Désirer est la chose la plus simple et la plus humaine qui soit. Pourquoi, alors, précisément nos désirs nous sont-ils inavouables, pourquoi nous est-il si difficile de les porter à la parole? Si difficile que nous finissons par les tenir cachés, que nous construisons pour eux quelque part en nous une crypte, où ils restent embaumés, en attente.
Nous ne pouvons porter au langage nos désirs parce que nous les avons imaginés. La crypte ne contient en réalité que des images, comme un livre pour les enfants qui ne savent pas encore lire, comme les images d’Épinal d’un peuple analphabète. Le corps des désirs est une image. Et ce qui est inavouable dans le désir, c’est l’image que nous nous en sommes faite.
Communiquer à quelqu’un les désirs sans les images, est brutal. Lui communiquer les images sans les désirs est écœurant (comme raconter les rêves ou les voyages). Mais dans les deux cas facile. Communiquer les désirs imaginés et les images désirées est la tâche la plus ardue. C’est pourquoi nous la différons. Jusqu’au moment où nous commençons à comprendre qu’elle restera pour toujours en attente. Et que, ce désir inavoué, nous le sommes, nous-mêmes, pour toujours prisonniers dans la crypte.
éthique
Thucydide: « On changea jusqu’au sens usuel des mots… »
On changea jusqu’au sens usuel des mots par rapport aux actes dans les justifications qu’on donnait. Une audace irréfléchie passa pour dévouement courageux à son parti, une prudence réservée pour lâcheté déguisée, la sagesse pour le masque de la couardise, l’intelligence en tout pour une inertie totale ; les impulsions précipitées furent comptées comme qualité virile et les délibérations circonstanciées comme un beau prétexte de dérobade… La plupart des hommes aiment mieux être appelés habiles en étant des canailles qu’être appelés des sots en étant honnêtes: de ceci, ils rougissent, de l’autre, ils s’enorgueillissent.
(III, 82. Traduction J. de Romilly, cité par Pierre Vidal-Naquet dans Réflexions sur le génocide. Les juifs, la mémoire et le présent, tome III – La Découverte, 1995.)
F. Flahaut sur Barthes à la Fabrique de l’Histoire
François Flahaut (à propos du passage sur les fiches cuisine de « Elle » dans les « Mythologies »):
Il y a un jugement de valeur déguisé en description. C’est d’autant plus frappant que dans un autre livre, écrit un peu plus tôt, « Le Degré zéro de l’écriture », Barthes avait pointé justement, et critiqué, cette propension, dans le discours marxiste à passer subrepticement de la description au jugement de valeur. [citation 1] (…) Il considère que c’est typique de l’exercice du pouvoir dans le langage, pouvoir politique, oui, mais on pourrait dire, au fond, est-ce que le pouvoir intellectuel ne s’exerce pas aussi de cette manière? Par exemple « cosmopolitisme » est le nom négatif d' »internationalisme ». (…) On voit que Barthes a bien repéré ce fonctionnement et curieusement ça ne l’empêche pas lui-même de fonctionner de cette manière là.
Plus loin, après citation 2:
Là on rejoint dans le fond l’idéologue du réalisme socialiste, c’est-à-dire que dans un pays où la révolution a triomphé l’art ne peut plus que représenter la réalité…
Pus loin encore, le jansénisme de Barthes (et celui de Bourdieu?):
La démarche de Barthes, et on pourrait dire aussi la démarche de Bourdieu, parce qu’à certains égards cette démarche critique est proche de celle de Bourdieu, elle a toujours un sens…
(…)
C’est finalement la vie sociale dans son ensemble qui est considérée comme un piège, et alors là, je suis obligé de reconnaître un prêche janséniste, c’est du Pascal, c’est-à-dire ce que Pascal appelle le monde, la vie séculière, le divertissement, tout ça, c’est du flanc, c’est faux, ce n’est pas la vraie vie, la vérité est ailleurs, alors là je m’interroge, évidemment, quand la position critique de l’intellectuel le conduit au point de déconsidérer toute vie sociale, ce qui équivaut à laisser entendre que les braves gens, en fait l’ensemble de la population, sauf l’intellectuel en question, sont des gens qui se font avoir et quand ils vivent leur vie sociale, ces braves gens ne se rendent pas compte qu’ils sont dans un piège.
