Dong Yuan 董源 (note à « rouleau 掛軸 »)

Rouleau 掛軸

J’ai repêché sur Wikimedia la peinture de Dong Yuan qui illustre ce morceau. Je ne sais pas si je l’avais en tête lorsque je rédigeais, sans doute pas, plutôt quelque chose comme une idée générique du rouleau vertical. La peinture de Dong Yuan, cependant, convient bien: elle ne m’était pas inconnue en 1980 et j’aime beaucoup Dong Yuan. Je me souviens qu’au tout début d’un des premiers hivers que je passai dans ma nouvelle habitation, sur les premiers reliefs des Alpes entre Contes et Berre les pentes roussies du Mont Macaron, au-dessus de ma route quotidienne, me rappelèrent une autre peinture de Dong Yuan (龍宿郊民圖).

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dong_Yuan._River_landscape.National_Palace_Museum,_Beijing.jpg
La ressemblance ne saute pas aux yeux mais le fait est que le souvenir de cette peinture m’a aidé à m’approprier le nouveau paysage au milieu duquel je vivais désormais, à m’en faire habitant.

Le chemin (note à « rouleau 掛軸 »)

« l’homme sous ses deux formes: l’animal homme et la maison »

Le chemin aussi est trace de l’homme, comme le sont la maison
(ou le temple, ou le monastère, ou le pavillon au toit de chaume au bord du précipice)
ou la barque
(et d’elle je dirai peut-être quelque chose, après)
mais il ne peut comme elle représenter l’homme en face du paysage
(de la terre, de la montagne, des arbres et des eaux)
parce qu’il appartient aussi bien à ce qui dans la peinture est le non-humain, il fait partie de la montagne et de la terre
(et de l’eau lorsqu’il se fait pont).
Il est, le chemin, à la charnière entre l’humain et le minéral.

Capture d_écran 2018-12-25 à 10.06.12

Lire la suite

Shen Zhou, 1492

Une nuit de l’automne 1492, le peintre Shen Zhou, pose ces notes sur une peinture qu’il vient de faire:

Nuit de veille / Shen Zhou, 1492 (National Palace Museum, Taipeh)
Nuit de veille / Shen Zhou, 1492 (National Palace Museum, Taipeh)

Par une nuit froide, le sommeil est doux. Je me suis éveillé au milieu de la nuit, l’esprit clair et serein, sans désir de me rendormir. Je me suis habillé et me suis assis face à la chandelle vacillante. Sur la table il y avait quelques livres, j’ai choisi parmi eux un volume au hasard et j’ai commencé à lire. Mais trop fatigué, j’ai reposé le livre et me suis assis calmement, mains croisées. Une longue pluie venait de tomber et la lune pâle brillait par la fenêtre. Tout n’était que silence.

J’aime par nature rester assis la nuit. Aussi très souvent je déroule un livre sous la lampe et le parcours habituellement jusqu’à la deuxième veille, puis je m’arrête. La clameur des hommes n’a pas encore cessé que déjà l’on a envie de se plonger dans l’étude. Mais il est rare de trouver le calme à l’extérieur et la paix en dedans…

Comme elle est grande, la force qu’on gagne à rester assis de nuit. En se purifiant ainsi l’esprit, en restant assis seul durant de longues veilles à la lueur de la chandelle, on ouvre son espace intérieur et on commence à comprendre les choses. Cela, c’est sûr, je parviendrai à l’atteindre.

J’ai écrit ces notes une nuit de veille de l’automne 1492, le 16e jour du 7e mois.

(cité et traduit par Anne Kerlan Stephens, Poèmes Sans Paroles. Paris: Hazan, 1999)

Et je pense à un autre lettré et à la lettre qu’il écrit, un automne aussi, 11 années plus tard, de l’autre côté du vieux monde.

Zhuangzi et les vers de sable

(En complément du billet-citations précédent, je repêche une vieille note de journal.)

Jeudi 6 avril 1978 – Tout à l’heure en passant devant l’Huma [faubourg Poissonnière], j’ai lu à propos de la marée noire, dans le numéro de l’Humanité Dimanche de cette semaine :
« Même les vers de sable, si nécessaires à l’équilibre biologique et dont les pêcheurs se servent comme appât, crêvent. »

A comparer ce passage du Zhuangzi, lu hier soir :

l’excès d’intelligence met du désordre dans le rayonnement de la lune et du soleil, effrite les montagnes, déssèche les fleuves et perturbe la succession des quatre saisons. Ces maux vont déranger même les vers craintifs et les insectes minuscules dans leurs habitudes propres.

L’alternative est Laozi ou Nietzsche (N. dirait Schoppenhauer ou moi), c’est sensible par exemple chez Heidegger.

FC > Continent Sciences > Les mathématiques en Chine

A écouter absolument, du moins pour les vieux platoniciens comme moi qui persistent à penser que l’histoire des mathématiques est un fil rouge à suivre pour comprendre le déroulement de la civilisation, la dernière émission de Continent Sciences, où Stéphane Deligeorges accueille Karine Schemla, éditrice, avec Guo Shunchun, du classique chinois des mathématiques, les Neufs Chapitres.

