C. B. Macpherson: démocratie libérale et individualisme possessif

(Crawford Brough Macpherson (1911-1987) était un professeur de sciences politiques canadien. Il est souvent défini comme marxiste mais son marxisme est assez peu dogmatique pour ne pas sauter aux yeux. Son projet théorique était dans une relecture de la tradition démocratique-libérale en vue non d’une rupture radicale mais d’une réforme qui la dégagerait d’une identification étroite avec les relations capitalistes de marché. Dans son livre le plus connu, The Political Theory of Possessive Individualism: From Hobbes to Locke (1962)[1], il essaie, à partir de l’analyse des théories politiques du XVIIe siècle anglais (Hobbes, les niveleurs[2], Harrington et Locke), de dégager les fondements du libéralisme politique en montrant d’une part combien il est ancré dans la réalité sociale de l’Angleterre du XVIIe siècle et d’autre part qu’il s’élabore sur une conception particulière de l’individu qu’il appelle l' »individualisme possessif ». Je le cite ici dans sa traduction française[3].)

p. 13 – Les problèmes que soulève la théorie moderne de la démocratie libérale sont (…) plus fondamentaux qu’on ne l’a cru. (…) ils ne sont qu’autant d’expressions d’une difficulté essentielle qui apparaît aux origines mêmes de l’individualisme au XVIIe siècle: celui-ci est en effet l’affirmation d’une propriété, il est essentiellement possessif. Nous désignons ainsi la tendance à considérer que l’individu n’est nullement redevable à la société de sa propre personne ou de ses capacités, dont il est au contraire, par essence, le propriétaire exclusif. À cette époque, l’individu n’est conçu ni comme un tout moral, ni comme la partie d’un tout social qui le dépasse, mais comme son propre propriétaire. C’est-à-dire qu’on attribue rétrospectivement à la nature même de l’individu les rapports de propriété qui avaient alors pris une importance décisive pour un nombre grandissant de personnes, dont ils déterminaient concrètement la liberté, l’espoir de se réaliser pleinement. L’individu, pense-t-on, n’est libre que dans la mesure où il est propriétaire de sa personne et de ses capacités. Or, l’essence de l’homme, c’est d’être libre, indépendant de la volonté d’autrui, et cette liberté est fonction de ce qu’il possède. Dans cette perspective, la société se réduit à un ensemble d’individus libres et égaux, liés les uns aux autres en tant que propriétaires de leurs capacités et de ce que l’exercice de celles-ci leur a permis d’acquérir, bref, à des rapports d’échange entre propriétaires. Quant à la société politique, elle n’est qu’un artifice destiné à protéger cette propriété et à maintenir l’ordre dans les rapports d’échange.

p. 58 [dans la partie sur Hobbes] – S’il fallait donner un critère unique de la société de marché généralisé[4], nous dirions que le travail y est une marchandise: l’énergie d’un individu et ses aptitudes lui appartiennent en propre, mais au lieu d’être considérés comme partie intégrante de sa personne, elles sont tenues pour des biens qu’il possède et dont, par conséquent, il est libre de disposer à sa guise, notamment en les cédant à autrui contre paiement. (…) là où le travail est devenu une marchandise faisant l’objet de tractations sur le marché, les rapports que le marché institue façonnent et affectent l’ensemble des relations sociales, si bien que l’on n’a pas seulement affaire à une économie de marché, mais à une société de marché.[5]

(en anglais après le saut) Lire la suite

Yochai Benkler: La Richesse des Réseaux

The Wealth of Networks : How Social Production Transforms Markets and Freedom / Yochai Benkler.- New Haven and London: Yale University Press, 2006.

Aujourd’hui parler de la « révolution Internet » semble daté. Dans certains cercles académiques, c’est carrément naïf. Mais ça ne devrait pas l’être. Le changement apporté par l’environnement de l’information en réseaux est profond. Il est structurel. Il touche les fondements de la co-évolution des marchés libéraux et des démocraties libérales depuis presque deux siècles.

Une série de changements dans les technologies, l’organisation économique et les pratiques sociales de production dans cet environnement a créé de nouvelles opportunités pour la façon dont nous produisons et échangeons l’information, la connaissance et la culture. Ces changements ont accru le rôle de la production non marchande (nonmarket) et non propriétaire, à la fois par des individus isolés et par les efforts coopératifs dans une large gamme de collaborations plus ou moins étroitement tissées. Ces pratiques nouvellement apparues ont connus de remarquables succès dans des domaines aussi divers que la conception logicielle et le reportage d’investigation, la vidéo d’avant-garde et les jeux participatifs en ligne. Ensemble, ils pointent vers l’émergence d’un nouvelle environnement informationnel, un environnement où les individus sont libres de prendre une part plus active qu’il n’était possible dans l’économie industrielle de l’information du 20e siècle. Cette nouvelle liberté contient une grande promesse concrète: en tant que dimension de la liberté individuelle; en tant que plate-forme pour une meilleure participation démocratique; en tant que medium pour fonder une culture plus critique et auto-réflexive; et, dans une économie globale dépendant de plus en plus de l’information, en tant que mécanisme assurant partout l’amélioration du développement humain.

