Benny Lévy sur Husserl

in: Le Livre et les livres, p. 56:

Le programme lévinassien que reprend Alain est une relève du dernier grand programme pour l’Europe – celui de Husserl, au moment de la montée du nazisme. Husserl avait défini la tâche métaphysique de l’Europe et c’est poignant de relire ces textes, tant ils ont été à l’évidence démentis par les faits, par l’ampleur de ce qui s’est révélé à partir de la catastrophe de la dernière guerre. C’était un très grand programme: défendre l’Europe, c’est défendre la raison, et il fallait donc redonner toute sa vigueur au rationalisme. (…) La question est la suivante: que ce programme puisse formellement consister, je n’en disconviens pas mais est-ce que ce programme résiste à l’érosion décrite avec tellement de talent par Alain Finkielkraut?

[En complément aux billets de janvier (billet citation). Benny Lévy semble partager le point de vue de Gérard Granel, avec un angle un peu différent, moins heideggerien. Je ne partage pas leur point de vue: je prends le texte de Husserl comme un testament, non comme un programme. En 1936, lorsque Husserl écrit la Krisis, le régime anti-sémite nazi est déjà au pouvoir et Husserl a été chassé de l’Université, la catastrophe a déjà commencé. Je prends le « programme » de Husserl comme un essai de faire passer quelque chose à travers la catastrophe, un message que nous avons à recevoir. Je n’oublie pas que j’avais promis à Christian de répondre aux questions qu’il posait en commentaire à l’un de ces billets mais je ne suis pas sûr de comprendre assez Husserl pour m’y risquer aujourd’hui, j’y travaille.]

Etiquettes Technorati: Benny LévyFinkielkrautEurope Husserl Lévinas

Husserl, l’Origine de la géométrie: sur l’écriture

L’Origine de la géométrie / Edmund Husserl; trad. et intr. / Jacques Derrida.- PUF, 1962

pp. 185-187:

Maintenant, il faut encore considérer que l’objectivité de la formation idéale n’est pas encore parfaitement constituée par une telle transmission actuelle [linguistique] de ce qui est produit originairement en quelqu’un, à quelqu’un d’autre qui le reproduit originairement. Il lui manque la présence perdurante des « objets idéaux », qui persistent aussi dans les temps où l’inventeur et ses associés ne sont plus éveillés à un tel échange ou en général quand ils ne sont plus en vie. Il lui manque l’être-à-perpétuité, demeurant même si personne ne l’a effectué dans l’évidence.
C’est la fonction décisive de l’expression linguistique écrite, de l’expression qui consigne, que de rendre possible les communications sans allocution personnelle, médiate ou immédiate, et d’être devenue, pour ainsi dire, communication sur le mode virtuel. Par là, aussi, la communautisation de l’humanité franchit une nouvelle étape. Les signes graphiques, considérés dans leur pure corporéité, sont objets d’une expérience simplement sensible et se trouvent dans la possibilité permanente d’être, en communauté, objets d’expérience intersubjective. Mais en tant que signes linguistiques, tout comme les vocables linguistiques, ils éveillent leurs significations courantes. Cet éveil est une passivité, la signification éveillée est donc passivement donnée, de façon semblable à celle dont toute activité, jadis engloutie dans la nuit, éveillée de façon associative, émerge d’abord de manière passive en tant que souvenir plus ou moins clair. Comme dans ce dernier cas, dans la passivité qui fait ici problème, ce qui est passivement éveillé doit être pour ainsi dire, converti en retour dans l’activité correspondante: c’est la faculté de réactivation, originairement propre à tout homme en tant qu’être parlant. Ainsi s’accomplit donc, grâce à la notation écrite, une conversion du mode-d’être originaire de la formation de sens, [par exemple] dans la sphère géométrique, de l’évidence de la formation géométrique venant à énonciation. Elle se sédimente, pour ainsi dire. Mais le lecteur peut la rendre de nouveau évidente, il peut réactiver l’évidence.

