Nietzsche, la séduction des mots (Jenseits… § 16)

Caspar David Friedrich. : Der Wanderer über dem Nebelmeer

Il y a toujours encore d’inoffensifs introspectifs qui croient qu’il y a des « certitudes immédiates », par exemple « je pense », ou, comme c’était la superstition de Schopenhauer, « je veux »: comme si ici la connaissance obtenait de saisir son objet pur et nu, comme « chose en soi », et que ni du côté du sujet ni du côté de l’objet n’intervenait de falsification. Que cependant « certitude immédiate », tout comme « connaissance absolue » ou « chose en soi », enferment en soi une contradictio in adjecto, je le répèterai sans arrêt: c’est qu’il faut enfin se libérer de la séduction des mots. Lire la suite

L’amnésie infantile, les mots et les choses (César Aira)

Un adulte voit un oiseau voler, et son esprit immédiatement dit « oiseau ». L’enfant cependant voit quelque chose qui non seulement n’a pas de nom mais qui n’est même pas une chose sans nom: c’est (…) un continu sans limite qui participe de l’air, des arbres, de l’heure, du mouvement, de la température, de la voix de sa mère, de la couleur du ciel, de presque tout.

César Aira, A brick wall[1] : l’amnésie infantile[2] Lire la suite

Les babouins lecteurs (lecture et langage) 2/2

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

(L’illustration est tirée de l’article: Orthographic Processing in Baboons (Papio papio) / Jonathan Grainger, Stéphane Dufau, Marie Montant, Johannes C. Ziegler, and Joël Fagot.- Science 13 April 2012 sur lequel je reviens dans ce billet.)

En ouverture de son livre, au moment de poser la problématique de sa recherche, Stanislas Dehaene paraît bien être dans la ligne aristotélicienne, dont il traduirait la suite logique parole > écriture dans les termes chronologiques de l’évolution darwinienne:

« Notre capacité d’apprendre à lire pose une curieuse énigme, que j’appelle le paradoxe de la lecture: comment se peut-il que notre cerveau d’Homo sapiens paraisse finement adapté à la lecture, alors que cette activité, inventée de toutes pièces, n’existe que depuis quelques milliers d’années? » (Les Neurones de la lecture, p.24)

Il m’a cependant semblé trouver dans ses résultats de quoi contester la séquence aristotélicienne.

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Les babouins lecteurs (lecture et langage) 1/2

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Il vient de paraître dans Science les résultats des travaux d’une équipe de chercheurs marseillais sur les capacités de lecture des babouins[1].

« Les capacités de lecture des babouins »! On est habitués aux discussions et polémiques touchant les aptitudes linguistiques ou pré-linguistiques des grands singes (apes) mais la lecture! les babouins!

La note de vulgarisation du site de mce.tv par quoi je suis arrivé à cet article (et où j’ai pris l’illustration de ce billet) annonce même: « Des babouins de Guinée capable de lire des mots comme dans « La planète des singes » ».

Sensationnalisme journalistique: les babouins de Guinée sont loin de lire des livres, « comme dans La Planète des singes », et si l’article original parle d’orthographe (« Orthographic Processing in Baboons »), il ne s’agit pas de l’orthographe au sens courant. Le mot prend ici un sens particulier, pertinent dans le domaine des études sur les processus neuronaux de la lecture, à savoir la capacité d’identifier les lettres individuelles et de traiter leurs positions dans un mot[2]. Il n’en reste pas moins que les résultats de l’équipe marseillaise sont passionnants et qu’ils remettent en cause les idées reçues sur le rapport entre le langage et la lecture.

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Pascal Quignard: Langage et Musique

Boutès / Pascal Quignard.- Galilée, 2008; pp. 63-65:

Cicéron disait qu’il y avait dans le langage une musicalité latente qui pénétrait l’âme en deça de la signification. Pur brasmos. Comme un vieux brame de pure émotivité qui porterait les hommes à partir de l’arrière-fond de leur langues.

La musique (…), une fois que l’humain a surgi ruisselant sur la rive pulmonée, dans le soleil de la naissance, devient une apostasie du langage qui va être acquis progressivement dans le monde externe et son souffle.
C’est à partir de ce discord entre battue cardiaque (rythmos) et chant pulmoné (melos) que quelque chose cherche à se suivre, à se tendre, à se distendre, à se quitter, à revenir, à s’harmoniser.
Les vrais musiciens sont ceux qui lâchent la corde de la langue. Ils quittent une part d’humanité.

La musique attire son auditeur dans l’existence solitaire qui précède la naissance, qui précède la respiration, qui précède le cri, qui précède le souffle, qui précède la possibilité de parler.
C’est ainsi que la musique s’enfonce dans l’existence originaire.