Les poètes

(Je reporte ici un article que j’avais donné il y a deux ans à Sitaudis.)

De la préface de l’Interprète des désirs[1], Pierre Lory:

Le poète antéislamique se disait inspiré par son double (qarîn), son « génie ». Sa parole était en outre supposée exercer un pouvoir, une action efficace. Un poème d’amour est un geste positif de séduction, une satire est une véritable attaque portée contre la puissance d’autrui: Al-kalimâtu kilâmun, « les paroles sont des blessures », dit l’adage ancien. Ainsi une anecdote rapporte-t-elle que, à la suite d’une guerre intertribale, les vainqueurs bâillonnèrent le poète de la tribu vaincue pour l’empêcher de continuer à nuire par son verbe.

Le Coran rejetant avec véhémence l’assimilation de la révélation à de la poésie, et attaquant même l’activité des poètes, il n’a plus guère été question par la suite de l’inspiration due aux génies.

Ce morceau vient au croisement de deux lignes de ruminations / conversations qui m’ont occupé. Dans l’une il s’agit d’une certaine condamnation de la poésie dans la modernité de la fin du siècle dernier (Francis Ponge, Denis Roche, TXT…), de la poésie ou d’une certaine attitude poétique, de la prétention au sublime ou plus généralement du lyrisme. Par ailleurs la lecture de différentes notes, écoutes, qui posent la possibilité que l’histoire de la révélation islamique soit une fiction de part en part, avec ça un article qui posait, lui, la possibilité que Jésus ne fût pas mort sur la croix mais qu’il ait vécu encore après l’épisode de la crucifixion (j’ai tapé « crucifiction », ce qui est assez joli: pas sûr dans ces conditions que la crucifixion elle-même ne fût pas un mythe). Et puis souvenir des cours de Römer et de la lecture des nouveaux archéologues israéliens, Finkelstein et al.. La question, c’est comment une religion survit à la dénonciation des faits sur lesquels elle s’est bâtie ou a cru s’être bâtie? Qu’est-ce que la religion juive sans le passage de la Mer Rouge, la conquête de Canaan? La religion chrétienne sans la mort du Christ sur la croix? L’islam sans Muhammad? Il y a la possibilité du refus pur et simple. Mais le plus intéressant est l’autre possibilité: l’interprétation. Le catholicisme l’a suivie par exemple sur la Genèse. Cependant pourrait-il survivre en acceptant que le Christ ne fût pas mort sur la croix?

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QR’

La racine de Qur'ân, qu'on retrouve au premier mot révélé: "Iqra'" (Sourate du Caillot), "qara'a" qui signifie "lire" et "réciter" en arabe, en hébreu (qra) signifie aussi "réciter, lire" mais les premiers sens sont "crier", "implorer", "appeler" et (ce qui me frappe) "nommer". C'est en particulier le mot qui est employé dans la Genèse, lorsque D. nomme la lumière jour, ou lorsqu'Adam donne leurs noms aux animaux.

Nous n’avons jamais lu le Coran / Youssef Seddik

p. 185
Dans son Histoire, Al-Ya’qûbî, l’un des auteurs arabes les plus proches du moment coranique (mort en 905), parle d’abord de l’Inde « dont les habitants, dit-il, possèdent l’aptitude à la pensée théorique, nazar, et à la sagesse, dont les écrits sont la source de tous les discours produits par les Grecs (Yûnân), les Perses et par tous les autres peuples ». Il passe immédiatement au peuple des Grecs, auquel il consacre un chapitre induit sans la formule qui ouvre pourtant tous les autres: « Parmi leurs rois, il faut mentionner… », et il écrit:
« Les Grecs (Yûnân-yûn) comptaient parmi eux des sages épris de philosophie et d’illustres philosophes. »
[…]
« Certains [parmi les Grecs] se disent Hanîf-s; ce sont ceux qui attestent de l’existence d’un Créateur qu’ils reconnaissent, et se disent même avoir un prophète, Orinonos, Epidémion ou Hermès Trismégiste. On dit que celui-ci serait le prophète Idriss, le premier à tracer le graphe au moyen du calame et à enseigner l’astronomie. Ils disent aussi du Créateur, Omniscient et Transcendant soit-Il, ce qu’en dit Hermès, à savoir que le concevoir par la raison demeure malaisé; quant à l’exprimer par le discours, cela est impossible; Dieu est la Cause des causes, générant le monde par un acte unique. »
Pour éclore et relayer l’ionité défunte, la pensée engagée dans la parole du Coran semble, selon Al-Ya’qûbî, n’attendre que le moment précis d’une rupture dans le « temps grec », celle qui installera dans le discours aussi l’idéologie religieuse incarnée par la romanité. Ainsi, note encore l’historien, après les Séleucides et les Ptoléméens:
« La royauté passe aux mains des Romains (Rûm) qui vont investir l’espace, adopter la langue des habitants, et se reconnaître dans la romanité. C’est alors que l’ionité disparaît… »
(Nous n’avons jamais lu le Coran / Youssef Seddik.- éditions de l’aube, 2004)

