrivés au sujet des révélations que Dieu m’avaient accordées au cours de ma retraite spirituelle. Aussi, mon père, qui était un de ses amis intimes, m’envoya chez lui sous le prétexte d’une commission à lui faire, mais seulement pour donner ainsi l’occasion à Averroës de converser avec moi. J’étais en ce temps-là un jeune adolescent imberbe. A mon entrée, le philosophe se leva de sa place, vint à ma rencontre en me prodiguant les marques démonstratives d’amitié et de considération, et finalement m’embrassa. Puis il me dit: « Oui. » Et moi à mon tour, je lui dis: « Oui. » Alors sa joie s’accrut de constater que je l’avais compris. Mais ensuite, prenant moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa joie, j’ajoutai: « Non. » Aussitôt, Averroës se contracta, la couleur de ses traits s’altéra, il sembla douter de ce qu’il pensait. Il me posa cette question: « Quelle sorte de solution as-tu trouvée par l’illumination et l’inspiration divine? Est-ce identique à ce que nous dispense à nous la réflexion spéculative? » Je lui répondis: « Oui et non. Entre le oui et le non les esprits prennent leur vol hors de leur matière, et les nuques se détachent de leur corps. » Averroës pâlit, je le vis trembler; il murmura la phrase rituelle: il n’y a de force qu’en Dieu, – car il avait compris ce à quoi je faisais allusion.

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1492, recentrement du monde

Géographie imaginaire. A entendre comme géographie (dessin de la Terre) selon l’Imaginaire (le troisième mode de l’existence). Mais, bien sûr, vibre derrière cette autre entente, de la géographie d’une Terre imaginaire, affranchie de la contrainte d’avoir à rendre compte, à s’accorder avec l’expérience.

1492, fin d’Al-Andalus et redéploiement du monde.

La géographie imaginaire et le conte de la tribu partent du même récit, où coexistent indissolublement géographie imaginaire selon le premier sens et géographie imaginaire selon le second (fiction), qu’on appellera, uniquement pour la distinguer de la première, géographie fantastique, le récit de l’Eden. Ce récit, dont un examen attentif montrerait, il me semble, le caractère bricolé et presque contingent, projette ses orients sur toute image globale du monde au moins jusque là, 1492. Souterrainement.

La même année, 1492, l’Occident, en sa partie extrême, élimine ce qui restait d’Orient sur son territoire (en terme de territoire, à quoi il faut ajouter cette tentative d’élimination d’Orient en lui qu’est l’expulsion des Juifs d’Espagne, contemporaine ou à peu près d’autres semblables expulsion des Juifs à travers l’Europe – précisions qui seraient utiles: quant à la notion de territoire, en quoi Al-Andalus même aux temps de rayonnement du califat cordouan restait territoire occidental, j’entends restait « destinée » à l’Occident chrétien; aussi quant à « tentative » qui n’est pas le mot tout à fait satisfaisant puisqu’il y a bien eu élimination mais partielle seulement, ce qui est tenté, et manqué, c’est la « solution finale ») et invente un nouvel Occident, d’une nature si différente de la sienne que s’y confond d’abord l’extrême Orient. Christophe Colomb croit trouver au-delà de l’Océan, de ce qui pour des générations d’Anciens avait été le cercle d’eau qui ferme les limites de la Terre, le lieu de l’Eden.

Oui, quelques fois, l’Espace et le Temps semblent ouvrir pour nous un livre, ce qu’on a appelé le grand Livre du Monde, où faits et rencontres forment des mots et des phrases pour articuler un sens. Ainsi en est-il de cette année 1492 où depuis la même terre d’Espagne se conjuguent la chute du royaume de Grenade, la découverte de l’Amérique et l’expulsion des Juifs. Tout change, semble-t-il, cette année là. Peut-on dire « nouveau paradigme »?

La Renaissance, c’est-à-dire, pour l’essentiel, un nouvel arsenal technique d’appréhension du monde, d’imagination du monde (ici « imagination » comme un néologisme: action de fabriquer des images), et d’abord au coeur de cet arsenal la perspective dont il faudrait montrer comment elle « date » le rôle de la scène primitive édenique et dans cette mesure permet de revivifier l’appréhension géographique grecque, la Renaissance, donc, quitte son laboratoire italien pour investir tout le champ de l’Occident chrétien, les portes de l’école arabe se ferment après 3, 4 siècles d’intense activité, un sceau est mis sur la tradition arabe de l’Occident dont les emprunts ont été acclimatés jusqu’à l’effacement des traces de leurs origines (ainsi des averroistes italiens, école philosophique hétérodoxe et suspecte où se sutture la grande opération qui a importé Aristote dans la catholicité, non pas tel quel mais selon Ibn Rushd, comme le montre Jean-Pierre Faye autour des concepts de « sujet » et de « métaphysique », importé non pas tel quel, où les Arabes n’auraient servi que de relais, mais au terme d’une opération philosophique essentielle – tandis que l’opération d’Averroès trouve son aboutissement chrétien dans la somme thomiste, c’est-à-dire dans l’adoption (en réalité assez stupéfiante si l’on veut bien le considérer avec un peu de recul, et bien significative quant au déséquilibre structurel, au manque essentiel qui gît au coeur de la pensée chrétienne) de l’aristotélisme repensé par Averroès puis retravaillé par l’Aquinate comme orthodoxie officielle de l’Eglise catholique, le nom même d’Averroès est recueilli par ces penseurs hétérodoxes, suspects d’athéisme et marqués par les formes scolastiques de la pensée, formes déjà obsolètes, ce nom d’averroistes où se reconnait un dernier reflet d’Etienne Tempier, de la première réaction, de rejet, qui fut celle de l’Eglise à la vague aristotélicienne) et l’Occident s’invente un tiers autre que l’Orient musulman, un nouveau monde et dans le même mouvement réappréhende un Orient d’au-delà de l’Islam, Inde et Chine.

(report oct. 2006)