Daniel Dennett s’entretient avec Robert Wright

Attention: le clip dure une heure. Il a été publié par Robert Wright sur son site meaningoflife.tv (le copyright est de 2007 mais je n’ai pas trouvé la date de l’entretien) qui fournit une transcription (non certifiée et par moments erratique).

L’impression que j’en retiens est que la position de Dan Dennett (voir ici) n’est pas tout à fait aussi assurée qu’il n’y paraît: on trouve dans l’interview à la fois ce qui me paraît une réduction mécaniste de son immanentisme (voir en particulier le passage sur « knowing what it’s like to be you », ou la minimisation des niveaux d’émergence à propos de « consciousness » et « life ») et un platonisme assumé (je me dis du coup qu’on pourrait caractériser la philosophie de DD comme la tentative d’un platonisme immanentiste). Le point crucial est sur le sens de l’évolution: si l’évolution a une direction, pour DD, elle n’a pas de finalité (purpose). Admettre une finalité serait se rendre à son interlocuteur et du coup DD rend hommage à son adversaire de jadis, S. J. Gould.

Extraits (plus d’extraits – en anglais – après le saut):

J’ai le sentiment qu’il n’y a en fait pas tant de gens qui croient réellement en Dieu. Beaucoup de gens croient en la croyance en Dieu. Ils pensent qu’elle est une bonne chose, et ils essayent de croire en Dieu, ils espèrent croire en Dieu, ils souhaitent croire en Dieu, ils accomplissent tous les gestes, ils essaient très fort d’être dévôts. Parfois ils y arrivent, et pendant certaines parties de leur vie, ils croient effectivement, en un certain sens, qu’il y a un Dieu et ils pensent qu’ils s’en portent au mieux. Par ailleurs, ils se comportent comme des gens qui ne croient pas en Dieu. Très peu de gens se comportent comme s’ils croyaient vraiment en Dieu. Beaucoup de gens se comportent comme s’ils croyaient qu’ils devraient croire en Dieu.

Une des choses qu’en évoluant nous avons découvertes sur cette planète est l’arithmétique. Nous ne l’avons pas inventée, nous ne l’avons pas faite. Nous l’avons trouvée. Elle est éternelle. Elle est vraie partout dans l’univers, dans n’importe quel univers. Il n’y a qu’une arithmétique. Est-ce que cela est transcendant? Je dirais oui. Je ne suis pas sûr de ce que vous entendez par « transcendant »…

Wright: un truc platonicien…

Daniel Dennett: Oui, oui, une sorte de platonisme…

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Territoire et démocratie (une hypothèse)

Hypothèse suggérée par la lecture de Pouvoir et Persuasion / Peter Brown, chap. 1:

Interpréter l’évolution des systèmes socio-politiques comme la dialectique de deux principes en opposition: la constitution de structures administrativo-politiques de plus en plus grandes (un accroissement par sauts des territoires sous compétence politique commune) et une mise en responsabilité de plus en plus générale des individus inclus dans ces territoires.

(Explicitation après le saut. Je ne sais pas si cette hypothèse a déjà été proposée, éventuellement réfutée. Commentaires évidemment bienvenus si courtois.)

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Travels with Rhody: James Surowiecki on the Unwisdom of Crowds

Travels with Rhody: James Surowiecki on the Unwisdom of Crowds
Independent Individuals and Wise Crowds, or Is It Possible to Be Too Connected?

Extraits :
La sagesse des foules fonctionne bien lorsqu'il existe une vraie réponse, et tant que certains choix sont meilleurs que d'autres. La clé est que les gens utilisent essentiellement leur information privée, qui n'être pas bonne, qui peut être fragmentaire, mais qui est diverse. La sagesse collective n'émerge pas du consensus. (…) Cela fonctionne au mieux lorsque les gens ne font pas trop attention à ce que les autres font.

S'il y a trop d'interaction entre des êtres humains, le groupe finit par être moins intelligent qu'il ne l'aurait été sinon. Plus nous nous parlons plus stupides nous pouvons devenir.

La question pour nous tous est: comment pouvez-vous avoir de l'interaction (…) sans perdre l'indépendance qui est un tel facteur-clé dans l'intelligence de groupe? Je n'ai pas de réponse ultime. Mais il y a quelques notions sur lesquelles il vaut la peine de réfléchir. La première: la meilleure chose est de garder ses liens distendus. Vous vous portez mieux, et le groupe se porte mieux, si les liens sont plus distendus, parce que des liens distendus minimisent l'influence de votre entourage. (…) Secondement, maintenez-vous exposés au maximum possible d'information. Injecter une certaine quantité d'aléatoire dans le système est une bonne chose.

