(En complément d’une note sur Cerca Blogue!)
Ces derniers mois, en France, nous pouvons avoir l’impression d’un retour partiel, dans la sphère intellectuelle, de la situation de l’après-guerre. Je pense au retour, encore un peu occulte, à demi déclaré, de Heidegger comme le philosophe du temps et à la domination à gauche d’une idéologie qu’on peut appeler para-communiste.
Quant à Heidegger, il semble que les mises à jour critiques et les dénonciations (Farias, les deux Faye, ce qui était à l’avant-plan du débat il y a peu encore) soient à présent digérées et qu’elles n’ont pas suffi à disqualifier ce qui chez Heidegger semble pertinent pour penser notre époque. Il est remarquable que ce retour de Heidegger concerne des régions idéologiques très diverses (Alain Finkielkraut ou Catherine Malabou – sa conférence au colloque Heidegger de Stasbourg, 2004: Heidegger, critique du capital) mais qui ont en commun la critique du libéralisme social et économique.
Il est intéressant, par ailleurs, d’observer quelques éléments qui distinguent la configuration anti-libérale qui prévaut à gauche aujourd’hui de l’hégémonie idéologique du parti communiste dans l’après guerre. D’abord que le parti communiste a perdu sa situation centrale, or le parti communiste, c’était une organisation, une idéologie articulée, un projet politique articulé en programmes, etc., c’était aussi la solidarité avec une gouvernance effective, un projet mis en pratique, ceux des pays du socialisme réel. C’est-à-dire que le parti communiste représentait une responsabilité possible.
Une autre particularité est le remplacement dans le discours courant du mot « capitalisme » par le mot « libéralisme ». L’usage particulier fait en France par le mot, où il ne désigne jamais, sinon dans des discours spécialisés, le libéralisme politique, permet de comprendre sous le mot « libéralisme » à peu près la même chose que ce qu’on appellait « capitalisme ». Cette substitution s’est faite à l’issue d’un processus qui a vu disparaître progressivement les mots « néo-libéralisme » puis « ultra-libéralisme », soit la possibilité d’options différentes voire opposées à l’intérieur du mode de production capitaliste organisé en économie libérale de marché.
Une des conséquences de cette substitution que le système dénoncé se retrouve sans alternative claire, sans programme de prise de responsabilité réelle. Au capitalisme s’opposait le socialisme (que le socialisme des communistes et celui des socialistes étaient réalité très différents et que le projet socialiste de rupture avec le capitalisme n’ait pas résisté à l’épreuve du pouvoir est une autre histoire), qu’est-ce qui s’oppose au libéralisme (comme projet)? Selon les uns, ce sera toujours le socialisme (étant entendu distinct de socialisme réel – et à voix basse), selon les autres ce sera un mode de développement alternatif, ou des expérimentations de nouveaux modes d’organisation démocratique, l’alternative la plus stable et la plus « vendable » politiquement ces jours-ci me semble être la République (derrière quoi, il me semble entendre parfois, assez souvent, mais à voix basse, la Nation).
Parallèlement, la désignation de l’adversaire devient floue. Le capitalisme était incarné par les capitalistes, qui incarne le « libéralisme »? Cela reste généralement sous-entendu: les capitalistes mais aussi les libéraux dans la mesure où le mot désigne à la fois une idéologie et une organisation effective… Pratiquement on en arrive à une situation où l’ennemi n’est pas d’abord un ou des groupes d’hommes mais une abstraction hypostasiée. Ce qui n’empêche pas la stigmatisation, au contraire, seront stigmatisés des complices, des fauteurs de l’abstraction, sans que soit pratiquement remis en cause leur position de responsabilité. Soit une configuration politico-morale (condition d’une réponse possible à la question « Que faire? ») semblable à la configuration néo-heideggerienne où la Technique est cette abstraction hypostasiée actualisant le Mal (la récusation heideggerienne de la morale ou de l’éthique ne change rien à l’affaire: c’est une constante de la pensée post-nietzschéenne que d’importer massivement de la morale sous le couvert de l’immoralisme, je veux dire de la stigmatisation et de la culpabilisation).
(Cette configuration a pour inconvénient, entre autres, de brouiller logique du crime et logique de la catastrophe, responsabilité et culpabilité – ce que Heidegger fait délibérément. Elle ne laisse possible que la position hystérique ou la position du retrait, les deux pouvant se combiner. Ce qu’elle bouche, c’est la position critique, au sens kantien, condition d’une politique du possible – ceci entre parenthèses parce que sinon je ne m’en sors pas!)
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