Benny Lévy sur Husserl

in: Le Livre et les livres, p. 56:

Le programme lévinassien que reprend Alain est une relève du dernier grand programme pour l’Europe – celui de Husserl, au moment de la montée du nazisme. Husserl avait défini la tâche métaphysique de l’Europe et c’est poignant de relire ces textes, tant ils ont été à l’évidence démentis par les faits, par l’ampleur de ce qui s’est révélé à partir de la catastrophe de la dernière guerre. C’était un très grand programme: défendre l’Europe, c’est défendre la raison, et il fallait donc redonner toute sa vigueur au rationalisme. (…) La question est la suivante: que ce programme puisse formellement consister, je n’en disconviens pas mais est-ce que ce programme résiste à l’érosion décrite avec tellement de talent par Alain Finkielkraut?

[En complément aux billets de janvier (billet citation). Benny Lévy semble partager le point de vue de Gérard Granel, avec un angle un peu différent, moins heideggerien. Je ne partage pas leur point de vue: je prends le texte de Husserl comme un testament, non comme un programme. En 1936, lorsque Husserl écrit la Krisis, le régime anti-sémite nazi est déjà au pouvoir et Husserl a été chassé de l’Université, la catastrophe a déjà commencé. Je prends le « programme » de Husserl comme un essai de faire passer quelque chose à travers la catastrophe, un message que nous avons à recevoir. Je n’oublie pas que j’avais promis à Christian de répondre aux questions qu’il posait en commentaire à l’un de ces billets mais je ne suis pas sûr de comprendre assez Husserl pour m’y risquer aujourd’hui, j’y travaille.]

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Alain Finkielkraut et Benny Lévy sur les guerres yougoslaves

in: Le Livre et les livres, p. 103 (cf. billets précédents):

Alain Finkielkraut – Tu t’es souvent souvent étonné, Benny, de mes partis pris, et j’imagine qu’il y en a un qui te surprend encore, si tu ne l’as pas oublié: mon engagement pour les causes slovène et croate dès le début de la guerre en ex-Yougoslavie.

Benny Lévy – Oui, je n’y ai jamais rien compris!

AF – Voilà, jamais rien compris – et je renonce à te le faire comprendre! Mais je voudrais simplement te dire une chose: il y a eu un colloque organisé en février 1992 à Paris (à l’initiative, d’ailleurs, de La Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy, et avec la participation de grands intellectuels: Semprun, Derrida, Handke; Mitterrand, lui-même, s’est montré) intitulé « l’Europe ou les tribus ». Les tribus, c’était là-bas, l’empoignade balkanique; l’Europe, c’était luxe, calme et volupté post-nationale. Et j’ai commencé mon intervention par cette phrase: « Je suis le membre d’une vieille tribu. » Confusément, je comprenais que cette véhémence anti-tribale allait bientôt se retourner contre les Juifs.

[La façon dont Benny Lévy répond est à lire mais je recopie ce morceau pour une raison précise: j’ai été frappé à la première lecture de ce que AF cite les causes slovènes et croate mais pas les Bosniaques ni les Kosovars. Cela reflète sans doute la réalité de son engagement dans son déroulement dans le temps, lié, je suppose, au caractére clairement national des deux premières causes, moins clair pour la Bosnie et le Kosovo. Mais je ne peux m’empêcher d’y reconnaître aussi l’effacement des noms musulmans.]

La déplorable affaire du foulard (entretien Alain Finkielkraut et Benny Lévy, 18 mars 1990)

in: Le Livre et les livres: Entretiens sur la laïcité / Alain Finkielkraut et Benny Lévy.- Verdier, 2006

pp.19-21:

« Soit le premier moment, le moment grec -Yavan en hébreu – de la laicité. (…) une parole qui implique l’accord des interlocuteurs se substitue à la parole efficace des anciens. (…)
Socrate tenta l’impossible: dire une parole qui cherchait le consentement de l’interlocuteur tout en réservant les signes venus du Dieu: une parole qui accepte l’épreuve de la mathématique, forme la plus haute de la rationalité, et toute entière soumise à la voix du Dieu. Socrate ne faisait pas de politique, au sens où l’entendaient les déjà laïcs politiques de l’époque. Socrate fut mis à mort par la cité démocratique.
La pensée d’Israël peut rencontrer le témoin de cet impossible: un logos qui accompagne l’indicibilité venue du Dieu – de l’Un, dira Platon, nom dépouillé pour le Dieu. Elle le peut parce que tout son travail tient dans l’acharnement à susciter de la dicibilité, de la pensée (…) aller de la décision du katouv – de l’écrit – à la pensée, sans cesse. La chance du Juif: cet effort ne requiert pas de rupture parricide avec la parole des Anciens. »

[2e mouvement chrétien > humaniste:]

« si l’évêque au treizième siècle voulait convertir le Juif, l’homme du dix-huitième siècle voudra le régénérer… »
« Cette notion de droit, expression adéquate du processus de sécularisation, présente deux aspects: un aspect (…) à majuscule et puis un aspect à minuscule. »

p. 23:

« L’émancipation a ainsi permis l’acquisition de propriétés du corps qui pouvaient cruellement manquer aux Juifs pour étudier en paix. Don (hesed) venu d’en haut, comme Ezra le scribe le disait des améliorations apportées au sein de l’exil par le pouvoir perse. »

[En gros le thème du livre est l’opposition entre l’aspect à majuscule, la laïcité à la française, fin en soi, prônée par AF, et l’aspect à minuscule, à l’anglo-saxonne, qui n’est pas un fin en soi mais le moyen, pour BL, pour le Juif de pratiquer son judaïsme.]