Reprise (Husserl)

L'année dernière, j'avais voulu commencer l'année avec une citation d'Edmond Jabès qui m'avait été offerte par la lecture de Y. Seddik et où je voulais lire une promesse. Depuis nous avons eu l'année 2005 et son référendum. Et, en ce début de 2006, c'est un morceau d'Edmund Husserl qui me saute aux yeux par ce qui me semble être sa pertinence aujourd'hui (et du coup je trouve le commentaire de G. Granel très daté). C'est encore une fois une citation de rencontre: j'ai occupé les premiers jours de l'année à la lecture de la bonne synthèse "Heidegger en France" de Dominique Janicaud, que j'ai lue comme un roman, et je suis allé voir dans l'EU pour compléter mon information sur Husserl (que je connais très mal).
Husserl écrivait la Krisis en 1936, peu avant de mourir, alors que le régime nazi l'avait chassé de l'Université et tandis que Heidegger, en réponse aux attaques du recteur Krieck, comme l'a montré Jean-Pierre Faye, élaborait sa Kehre, dans un mouvement double (et roublard) il intégrait dans sa propre pensée la dénonciation nietzschéenne de la métaphysique en dénonçant chez Nietzsche l'appartenance continuée à la métaphysique.
A considérer la réception de ce "Heidegger 2" dans les décennies qui ont suivi la guerre, à essayer de m'imaginer la situation de Husserl dans ces années du plein du nazisme, je lis dans ces quelques lignes un testament et quelque chose comme une bouteille à la mer. Un testament qui est une question et l'assignation, pour nous, humanité européenne, d'une tâche, un peu comme le testament du laboureur de La Fontaine. Et si ce testament me paraît aujourd'hui si pertinent, c'est qu'il me semble que cette année nous, en France du moins, sommes revenus par plusieurs biais sur cette question, que les grands débats politiques de cette année renvoyaient inconsciemment à la question de Husserl, et qu'elle était détaillée de la manière la plus indigente possible: "définir les frontières (géographiques) de l'Europe" (à propos de l'adhésion de la Turquie à l'Europe), "enseigner la positivité / négativité de la colonisation". Parmi les reprises de la question et les essais d'y répondre je compte les réactivations de la question heideggerienne où le néo-libéralisme est pensée selon la pensée de la technique et je crois y reconnaître quelque chose de la situation de 1936.

Lecture: Edmund Husserl: La Crise des sciences européennes, 1936

Porter la raison latente à la compréhension de ses propres possibilités et ouvrir ainsi au regard la possibilité d’une métaphysique en tant que possibilité véritable, c’est là l’unique chemin pour mettre en route l’immense travail de réalisation d’une métaphysique, autrement dit d’une philosophie universelle. C’est uniquement ainsi que se décidera la question de savoir si le Télos qui naquit pour l’humanité européenne avec la naissance de la philosophie grecque: vouloir être une humanité issue de la raison philosophique et ne pouvoir être qu’ainsi – dans le mouvement infini où la raison passe du latent au patent et la tendance infinie à l’auto-normation par cette vérité et authenticité humaine qui est sienne – n’aura été qu’un simple délire de fait historiquement repérable, l’héritage contingent d’une humanité contingente, perdue au milieu d’humanités et d’historicités tout autres; ou bien si, au contraire, ce qui a percé pour la première fois dans l’humanité grecque n’est pas plutôt cela même qui, comme entéléchie, est inclus par essence dans l’humanité comme telle.

(Die Krisis der europäischen Wissenschaften, § 6. Cité par Gérard Granel dans son article « Husserl » de l’Encyclopaedia Universalis.)

(Granel glose plus loin:

Il n’y a pas plus de sens à vouloir être husserlien aujourd’hui que leibnizien ou aristotélicien. C’est même avec la « disparition » de Husserl, quelque part vers le milieu des années cinquante, qu’il est devenu évident que toute métaphysique, et toute la métaphysique, avait basculé par-dessus l’horizon et qu’un nouveau ciel de la préoccupation étendait partout sa nuit claire et son chiffre inconnu.

!)