Les futuhât d’Alexandre

L’histoire de l’Inde musulmane commence un millénaire avant l’Hégire, ou plutôt :
qui voudrait faire l’histoire de l’Inde musulmane devrait commencer par faire état d’un évènement antérieur d’un millénaire à l’Hégire de Muhammad : l’expédition d’Alexandre, les conquêtes d’Alexandre (ce qui se dit en arabe al-futuhât, « les ouvertures ») ont eu des conséquences politiques (historiques) beaucoup plus palpables, décisives, à l’ouest, dans le bassin méditerranééen, qu’à l’est. Cependant le dessin qu’elles ont fait semble nous parler de réalités plus lentes, plus fondamentales et plus persistantes.

[oct. 2006: aujourd’hui je ne dirais plus que les conséquences des « ouvertures » d’Alexandre ont été beaucoup plus décisives à l’ouest qu’elles ne furent à l’est. Il y avait alors sans doute une sous-estimation de ma part de l’influence qu’eurent les royaumes grecs orientaux, plus difficile à estimer que la réorganisation du monde hellénistique méditerranéen. Il suffirait peut-être de se dire que la figuration du Bouddha, jusqu’au bout oriental du monde, est d’origine grecque.]

Arrivée sur la cinquième rivière du Penjab, l’armée refuse de continuer. Alexandre doit céder (selon ses historiens, il aurait voulu continuer, conquérir la plaine gangétique).

Interpréter les versets 90 & 91 de la sourate Al-Kahf comme une allusion à l’Eden. Les gymnosophistes au bout extrême semblent indemne de la faute adamique et omniscients (Paul Faure pp. 380-81).

Géographie alexandrine : l’Inde comme le coin sud-est du monde. Projet de compléter la conquête du monde par sa partie sud-ouest.

Voir dans Arrien (V, 25-27) le discours d’A. et la réponse de Coenos.

Alexandre-Hercule : Hercule est le héros qui purge la terre de sa monstruosité, qui ouvre un espace à l’humanité. Consciemment A. répète le geste d’Hercule et le monument qu’il laisse à l’extrémité de son parcours célèbre Hercule (ou plus exactement Alexandre-Hercule) plutôt que Dionysos. De ce point de vue, on peut considérer les fables indiennes, les descriptions de monstres et des prodiges qui accompagnent la littérature sur l’Inde pendant des siècles suivant la geste alexandrine, jusqu’à Christophe Colomb, pratiquement, jusqu’aux « Grandes Découvertes », comme l’attestation d’un monde que n’a pas atteint la purgation herculéenne.

Dans le cas d’Alexandre, on peut se demander s’il n’y a pas une opération métaphysique, la purgation s’identifiant au savoir, au savoir encyclopédique tel qu’il se constitue à la suite d’Aristote.

On trouve sur des cartes chrétiennes du haut MA (et plus tard encore, jusqu’à Colomb), l’Eden placé précisément là où sa seconde « corde » conduit Alexandre-Dhul’Qarnayn. Et l’association de la transgression et de la nudité (plus exactement de la fin de celle-ci) est attestée dans les sourates où il est question de l’arbre et de la faute d’Adam. Par ailleurs la précédente « corde », amenant Alexandre d’abord sur l’extrémité occidentale du monde l’y fait trouver la source d’immortalité qui elle aussi ne peut que nous rappeler la faute d’Adam (et l’on verra comment chez Colomb, pour qui, comme pour Al-Biruni, le monde est rond, les deux localisations, celle de l’extrême-occident et celle de l’extrême-orient, se confondent).

(report oct. 2006)