Sur l’affaire du foulard:

pp. 32-33:

« ‘Monde commun fondé sur la culture’: c’est cela même que les Maîtres d’Israël ont en vue quand ils nous mettent en garde contre les modes d’existence dans les Nations. Autant l’on peut comprendre qu’on habite, avec toute la force que ce mot suggère, la langue française, et donc, sans doute, les plus grands des livres où cette langue se recueille, autant l’on doit se méfier de toute notion d’identité, qui plus est quand ce sont les Juifs qui prétendent le promouvoir. (…) Voici qu’à Nice, ou dans d’autres lycées, on demande à des Juifs qui ne venaient pas le Chabat, de venir en classe. Le plus clair résultat pratique que je vois dans cette affaire, ce sont des avantages, comme tu dis – moi j’aimerais mieux dire: des propriétés du corps juif – qui sont un petit peu maltraités. (…)
Et tout cela pourquoi? Si vous aviez des renseignements précis (mais j’en doute, connaissant et la république des lettres et les journaux) sur les manoeuvres de groupuscules islamistes de nature iranophile dans le lycée de Creil, il fallait alors faire une affaire précise sur ce lycée-là. Mais non! il a fallu monter avec les grosses majuscules: l’Ecole, la République, l’Identité française. »

(voir note supplémentaire)

Intermittences

Jeudi la crève s'est installée et hier a été l'acmé (inch'Allah!): mal au crâne, sinusite, rhinite, laryngite… resté au lit et renoncé à descendre travailler à Nice. Retour en France et comme l'ADSL est à nouveau en panne j'écoute la radio en direct et me rend compte combien ça peut m'être pernicieux (à Istanbul, j'ai recommencé à écouter France-Cul mais au choix; ce qui est très différent). Je pense à ce que très naïvement (franchement) Finkielkraut avait dit (avoué?) à Laure Adler lors des entretiens de l'an dernier, qu'il pensait sur l'actualité, en réaction. Je me sens souvent dans cette situation et la tendance du blogue est de se couler tout à fait dans cette pente là. Ce n'est qu'une forme sophistiquée de la conversation de zinc (un peu mythique, de fin de soirée serait plus réaliste). La tendance aujourd'hui est de dire que les blogues sont l'occasion d'une explosion de présomption ("rabid selfimportance" ai-je trouvé en anglais à propos des blogues) et de fait, si j'en juge à la façon dont j'en suis affecté, la remarque touche. Cependant, si l'on ne confond pas, comme on le fait couramment, l'activité bloguistique avec l'activité journalistique (c'est-à-dire si l'on continue à tenir les blogues pour ce qu'ils sont à l'origine, à savoir pour des journaux personnels ouverts à tous par la publication sur le net), cette réactivité à l'actualité médiatique qui apparente les blogues aux discussions de café ou, dans un cadre culturel différent, aux discours Hyde Parkiens, pourrait être considéré comme une extension assez naturelle de ces pratiques éminemment démocratiques et la présomption dont elle témoignerait ne serait que la présomption fondatrice de la démocratie qui présume dans tout citoyen, hors toute expertise ou qualification particulière, la compétence à juger des affaires publiques. Dans cette mesure, le suivi, la pensée réactive serait plus critiquable chez un intellectuel qualifié comme Alain Finkielkraut.

(Je crois que je vais faire de cette note un post (!), mais ce qui me gênerait alors serait de donner l'impression de hurler avec les loups en m'en prenant comme beaucoup ces temps-ci à Alain Finkielkraut. S'il n'y a pas grand chose chez AF où je me retrouve ces temps-ci je continue d'écouter "Répliques" chaque samedi lorsque je n'en suis pas empêché (et alors je rattrape généralement sur le net), et ceci depuis que cette émission existe. Et, je m'en rends bien compte à cette reprise de l'écoute en continu, son émission, malgré les critiques qui lui sont légitimement faites, à savoir de mettre souvent l'un de ses invités dans une situation piégée, tient le coup, continue de stimuler la réflexion. La passion que met Finkielkraut à défendre ses croyances, la fragilité qu'il manifeste ainsi, le préservent de la suffisance ataraxique qui infecte les discours de tant d'autres "producteurs", qu'ils soient ou non qualifiés de philosophes, tel celui qui hier énumérait avec une tranquille certitude parmi les moyens de fuir la réalité la prise de drogue et la croyance en Dieu.)