Pierre Bourdieu: politique et éthique
[A propos d’une interview de Pierre Bourdieu par Pierre Carles et de sa manipulation. Voir les circonstances sur Cerca blogue!.]
Restitué dans son intégralité, le propos de Pierre Bourdieu s’avère beaucoup plus complexe et moins « monnaiyable » politiquement que ce que sa version courte pouvait laisser croire. Et du coup beaucoup plus intéressant. Je me souviens d’entretiens que Pierre Bourdieu avait donnés au cours d’une série d’émissions sur France-Culture, il y a deux ou trois ans, et que je m’étais dit alors que sa démarche intime était moins politique que spirituelle, que ce qui le motivait était une ascétique (sociologie réflexive), sur un fond assez janséniste (c’est-à-dire presque calviniste/puritain mais plus centré sur soi que sur la communauté).
Contrairement à ce qu’il dit explicitement, le critère qui sépare l’homme de gauche de l’homme de droite semble, dans le cours de l’entretien, moins le rapport à l’ordre que le rapport au pouvoir et à son exercice et du coup gauche/droite deviennent moins des catégories politiques que des catégories éthiques. Et l’application politique de son propos devient problématique: comment comprendre ce qu’il dit de mai 68, « révolution ratée »? qu’est-ce qu’une révolution réussie? En le suivant on dirait volontiers qu’une révolution réussie c’est l’application d’un programme de gauche par des hommes intrinsèquement de droite. Et je continue de trouver sa logique « classante » glaçante, grosse de dangers possibles si elle trouvait une application politique. (Je ne veux pas dire que la pensée de Bourdieu ne devrait pas être appliquée à la politique, ce qui me semble, c’est que son centre de gravité n’est pas politique et que dans cette mesure son application à la politique est délicate, facilement dévoyée comme le montre le clip Daily Motion et l’utilisation qui en est faite ici ou là).
Le juste milieu selon Maïmonide
(reprise d’un vieux billet sur Cerca blogue!)
[La Loi] a défendu tous les mets illicites, les passions illicites, la prostitution… toutes ces mesures, Dieu les a ordonnées uniquement pour que nous nous tenions très éloignés de l’extrême de la volupté et que nous abandonnions le juste milieu pour nous porter un peu dans le sens de l’insensibilité, juqu’à ce que la tendance à la continence se soit fortifiée en nos âmes.
Epictète: « Prends la chose du côté où tu sens un frère… »
Manuel d’Epictète et tableau de Cébès, en grec, avec une traduction française (…) / par Lefebvre Villebrune, Bibliothécaire de la Bibliothèque nationale.- A Paris : chez Gail…, Pigoreau…, l’an troisième.
63 – Si quelqu’un te fait du tort, ou parle mal de toi : songe qu’il ne se comporte ainsi que parce qu’il pense y être obligé : il ne peut donc suivre ton opinion et renoncer à la sienne. Mais si en se comportant ainsi, il juge mal, ce n’est qu’à lui qu’il fait tort puisqu’il n’y a que lui de trompé. En effet, qu’une vérité compliquée passe pour une fausseté, ce n’est pas cette vérité qui en souffre, mais celui qui l’a mal appercue, qui est abusé. En partant de ce principe, tu seras modéré envers cet homme injurieux : dis seulement à chacun de ses propos : « c’est son opinion ».
64 – Toute chose a deux anses : on peut la porter par l’une et non par l’autre. Ton frère te fait une injustice ? ne prends pas la chose du côté de l’injustice, car ce n’est pas l’anse par laquelle tu pourrois la porter; mais prends-la du côté où tu sens un frère, un homme qui a été nourri avec toi, et tu prendras la chose par l’anse qui te permet de la porter.
Hallaj: « Ton âme… »
(Akhbar al-Hallâj, trad. Louis Massignon, Vrin, 1975. 65)
و قال احمد بن فاتك : قات للحلاج : أوصن. قا : هى نفسك إن لم تشغلها شغلتك
Ahmad ibn Fâtik dit encore: J’ai dit à al-Hallâj: Lègue-moi un commandement. Il dit: Ton âme! Si tu ne l’asservis pas, elle t’asserviras (Hâ nafsuka in lam tashghaluhâ shaghalatka).