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La Sagesse des foules – Wikipedia

En complément du dernier billet de Christian, je traduis le morceau de Wikipedia que j’avais cité en mars (l’article n’existe pas encore en français):

La sagesse des foules: pourquoi les nombreux sont plus intelligents que les peu et comment la sagesse collective donne forme aux affaires, économies, sociétés et nations » publié pour la 1ère fois en 2004, est un livre écrit par James Surowiecki sur l’agrégation de l’information dans les groupes qui produit des décisions souvent meilleures, argumente-t-il, que celles que pourrait prendre aucun des membre du groupe. Le livre présente de nombreuses études de cas et anecdotes pour illustrer son argument, et touche plusieurs champs disciplinaires, d’abord les sciences économiques et la psychologie. L’anecdote d’ouverture raconte la surprise de Francis Galton à constater qu’une foule lors d’une foire rurale estima justement le poids d’un boeuf lorsqu’on eut fait la moyenne de leurs estimations individuelles (la moyenne était plus proche du poids réel du boeuf que les estimations de la plupart des membres de la foule et plus proche aussi qu’auncune des estimations distinctes faites par des experts du bétail).

L’article (ie le livre de Surowiecki) insiste cependant sur le fait que cette sagesse des foules n’est pas automatique ou plus exactement qu’elle peut échouer (et spectaculairement comme dans le cas des bulles boursières). Surowiecki dégage trois facteurs d’échec, lorsque le groupe de référence est:
– trop centralisé,
– trop divisé ou
– trop imitatif.

Ces limites ou obstacles à la sagesse des foules ont été l’objet d’une conférence de Surowiecki le 16 mars dernier, Independent Individuals and Wise Crowds, or Is It Possible to Be Too Connected?, résumée sur le blogue de Wade Roush. Quelques extraits ici.

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The Wisdom of Crowds – Wikipedia, the free encyclopedia

The Wisdom of Crowds – Wikipedia, the free encyclopedia:

"The Wisdom of Crowds: Why the Many Are Smarter Than the Few and How Collective Wisdom Shapes Business, Economies, Societies and Nations, first published in 2004, is a book written by James Surowiecki about the aggregation of information in groups, resulting in decisions that, he argues, are often better than could have been made by any single member of the group. The book presents numerous case studies and anecdotes to illustrate its argument, and touches on several fields, primarily economics and psychology.

The opening anecdote relates Francis Galton's surprise that the crowd at a county fair accurately guessed the weight of an ox when their individual guesses were averaged (the average was closer to the ox's true weight than the estimates of most crowd members, and also closer than any of the separate estimates made by cattle experts)."

Darwinisme, encore (2)

Vendredi dernier, Julie Clarini était entourée de deux sociologues et de deux chercheurs de l’Inserm pour nous parler de Darwin, ou plutôt nous expliquer comment il faut comprendre Darwin. L’incroyable dogmatisme déployé autour de ça, essentiellement pour nous expliquer que la vérité du darwinisme, c’est l’expulsion de la finalité et du sens non seulement de la science de l’évolution mais de toute vision du monde, m’a fait réagir tout de suite par un post que j’ai préféré ensuite, à cause de son style gourdement scolaire, reléguer dans le blog-note.

Je préfère ici, puisque, comme le professeur Kupiec nous le dit, « Il faut lire l’Origine des Espèces, parce qu’on en parle beaucoup plus qu’on ne le lit … », et parce que je peux qu’abonder dans ce sens (il se trouve que j’ai acquis récemment, par eBay, une édition de 1902, & qu’à y lire j’ai été ébloui par le style), je préfère, dis-je, rappeler ici les dernières lignes de ce livre:

There is grandeur in this view of life, with its several powers, having been originally breathed by the Creator into a few forms or into one; and that, whilst this planet has gone circling on according to the fixed law of gravity, from so simple a beginning endless forms most beautiful and most wonderful have been, and are being evolved.

(contexte, remarque et traduction ici.)

Je ne peux évidemment soupçonner le professeur Kupiec de n’avoir pas lu ces lignes, je peux cependant lui supposer l’écoute sélective.

Pour montrer que le darwinisme n’est pas incompatible avec un certain sentiment de l’excellence particulière de l’être humain, j’ai ajouté un extrait de « The Descent of Man ».

(J’entends bien ce qu’objecteraient les savants à qui on donnerait ces extraits pour preuve de la contradiction entre leur darwinisme et celui de Darwin: que ce qui est ou semble finaliste ou anthropocentriste chez Darwin s’explique, par l’époque, par la pression sociale ou par les limites extra-scientifiques de l’auteur, j’entends bien qu’ils expliqueraient qu’ils comprennent mieux Darwin que Darwin, et pourquoi pas? mais on pourrait attendre néanmoins un peu de retenue dans le dogmatisme, de bienveillance à l’égard de ceux qui comme Darwin n’aperçoivent pas l’évidente nécessité des conséquences métaphysiques du darwinisme, bref qu’ils modèrent un peu le grand seigneur de leur ton.)