Cependant la croissance d’un cadre plus large pour la production d’information et de culture non-marchande, individuelle et coopérative, menace les détenteurs de l’économie industrielle de l’information. Au début du 21e siècle, nous nous trouvons au milieu d’une bataille autour de l’écologie institutionnelle de l’environnement numérique. Un large spectre de lois et d’institutions – depuis les télécommunications, le copyright ou les règles du commerce international jusqu’à des minuties comme les règles d’enregistrement des noms de domaines ou la question si les récepteurs télé seront légalement tenus de reconnaître tel code particulier – sont tirées à hue et à dia par les efforts pour faire pencher la terrain de jeu en faveur d’une manière de faire les choses ou d’une autre. La façon dont ces batailles tourneront dans la prochaine décade ou à peu près aura probablement un effet significatif sur la façon dont nous pourrons apprendre ce qui se passe dans le monde où nous vivons et sur la latitude que nous aurons – en tant qu’individus autonomes, en tant que citoyens et en tant que participants à des cultures et à des communautés – d’agir sur la façon dont nous voyons le monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être.

(Ma traduction, après le saut la VO.)

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Rawls: the Original Position

A force de l’entendre évoquer – et avec le souci de concevoir, pour moi, ce que peut être un libéralisme de gauche -, j’ai voulu aller voir un peu plus précisément ce qu’était la théorie de Rawls. J’ai trouvé l’article australien dont je fais des extraits ci-dessous qui me semble d’une part faire un résumé clair et compréhensible de la théorie de Rawls et d’autre part le situer dans son environnement philosophique, en particulier sa différence avec l’utilitarisme dont il est issu.

Pour ce que j’en comprends, Rawls se situe dans la lignée des penseurs du contrat social (Hobbes, Locke, Rousseau) dans la mesure où il déduit ses principes d’une expérience de pensée par laquelle sont reconstruites abstraitement les conditions de la société, avec deux différences: d’une part la situation première n’est plus pensée sous la modalité du contrat, et d’autre part une place est faite à l’intuition morale, ce qui injecte du kantisme dans la problématique.

La Position Originelle:

les règles de la justice sont choisies dans une Position Originelle, derrière un « voile d’ignorance » qui cachent aux parties les faits sur eux-mêmes (sexe, âge, force physique, etc.) qui pourraient être pris en compte pour essayer d’ajuster les règles pour donner à certains un avantage systématique.

[eng]

Les principes et les règles:

Premier principe: chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de liberté de base égale pour tous, compatible avec un même système pour tous.

Second principe: les inégalités sociales et économiques doivent être ajustées de manière qu’elles soient à la fois:

  • (a) pour le plus grand bénéfice des moins avantagés, en cohérence avec le principe de justes gains, et
  • (b) attachés à des charges et des positions ouvertes à tous sous des conditions d’équitable égalité d’opportunité [équité].

Première règle de priorité (priorité de la liberté): (…] la liberté ne peut être restreinte qu’au nom de la liberté.

Deux cas:

  • (a) une liberté moins étendue doit renforcer le système total de liberté partagé par tous;
  • (b) une liberté inégale doit être acceptable pour ceux qui ont le moins de liberté.

Seconde règle de priorité (priorité de la justice sur l’efficacité et le bien-être): le second principe de justice est (…) prioritaire par rapport au principe d’efficacité et à celui de la maximisation de la somme des avantages; et l’équité des chances est prioritaire sur le principe de différence.

Deux cas:

  • (a) une inégalité des chances[cf. positive action, discrimination positive] doit améliorer les chances de ceux qui ont le moins de chances;
  • (b) un taux excessif d’accumulation [?] doit en contrepartie atténuer le poids de ceux qui supportent cette privation […]

[eng]

La construction spéculative, surtout se fondant sur une expérience de pensée, est sans doute discutable et il y a beaucoup de points que je comprends mal ou pour lesquels il me faudrait des explications. Reste que les principes et règles édictés me semblent utiles pratiquement pour s’orienter en politique, au moment de se poser des questions politiques concrêtes, au-delà de l’opposition topique dans nos débats nationaux entre liberté et égalité.

Plus d’extraits [eng] ci-dessous.

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Glenn Gould: les maisons grises (1974)

Enfin! J’ai retourné ma bibliothèque perso dans tous les sens plusieurs fois à la recherche du passage où Glenn Gould faisait l’apologie des maisons grises. Et puis,tout à l’heure, je tape « glenn gould grey houses » et voilà![en anglais dans le texte]:

Disons, par exemple, que j’ai le privilège de résider dans une ville où toute les maisons sont peintes gris « marine de guerre ». […] Maintenant supposons, pour le raisonnement, que sans prévenir un individu décide de peindre sa maison rouge pompier. […] La conséquence réelle de son action présagerait l’apparition dans la ville d’une activité maniaque et presque inévitablement – dans la mesure où les autres maisons seraient repeintes dans des teintes semblement criardes – encouragerait un climat de compétition et, corollairement, de violence.