Glenn Gould: les maisons grises (1974)
Enfin! J’ai retourné ma bibliothèque perso dans tous les sens plusieurs fois à la recherche du passage où Glenn Gould faisait l’apologie des maisons grises. Et puis,tout à l’heure, je tape « glenn gould grey houses » et voilà![en anglais dans le texte]:
Disons, par exemple, que j’ai le privilège de résider dans une ville où toute les maisons sont peintes gris « marine de guerre ». […] Maintenant supposons, pour le raisonnement, que sans prévenir un individu décide de peindre sa maison rouge pompier. […] La conséquence réelle de son action présagerait l’apparition dans la ville d’une activité maniaque et presque inévitablement – dans la mesure où les autres maisons seraient repeintes dans des teintes semblement criardes – encouragerait un climat de compétition et, corollairement, de violence.
Infra le lien et le contexte (en anglais).
Jean-Pierre Dupuy (2): catastrophe et justice
Mise à jour du billet de samedi dernier: Jean-Pierre Dupuy chez Garapon, ce matin, avec Frédéric Worms, « Mal moral, mal naturel : la justice face à la catastrophe ? » [perm.] Axé sur le problème de la responsabilité/culpabilité. Moins passionnant que celui de la semaine dernière mais qui la complète dans la direction que mes réflexions m’avaient fait prendre, celle de la configuration politico-morale (ici plutôt juridico-morale) où poser la question des catastrophes à venir.
La non-affaire Bozonnet (remarques)
Quelques remarques en complément du billet sur « Cerca blogue! »:
– dans mon billet Bozonnet précédent, je disais que la décision du ministre devrait ouvrir les yeux de ceux qui voyaient dans la décision de MB un acte de l’establishment chiraquien. En l’écrivant je me suis dit que c’était leur supposer un peu naïvement de l’honnèteté intellectuelle. Les billets cités ci-dessus confirment ma naïveté. « Larbinage« , alors que c’est pour défaut de larbinage que Bozonnet a été puni: un bon larbin aurait compris qu’une décision à conséquences politiques comme la déprogrammation, même si dans le périmètre de ses missions, il ne pouvait la prendre qu’avec l’autorisation de son maître.
– dans l’un ou l’autre des billets cités (commentaire chez Assouline), on envoie un missile de sarcasme en frappe préventive sur une pétition de soutien à Bozonnet, pour l’instant inexistante (voir début du billet – mais on peut toujours aller signer le texte d’Olivier Py: « Le droit de dire non », je pense), sans doute parce qu’on lui soupçonne une légitimité.
– réécouter le débat du 14 juillet avignonais diffusé en début de cet après-midi sur France-Culture (pas facile de retrouver le fichier audio; le débat est ici, avant la lecture d’Elfriede Jelinek) où Marcel Bozonnet s’explique simplement et où Georges Banu dit des choses centrales depuis son expérience de Roumain, d’ex-sujet de Ceaucescu (en passant si on a beaucoup parlé du soutien d’Elfriede Jelinek à Handke, il a été moins remarqué que MB bénéficie du soutien du prix Nobel chinois Gao Xingjian, qui lui aussi en sait un bout sur les régimes dits socialistes). Jean-Pierre Vincent compare le poids de la responsabilité de l’administrateur de la Comédie Française à celui de l’hôte de Matignon (et je me dis in petto qu’on passe à l’hôte de Matignon des conneries autrement lourdes).
– l’autre soir, comme j’apprenais à C. le limogeage de Bozonnet, il me demandait avec incrédulité: « Mais pourquoi? ». Son étonnement témoigne selon moi de la méconnaissance (générale et non personnelle) de deux réalités:
* la réalité de la position de la diplomatie française sur les Balkans: les pro-serbes ont raison de dire que la France s’est alignée sur la position européo-américaine pour des raisons de real-politik et non en conviction et sous la pression des faits. Une grande partie, peut-être la majeure partie, de l’establishment diplomatique, politique et culturel (dans l’ordre décroissant) est restée pro-serbe (au sens de pro-Milosevic).
* la réalité du fonctionnement de l’Etat français (voir plus haut).
– enfin, je découvre un billet ancien et pertinent sur l’affaire Handke / Bozonnet sur un blogue qui globalement défend des idées fort éloignées des miennes. (A y regarder de plus près, je me rends compte que le blogue en question est alimenté par plusieurs auteurs dont certains n’ont pas grand chose à envier aux auteurs du blogue cité en début de billet. L’auteur du billet sur Bozonnet utilise le pseudo Letel, s’il avait un fil RSS propre, je le mettrais dans mes signets Sage).