Oeuvres / de Christophe Colomb; prés. & trad. par A. Cioranescu.- Paris: Gallimard, 1961.
CC commence son journal de bord, écrit à l’intention des souverains par le rappel successivement de la chute de Grenade puis de l’expulsion des Juifs. Il y a là quelque chose comme du génie, une pensée historique en même temps que géopolitique. La carte qu’on lui attribue frappe à la fois par son ambition et par son caractère rudimentaire: les sphères célestes entourées d’anneaux convergents, un disque étroit où se pressent toutes les terres du vieux monde. Elle est à l’image du génie de Colomb: ambitieux et approximatif.
Début de la relation du 1er voyage, après les titres, les invocations et les adresses:
« En cette présente année de 1492, Vos Altesses menèrent à bonne fin la guerre contre les Maures qui dominaient en Europe, en terminant ladite guerre dans la très illustre cité de Grenade… »
Au large de Palos de Moguer, au soir de la première journée de navigation, Colomb se retire dans sa cabine. Le navire sent encore le bois, le calfat et la peinture. L’odeur fraîche de la mer flotte autour, emprunte les courants d’air. L’Amiral a fait le point, juste au-dessus et il ouvre son journal de bord vierge.
Non, son journal n’est pas vierge, il a écrit la veille.
On recommence. C’est le 2 août 1492 à Palos de Moguer, un petit port au sud de Huelva, sur le golfe de Cadix, au bout de l’Andalousie, près de la frontière portugaise où l’Amiral est depuis le mois de mai pour y armer ses trois vaisseaux, recruter ses équipages et préparer le voyage (il est parti le samedi 12 mai de Grenade où les souverains se sont installés pour célébrer leur conquête). Le 2 août dans l’après-midi, tandis qu’on fête le départ sur la place du port, l’Amiral s’est fait amener en barque sur la Santa Maria, pour une dernière inspection, a-t-il dit mais il allé dans sa cabine. Il entendait plaisanter les hommes qui sont venus avec lui dans la barque, Juan de la Cosa, son cousin et un autre marin. Il a ouvert le codex in-quarto vierge qu’il a amené avec lui, a débouché l’encrier et il écrit:
« In nomine Domini nostri Jhesu Christi, Très Chrétiens et très Hauts, très Excellents et très Puissants Prince, le Roi et la Reine des Espagnes et des îles de la mer, Nos Seigneurs. En cette présente année de 1492… »
C’est le prologue du journal de bord qu’il se propose de tenir scrupuleusement, conscient qu’il est de l’importance de son voyage et de l’intérêt de faire mémoire de ses péripéties.
Géopolitique. Les buts déclarés: prendre contact avec le grand Khan, aider à sa conversion et à celle de ses sujets, visiter par la même occasion les pays et les populations de cette extrémité orientale du monde qu’on appelle encore Inde, et ouvrir une nouvelle route, par l’Ouest, pour y parvenir, un but politique, un but géographique et un but maritime (médiologique). Et cela dans la circonstance géopolitique évoquée de la prise de Grenade et de l’expulsion de Juifs. C’est un vieux projet que de contourner l’Islam et de l’encercler par l’alliance et la conversion des Mongols. Mais il y a plus d’un siècle que les Mongols qui avaient conquis la Chine sont retournés dans leurs steppes et que c’est un empereur chinois Ming qui détient le mandat du Ciel.
Le royaume de Grenade n’était plus une puissance mais sa chute proclame au monde l’affaiblissement de l’Islam et la nouvelle force de la chrétienté. Disproportion entre la précision de la circonstance temporelle et le vague géographique et temporel des objectifs.
Contradiction entre les objectifs affichés et le contenu des capitulations qui nomment le Génois « Vice-Roi et Gouverneur perpétuel de toutes les îles et de la terre ferme que je pourrais découvrir et conquérir, et qui seraient découvertes et conquises par la suite… » Est-ce que ces stipulations ne sont pas mieux adaptées à ce qu’on trouva qu’à ce qu’on était censé trouver?
Colomb écrit avec gourmandise, des lettres grandes et grasses, avec de longs jambages, et de nobles majuscules tout au long des premières lignes. Ce prologue lui permet de goûter toute la solemnité de ce voyage à venir, il fait de cette journée du 2 août le prologue du voyage qui commencera le lendemain un peu avant le crépuscule de l’aube.
Ecrivant, il pense déjà aux relations qu’il fera et il utilise le parfait, comme s’il était déjà rentré:
« Je me dirigeai d’abord vers les îles Canaries… »
Il pose la plume après avoir écrit:
« Je me proposai de naviguer tout le temps qu’il faudrait pour arriver aux Indes, afin de présenter aux princes de ces régions l’ambassade de Vos Altesses et d’exécuter ainsi ce qui m’avait été commis. »
Et là-dessus il pose la plume.
Le lendemain il est passé au présent.
(report oct. 2006)
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