Infra le lien et le contexte (en anglais).

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« capitalisme » / « libéralisme » + Heidegger

(En complément d’une note sur Cerca Blogue!)

Ces derniers mois, en France, nous pouvons avoir l’impression d’un retour partiel, dans la sphère intellectuelle, de la situation de l’après-guerre. Je pense au retour, encore un peu occulte, à demi déclaré, de Heidegger comme le philosophe du temps et à la domination à gauche d’une idéologie qu’on peut appeler para-communiste.

Quant à Heidegger, il semble que les mises à jour critiques et les dénonciations (Farias, les deux Faye, ce qui était à l’avant-plan du débat il y a peu encore) soient à présent digérées et qu’elles n’ont pas suffi à disqualifier ce qui chez Heidegger semble pertinent pour penser notre époque. Il est remarquable que ce retour de Heidegger concerne des régions idéologiques très diverses (Alain Finkielkraut ou Catherine Malabou – sa conférence au colloque Heidegger de Stasbourg, 2004: Heidegger, critique du capital) mais qui ont en commun la critique du libéralisme social et économique.

Il est intéressant, par ailleurs, d’observer quelques éléments qui distinguent la configuration anti-libérale qui prévaut à gauche aujourd’hui de l’hégémonie idéologique du parti communiste dans l’après guerre. D’abord que le parti communiste a perdu sa situation centrale, or le parti communiste, c’était une organisation, une idéologie articulée, un projet politique articulé en programmes, etc., c’était aussi la solidarité avec une gouvernance effective, un projet mis en pratique, ceux des pays du socialisme réel. C’est-à-dire que le parti communiste représentait une responsabilité possible.

Une autre particularité est le remplacement dans le discours courant du mot « capitalisme » par le mot « libéralisme ». L’usage particulier fait en France par le mot, où il ne désigne jamais, sinon dans des discours spécialisés, le libéralisme politique, permet de comprendre sous le mot « libéralisme » à peu près la même chose que ce qu’on appellait « capitalisme ». Cette substitution s’est faite à l’issue d’un processus qui a vu disparaître progressivement les mots « néo-libéralisme » puis « ultra-libéralisme », soit la possibilité d’options différentes voire opposées à l’intérieur du mode de production capitaliste organisé en économie libérale de marché.

Une des conséquences de cette substitution que le système dénoncé se retrouve sans alternative claire, sans programme de prise de responsabilité réelle. Au capitalisme s’opposait le socialisme (que le socialisme des communistes et celui des socialistes étaient réalité très différents et que le projet socialiste de rupture avec le capitalisme n’ait pas résisté à l’épreuve du pouvoir est une autre histoire), qu’est-ce qui s’oppose au libéralisme (comme projet)? Selon les uns, ce sera toujours le socialisme (étant entendu distinct de socialisme réel – et à voix basse), selon les autres ce sera un mode de développement alternatif, ou des expérimentations de nouveaux modes d’organisation démocratique, l’alternative la plus stable et la plus « vendable » politiquement ces jours-ci me semble être la République (derrière quoi, il me semble entendre parfois, assez souvent, mais à voix basse, la Nation).

Parallèlement, la désignation de l’adversaire devient floue. Le capitalisme était incarné par les capitalistes, qui incarne le « libéralisme »? Cela reste généralement sous-entendu: les capitalistes mais aussi les libéraux dans la mesure où le mot désigne à la fois une idéologie et une organisation effective… Pratiquement on en arrive à une situation où l’ennemi n’est pas d’abord un ou des groupes d’hommes mais une abstraction hypostasiée. Ce qui n’empêche pas la stigmatisation, au contraire, seront stigmatisés des complices, des fauteurs de l’abstraction, sans que soit pratiquement remis en cause leur position de responsabilité. Soit une configuration politico-morale (condition d’une réponse possible à la question « Que faire? ») semblable à la configuration néo-heideggerienne où la Technique est cette abstraction hypostasiée actualisant le Mal (la récusation heideggerienne de la morale ou de l’éthique ne change rien à l’affaire: c’est une constante de la pensée post-nietzschéenne que d’importer massivement de la morale sous le couvert de l’immoralisme, je veux dire de la stigmatisation et de la culpabilisation).

(Cette configuration a pour inconvénient, entre autres, de brouiller logique du crime et logique de la catastrophe, responsabilité et culpabilité – ce que Heidegger fait délibérément. Elle ne laisse possible que la position hystérique ou la position du retrait, les deux pouvant se combiner. Ce qu’elle bouche, c’est la position critique, au sens kantien, condition d’une politique du possible – ceci entre parenthèses parce que sinon je ne m’en sors pas!)