Nuit d’hiver en captivité

Tout au long de la nuit, enfermé dans la ville, fortifiée en ruines,
A mesure qu’avancent les veilles, je sens s’accroître mon dépit,
Les étoiles filantes tracent au ciel des chemins rouges;
La lune qui se lève illumine une moitié de la montagne.

On n’entend pas d’abois de chiens dans les villages,
Mais seulement la voix des bêtes sauvages.
Sur mon lit de chagrin, quand j’arrive à dormir,
Sans cesse les rêves m’éveillent en sursaut.

(Pièce anonyme tirée d’un manuscrit de Dunhuang, 8e siècle, publié par Paul Demiéville dans Le Concile de Lhasa, Paris, 1952, p. 323.)

1492, recentrement du monde

Géographie imaginaire. A entendre comme géographie (dessin de la Terre) selon l’Imaginaire (le troisième mode de l’existence). Mais, bien sûr, vibre derrière cette autre entente, de la géographie d’une Terre imaginaire, affranchie de la contrainte d’avoir à rendre compte, à s’accorder avec l’expérience.

1492, fin d’Al-Andalus et redéploiement du monde.

La géographie imaginaire et le conte de la tribu partent du même récit, où coexistent indissolublement géographie imaginaire selon le premier sens et géographie imaginaire selon le second (fiction), qu’on appellera, uniquement pour la distinguer de la première, géographie fantastique, le récit de l’Eden. Ce récit, dont un examen attentif montrerait, il me semble, le caractère bricolé et presque contingent, projette ses orients sur toute image globale du monde au moins jusque là, 1492. Souterrainement.

La même année, 1492, l’Occident, en sa partie extrême, élimine ce qui restait d’Orient sur son territoire (en terme de territoire, à quoi il faut ajouter cette tentative d’élimination d’Orient en lui qu’est l’expulsion des Juifs d’Espagne, contemporaine ou à peu près d’autres semblables expulsion des Juifs à travers l’Europe – précisions qui seraient utiles: quant à la notion de territoire, en quoi Al-Andalus même aux temps de rayonnement du califat cordouan restait territoire occidental, j’entends restait « destinée » à l’Occident chrétien; aussi quant à « tentative » qui n’est pas le mot tout à fait satisfaisant puisqu’il y a bien eu élimination mais partielle seulement, ce qui est tenté, et manqué, c’est la « solution finale ») et invente un nouvel Occident, d’une nature si différente de la sienne que s’y confond d’abord l’extrême Orient. Christophe Colomb croit trouver au-delà de l’Océan, de ce qui pour des générations d’Anciens avait été le cercle d’eau qui ferme les limites de la Terre, le lieu de l’Eden.

Oui, quelques fois, l’Espace et le Temps semblent ouvrir pour nous un livre, ce qu’on a appelé le grand Livre du Monde, où faits et rencontres forment des mots et des phrases pour articuler un sens. Ainsi en est-il de cette année 1492 où depuis la même terre d’Espagne se conjuguent la chute du royaume de Grenade, la découverte de l’Amérique et l’expulsion des Juifs. Tout change, semble-t-il, cette année là. Peut-on dire « nouveau paradigme »?

La Renaissance, c’est-à-dire, pour l’essentiel, un nouvel arsenal technique d’appréhension du monde, d’imagination du monde (ici « imagination » comme un néologisme: action de fabriquer des images), et d’abord au coeur de cet arsenal la perspective dont il faudrait montrer comment elle « date » le rôle de la scène primitive édenique et dans cette mesure permet de revivifier l’appréhension géographique grecque, la Renaissance, donc, quitte son laboratoire italien pour investir tout le champ de l’Occident chrétien, les portes de l’école arabe se ferment après 3, 4 siècles d’intense activité, un sceau est mis sur la tradition arabe de l’Occident dont les emprunts ont été acclimatés jusqu’à l’effacement des traces de leurs origines (ainsi des averroistes italiens, école philosophique hétérodoxe et suspecte où se sutture la grande opération qui a importé Aristote dans la catholicité, non pas tel quel mais selon Ibn Rushd, comme le montre Jean-Pierre Faye autour des concepts de « sujet » et de « métaphysique », importé non pas tel quel, où les Arabes n’auraient servi que de relais, mais au terme d’une opération philosophique essentielle – tandis que l’opération d’Averroès trouve son aboutissement chrétien dans la somme thomiste, c’est-à-dire dans l’adoption (en réalité assez stupéfiante si l’on veut bien le considérer avec un peu de recul, et bien significative quant au déséquilibre structurel, au manque essentiel qui gît au coeur de la pensée chrétienne) de l’aristotélisme repensé par Averroès puis retravaillé par l’Aquinate comme orthodoxie officielle de l’Eglise catholique, le nom même d’Averroès est recueilli par ces penseurs hétérodoxes, suspects d’athéisme et marqués par les formes scolastiques de la pensée, formes déjà obsolètes, ce nom d’averroistes où se reconnait un dernier reflet d’Etienne Tempier, de la première réaction, de rejet, qui fut celle de l’Eglise à la vague aristotélicienne) et l’Occident s’invente un tiers autre que l’Orient musulman, un nouveau monde et dans le même mouvement réappréhende un Orient d’au-delà de l’Islam, Inde et Chine.

(report oct. 2006)