(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)
(L’illustration est tirée de l’article: Orthographic Processing in Baboons (Papio papio) / Jonathan Grainger, Stéphane Dufau, Marie Montant, Johannes C. Ziegler, and Joël Fagot.- Science 13 April 2012 sur lequel je reviens dans ce billet.)
En ouverture de son livre, au moment de poser la problématique de sa recherche, Stanislas Dehaene paraît bien être dans la ligne aristotélicienne, dont il traduirait la suite logique parole > écriture dans les termes chronologiques de l’évolution darwinienne:
« Notre capacité d’apprendre à lire pose une curieuse énigme, que j’appelle le paradoxe de la lecture: comment se peut-il que notre cerveau d’Homo sapiens paraisse finement adapté à la lecture, alors que cette activité, inventée de toutes pièces, n’existe que depuis quelques milliers d’années? » (Les Neurones de la lecture, p.24)
Il m’a cependant semblé trouver dans ses résultats de quoi contester la séquence aristotélicienne.
Ce que montre Dehaene, c’est que la lecture experte ne fonctionne pas comme le décodage de l’encodage d’une séquence sonore mais par la mise en rapport direct d’une image avec un concept. Parlant des deux voies de la lecture, il montre que co-existent au sein du cerveau deux « voies » distinctes qui sont utilisées au moment de la lecture: l’une qui est étroitement liée aux mécanismes de la parole et l’autre, celle de la lecture dite experte[1].
Il résout le « paradoxe de la lecture »[2] par un phénomène qu’il voit proche de ce que Stephen Jay Gould appelle « exaptation » (par opposition à « adaptation »). L’exaptation est l’usage d’un organe pour des fonctions différentes de celles qu’il avait dans un stade précédent de l’évolution:
« Un concept darwinien classique vient à l’esprit : celui d' »exaptation ». Ce terme, inventé par Steven Jay Gould, désigne la réutilisation, au cours de l’évolution des espèces, d’un mécanisme biologique ancien dans un rôle complètement différent de celui qu’il possédait initialement. Le plus bel exemple d' »exaptation » est peut-être celui des minuscules os qui, au plus profond de nos oreilles, semblent magnifiquement conçus pour l’amplification des signaux auditifs – alors qu’en réalité, ils sont issus de l’ossature de la mâchoire ! » (Les Neurones de la lecture, p. 199)
Dehaene rejette cependant ce terme pour caractériser les mécanismes neuronaux de la lecture[3] dans la mesure où l’exaptation implique un développement évolutif spécifique, « en dur », alors que son paradoxe repose justement sur l’impossibilité d’un tel développement[4]. Il préfère dans ces conditions parler de « recyclage neuronal ».
« Dans le cas des objets culturels, toutefois, le bricolage survient à une vitesse bien plus grande que celle de l’évolution biologique. Leur invention ne prend que quelques semaines ou quelques mois (même s’il peut s’écouler ensuite plusieurs générations avant que l’invention ne se répande à toute la population).
De plus, la création de nouveaux objets culturels repose sur des mécanismes neuronaux d’apprentissage qui ne nécessitent aucun changement du génome. C’est en raison de ces différences fondamentales entre évolution biologique et évolution culturelle qu’il me paraît utile, pour caractériser l’interface entre objets de culture et réseaux de neurones, d’introduire un terme nouveau, celui de « recyclage neuronal ».
J’entends par ce terme l’invasion partielle ou totale, par un objet culturel nouveau, de territoires corticaux initialement dévolus à une fonction différente. »(Les Neurones de la lecture, p. 199-200)
La question qu’on peut alors se poser est celle de cette différence et s’il ne serait pas une manière plus simple de résoudre le paradoxe en disant que si le cerveau humain paraît si finement adapté à la lecture (linguistique), c’est parce que l’évolution a cablé en lui les circuits d’une lecture plus ancienne, pré-humaine, dont la lecture linguistique n’est qu’une application culturelle spécifique.
