Nietzsche sur l’Islam (L’Antéchrist, 1888)

L’Antéchrist = Der Antichrist (1888), §§ 59 et 60, trad. Jean-Claude Hémery (Gallimard, 1974)

Le christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique, et, plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture islamique. La merveilleuse civilisation maure d’Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a été foulée aux pieds (et je préfère ne pas penser par quels pieds!) – Pourquoi? Parce qu’elle devait le jour à des instincts aristocratiques, à des instincts virils, parce qu’elle disait oui à la vie, avec en plus, les exquis raffinements de la vie maure!… Les croisés combattirent plus tard quelque chose devant quoi ils auraient mieux fait de se prosterner dans la poussière

Das Christenthum hat uns um die Ernte der antiken Cultur gebracht, es hat uns später wieder um die Ernte der Islam-Cultur gebracht. Die wunderbare maurische Cultur-Welt Spaniens, uns im Grunde verwandter, zu Sinn und Geschmack redender als Rom und Griechenland, wurde niedergetreten – ich sage nicht von was für Füssen – warum? weil sie vornehmen, weil sie Männer-Instinkten ihre Entstehung verdankte, weil sie zum Leben Ja sagte auch noch mit den seltnen und raffinirten Kostbarkeiten des maurischen Lebens! … Die Kreuzritter bekämpften später Etwas, vor dem sich in den Staub zu legen ihnen besser angestanden hätte

Lu un peu rapidement, ce passage paraît formuler le futur consensus « politiquement correct » que d’excellents esprits, comme Rémi Brague, et d’autres remettent en cause aujourd’hui et on pourrait éventuellement s’étonner de trouver ici Nietzsche. Le contexte (à lire après le saut) complexifie diablement la problématique. On y reconnaîtra divers courants de nos débats contemporains, y compris les plus glauques, curieusement mêlés.

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Livre et lecture à Baghdad au 9e siècle

Fihrist, 5.1:

Abû ‘Ubayd Allâh nous a relaté que Muhammad ibn Muhammad lui raporta que Abû al-‘Abbâs Muhammad ibn Yazîd, le grammairien disait:

« Je n’ai jamais vu personne plus cupide quant au savoir que ces trois: al-Jâhiz, al-Fath ibn Khâqân, et Ismâ’il ibn Ishâq le juge. Quelque livre qui vint entre les mains d’al-Jâhiz, il le lisait depuis le début jusqu’à la fin, tandis qu’al-Fath portait un livre dans sa pantoufle et s’il quittait la présence d’al-Mutawakkil [le calife] pour pisser ou prier, il prenait le livre en marchant, le lisant jusqu’à ce qu’il eût atteint sa destination. Puis il faisait la même chose à nouveau tandis qu’il revenait, jusqu’à ce qu’il eût regagné son siège. Et pour Ismâ’il ibn Ishâq, à chaque fois que je le rencontrais, il y avait un livre dans sa main, qu’il était en train de lire, ou bien il retournait des livres afin d’en choisir un pour le lire. »

(Fihrist d’Ibn al-Nadîm, d’après la traduction anglaise de Bayard Dodge)

Arabes et Musulmans

Retrouvé avant-hier soir, en testant des feuilles de style, une citation que je cherche depuis des mois dans les mauvais livres et que j’avais relevée en septembre 1999!
Elle illustre bien la dualité de l’expansion de l’Islam, à la fois le fait, ethnique, des Arabes et de peuples qui se sont associés à eux et le fait d’une religion universelle qui ne fait pas acception de nation.
Naipaul néglige complètement, il me semble, cette réalité fondatrice dans ses appréciations de l’Islam non arabe.
Voir la citation dans les notes de lecture (septembre 1999).

Histoire des musulmans d’Espagne / Reinhard Dozy (report)

Naissance de l’Islam andalou, viiie-début xe siècle / Pierre Guichard in Histoire des Espagnols / Bartolomé Bennassar.- Robert Laffont, 1992. (Bouquins)

p. 57 = Histoire des musulmans d’Espagne / Reinhard Dozy.

[Abu Djawshan al-Sumayl, chef des Arabes du nord] « C’était une organisation puissante, mais inculte, mobile, soumise à l’instinct et guidée par le hasard, un mélange bizarre des entraînements les plus opposés. D’une activité persévérante quand ses passions avaient été excitées, il retombait dans la paresse et l’insouciance, qui lui étaient plus naturelles encore, dès que ses fiévreuses agitations s’étaient calmées. Sa générosité, vertu que ses compatriotes appréciaient plus que toute autre, étaient si grande, si illimitée, qu’afin de ne pas le ruiner, son poète ne lui rendait plus visite que deux fois par an, à l’occasion des deux grandes fêtes religieuses, al-Sumayl ayant fait serment de lui donner tout ce qu’il avait sur lui à chaque fois qu’il le verrait. Il n’était pas instruit cependant. Malgré son amour pour les vers, surtout pour ceux qui flattaient sa vanité, et quoiqu’il en composât lui-même de temps à autre, il ne savait pas lire, et les Arabes eux-mêmes le jugeaient en arrière de son siècle; en revanche, il manquait si peu de savoir-vivre que ses ennemis même étaient forcés de reconnaître en lui un modèle de politesse. Par ses moeurs relâchées et par son indifférence religieuse, il perpétuait le type des anciens nobles, ces viveurs effrénés qui n’étaient musulmans que de nom. En dépit de la défense du Prophète, il buvait du vin comme un vrai Arabe païen, et presque chaque nuit il était ivre. Le Coran lui était resté à peu près inconnu, et il se souciait peu de connaître ce livre dont les tendances égalitaires blessaient son orgueil d’Arabe. Un jour, dit-on, entendant un maître d’école, occupé à enseigner à lire aux enfants dans le Coran, prononcer ce verset: « Nous alternons les revers et les succès parmi les hommes », il s’écria: « Non, il faut dire: parmi les Arabes. – Pardonne-moi, seigneur, répliqua le maître d’école, il y a: parmi les hommes. – C’est ainsi que ce verset a été révélé? – Oui, sans doute. – Malheur à nous! en ce cas le pouvoir ne nous appartient plus exclusivement; les manants, les vilains, les esclaves en auront leur part! »

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