Darwinisme, encore (1)

Science Culture hier: confusion, encore une fois, décidemment. En particulier sur la question de la finalité et du darwinisme. Ce qu'on y a entendu, c'est que toute interprétation du darwinisme qui ouvrirait la possibilité d'une téléologie est contraire à l'essence du darwinisme. Variante: que le darwinisme exclue toute métaphysique. La confusion est qu'il n'est pas clair sur quel terrain cette exclusion de la téléologie et de la métaphysique se situe. Elle est tout à fait légitime si elle s'exerce sur le terrain de la théorie scientifique, de la théorie de l'évolution elle-même. Le darwinisme exclut les explications téléologiques ou finalistes de l'évolution, son propos fondamental est bien de montrer que des phénomènes qui suscitent spontanément des explications finalistes (nous avons tel organe pour telle fonction) peuvent s'expliquer sans recourir à une finalité, par une intervention finalisée extérieure au processus: les organismes possédant par hasard un organe mieux apte à remplir telle fonction vitale possèdent par là même un avantage selectif qui va agir au bénéfice de la qualité particulière de l'organe ("mieux" et "bénéfice" étant bien entendu à entendre dans un sens axiologiquement neutre!). Pour reprendre le terme de Dennett: pas de "skyhook", pas de "crochet céleste" dans le processus de l'évolution. De ce fait le darwinisme épouse le postulat de la science en général, à savoir d'expliquer la constitution de la réalité sans faire appel à l'intervention divine. Cependant la légitimité de l'exclusion de la téléologie devient tout à fait contestable lorsqu'on voudrait en faire une proposition métaphysique à savoir que le darwinisme prouverait que l'évolution n'a pas de sens. Pas plus que la cosmologie galiléenne, le darwinisme ne prouve ni l'existence ni l'inexistence de Dieu et, comme les mathématiciens médiévaux pouvaient voir (ou ne pas voir) dans les propriétés merveilleuses des nombres la manifestation de la sagesse divine, nous pouvons voir (ou ne pas voir) dans le mécanisme de l'évolution l'efficience immanente du logos divin.
Il y a un enjeu considérable dans cette distinction de légitimité. Derrière la notion de téléologie il y a la notion de projet divin. Prétendre que le darwinisme prouve l'inexistence de toute téléologie dans le réel, c'est prétendre prouvée l'inanité de la foi et c'est remettre en cause l'arbitrage multi-séculaire qui a permis l'aventure occidentale. C'est donner raison aux fondamentalistes (créationnistes américains ou islamistes) qui affirment l'irreconciliabilité définitive entre science moderne et religion.

A propos de Darwin

Sur le site (privé) de Merline, il y a quelque part, en exergue, cette citation d’un psychanalyste anglais (Adam Phillips):

« Pourquoi Darwin est-il plus radical que Freud ? Freud s’inscrit dans une tradition où on raconte sa vie comme une histoire, avec des conflits, des échecs et des succès. Chez lui, on trouve la recherche du plaisir et l’évitement de la souffrance; il me semble qu’il y a quelque chose de curieusement consolant là-dedans. Il y a aussi un désir inconscient, quelque chose qui nous fait avancer. Pour lui, la vie est fascinante et pleine de sens. Tandis que Darwin nous dit simplement : «Nous survivons afin de nous reproduire. Il n’y a pas d’autre projet», et cela fait de notre vie quelque chose d’absolument contingent, accidentel et insignifiant. Du coup, toutes nos idées sur le progrès, l’espoir, le sens de la vie, sont radicalement changées. Pour Darwin, que nous souffrions ou non n’a pas d’importance. Il n’y a rien qui nous fasse avancer, sauf ce projet très basique : survivre. Mais tous les deux parlent de ce que cela implique de vivre sans l’idée de Dieu. » (Libération du 26.09.2002)

Je dois dire quelque chose là.
Le livre de Daniel Dennett, Darwin dangerous idea, qui a été mon livre de chevet, il y a quelques années, montre que le sens de l’entreprise darwinienne est plus radical que ça & que Darwin ne nous dit pas: «Nous survivons afin de nous reproduire. Il n’y a pas d’autre projet». Il montre au contraire qu’il n’est besoin d’aucune finalité, d’aucun projet, absolument, pour rendre compte de la réalité. Et ça change tout, en particulier ça ne laisse pas de place aux dérives du darwinisme social et, non, nous ne sommes pas sur terre pour nous reproduire (simplement, une forme biologique qui ne se reproduit pas disparaît & donc les formes biologiques qui subsistent ont tendance à se reproduire, il n’y a là nul projet).
Ce qui est amusant, c’est le tournant pascalien que peut prendre ce matérialisme radical: pour le croyant ou comment dire? pour qui le mot « Dieu » n’est pas un mot de trop, il n’y a pas dans cette démonstration une preuve athéiste mais un moyen de purifier l’idée du divin, de mettre ce qu’elle vise à sa vraie place, au fondement ultime de la réalité, avant toute médiation (et dans toute médiation,etc.). C’est encore trop peu dire. Il y a dans cette démonstration d’un philosophe sans doute athée une efficacité apologétique mystérieuse & réjouissante.