C’est dans cette direction que, me semble-t-il, vont les conclusions de l’équipe marseillaise qui se réfère explicitement aux travaux de Stanislas Dehaene:
« Our study may therefore help explain the success of the human cultural choice of visually representing words using combinations of aligned, spatially compact, ordered sequences of symbols. The primate brain might therefore be better prepared than previously thought to process printed words, hence facilitating the initial steps toward mastering one of the most complex of human skills: reading. »[5]
Ou selon une chercheuse de l’équipe marseillaise cité dans la note de mce.tv:
« On a toujours pensé que l’apprentissage de l’écriture et donc de la lecture était une compétence spécifiquement humaine, éminemment culturelle, née très récemment à notre échelle de temps. Or, on constate que cet apprentissage est soutendu par des bases cérébrales que nous partageons avec les singes et sans doute avec beaucoup d’autres espèces animales. »
Comme on le voit, les chercheurs marseillais ne remettent pas explicitement en cause le schéma théorique explicatif de Stanislas Dehaene, ils n’annoncent pas la découverte d’une lecture animale non linguistique comme celle dont je fais l’hypothèse: la fonction première « recyclée » par la lecture textuelle reste chez eux comme chez Dehaene la reconnaissance de forme, et encore moins la perspective d’avoir des singes lecteurs comme dans la « Planète des singes » mais il modifie la position du curseur et montre que les mécanismes de la lecture textuelle sont moins spécifiques qu’on ne le croyait.
Plus précisément, et cela nous ramène à notre question première, ce qu’ils ont testé, c’est l’hypothèse que les mécanismes spécifiques de la lecture (« orthographiques » au sens technique) seraient mis en place depuis les processus linguistiques, lesquels auraient en quelque sorte colonisé les mécanismes visuels:
« according to the dominant theories of reading, orthographic processing is still primarily considered to be an extension of already established linguistic skills in the domain of spoken language processing…
We challenged the hypothesis that learning an orthographic code depends on preexisting linguistic knowledge by investigating whether nonhuman primates can learn this skill. »
Résultat clair et net:
Our results demonstrate that basic orthographic processing skills can be acquired in the absence of preexisting linguistic representations.
En d’autres termes: certains des, voire les mécanismes cérébraux essentiels de la lecture ne dépendent pas de la parole. Et donc la séquence qui fait de la lecture une élaboration seconde et dépendante du langage oral ne tient pas (sauf à se donner une définition très restrictive de la lecture, excluant de fait la plupart des mécanismes mis en oeuvre).
Interrogé dans un autre article de vulgarisation[6], le linguiste de l’équipe, Arnaud Rey, va plus loin:
« Il voulait tester certaines thèses du grand linguiste Noam Chomsky, le premier à avoir développé une étude quasi mathématique du langage. L’une de ces thèses considère que l’homme se distingue du singe par la récursivité – la capacité à emboîter entre elles de manière infinie des structures linguistiques (sujet, verbe et complément). … Nous avons constaté que les babouins assemblaient les phrases comme nous», explique Arnaud Rey.
Adieu la thèse de Chomsky ! »
Je ne suis pas sûr que Chomsky se considérerait réfuté, lui qui déclarait:
« le langage n’est pas une spécificité génétique de l’homme mais une compétence dont on retrouve les racines chez les grands singes »[7].
Cela suppose que cette compétence est antérieure à et indépendante de l’oralité, laquelle n’en serait qu’une application. Ce que confirme l’étude marseillaise.
Je serais très tenté de proposer ici une autre thèse contr’intuitive (que le sémantisme est apporté à la parole (initialement expressive) par la lecture!) mais ce billet est suffisamment long et chaotique comme ça. Je suis conscient en particulier que mon hypothèse d’une « lecture animale », c’est à dire d’une activité visuelle distincte de la simple reconnaissance de formes, qui implique un traitement spécifique des formes d’une manière au moins pré-sémantique, c’est à dire comme des signes[8], reste une pure suggestion en attente de plus d’argumentation et de vérifications factuelles[9].
Juste pour finir marquer deux conséquences:
1. S’agissant de l’activité sémantique et dans l’acte de lecture particulièrement, la dimension visuelle n’est donc pas seconde, n’est pas serve d’une dimension sonore qui lui préexisterait et qui la gouvernerait. Cela a des enjeux quant à la pédagogie de la « lettrure » (par où j’entends à la fois lecture et écriture): apprendre à lire et à écrire n’est pas apprendre à décoder / encoder la réalité préexistante et indépendante que serait la parole, c’est l’apprentissage du « mariage » de deux fonctions sémantiques pré-existantes à l’apprentissage: l’attention visuelle aux signes et la parole, toutes deux profondément modifiées par ce mariage. Et cela a aussi des enjeux évidents quant aux conditions de l’activité sémantique sur les terminaux numériques, sur le web en particulier, où le textuel est le plus souvent mélangé avec de l’information visuelle d’un autre ordre.
2. L’activité sémantique visuelle première est la lecture et non l’écriture. Et que dans cette mesure, c’est la dimension passive (passiveté relative et paradoxale: c’est la passivité de l’attention) de la « lettrure » qui est première et essentielle.
Notes:
- Christian Jacomino m’a déjà fait remarquer que l’on constate des accidents de lecture liés à une utilisation trop exclusive de l’accès visuel au sens: lire « copain » là où il est écrit « ami » par exemple, de sorte qu’il ne faudrait parler de lecture experte que lorsque la lecture « conceptuelle » se fait sur fond d’une maîtrise acquise de la lecture phonologique. Je garde donc ici l’usage commun par facilité de langage mais il faut conserver à l’esprit cette importante rectification. Au passage, je remarque que les accidents indiqués par Christian attestent bien de l’existence non seconde, dès le début, d’une lecture non-phonologique, contre l’idée qui voudrait que la lecture conceptuelle soit, par essence, un raffinement, un perfectionnement de la lecture phonologique, au contraire on voit bien que dès le début les deux co-existent, ou peut-être faudrait-il dire que la lecture conceptuelle est première, existe avant tout apprentissage, et que l’apprentissage consiste précisément en le mariage, par le biais de la lecture/écriture phonologique, de la lecture avec le langage
- posé dans les mêmes termes par Maryanne Wolf, « Proust and the Squid: The Story and Science of the Reading Brain », 2007
- ce qui n’empêche pas l’article de la Wikipédia francophone de donner la lecture comme un exemple d’exaptation
- on pourrait alors se demander si le concept d’exaptation ne serait pas pertinent pour caractériser les mécanismes neuronaux du langage
- http://www.sciencemag.org/content/336/6078/245.abstract
- « L’orthographe est à la portée des babouins » d’Olivier Hertel sur le site de Sciences et Avenir (consulté le 15 avril 2012
- http://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/20120112.OBS8650/si-les-singes-savaient-parler.html
- « le langage est un système de signes, la linguistique est partie intégrante de la science des signes, la sémiotique (ou, dans les termes de Saussure, la sémiologie). La définition médiévale — aliquid stat pro aliquo — que notre époque a ressuscitée, s’est montrée toujours valable et féconde. » R. Jakobson, Essais de linguistique générale, tr. fr. p. 162, cité par J. Derrida, De la Grammatologie, p. 24. (On remarque au passage que le rapport entre la linguistique et la « science des signes » selon Jakobson, et Saussure lui-même, est exactement symétrique du rapport entre la linguistique et la science de l’écriture selon Martinet.) Le critère qui m’intéresse ici, c’est « aliquid stat pro aliquo ».
- Ce qu’il me semble, c’est que c’est du côté des mécanismes « orthographiques », tels qu’ils sont mis en évidence dans l’article commenté ici, qu’on pourrait trouver les éléments de la caractérisation d’une activité mentale spécifique distincte de la simple reconnaissance de formes, la « compétence » évoquée par N. Chomsky.
Une réflexion sur “Les babouins lecteurs (lecture et langage) 2/2”