Léo Strauss sur Heidegger

De temps à autre, je feuillette aussi Heidegger. Après de longues années, j’ai compris ce qui était faux chez lui. Une intelligence phénoménale qui repose sur une âme kitsch; je peux le démontrer. Lorsque j’ai lu un propos de lui de l’année 1934 où il se caractérise ‘comme un paysan de la forêt noire’, s’est éveillé en moi — oui, en moi! — le désir d’être un intellectuel ou de le devenir.

book

Leo Strauss, Lettre à G. Scholem, 7 juillet 1973

(via Miladus)

Heidegger: le « bolchévisme » anglais

Je donne ici le développement de la citation faite lundi.

Ist der »Kommunismus« die metaphysische Verfassung der Völker im letzten Abschnitt der Vollendung der Neuzeit, dann liegt darin, daß er bereits im Beginn der Neuzeit sein Wesen, wenngleich noch verdeckt, in die Macht setzen muß. Politisch geschieht das in der neuzeitlichen Geschichte des englischen Staates. Dieser ist – auf das Wesen hin gedacht unter Absehung von den zeitgemäßen Regierungs- und Gesellschafts- und Glaubensformen – dasselbe wie der Staat der vereinigten Sowjetrepu-bliken, nur mit dem Unterschied, daß dort eine riesenhafte Verstellung in den Schein der Moralität und Völkererziehung alle Gewaltentfaltung harmlos und selbstverständlich macht, während hier das neuzeitliche »Bewußtsein« rücksichtsloser, wenngleich nicht ohne Berufung auf Völkerbeglückung, sich selbst im eigenen Machtwesen bloßstellt. Die bürgerlich-christliche Form des englischen »Bolschewismus« ist die gefährlichste. Ohne die Vernichtung dieser bleibt die Neuzeit weiter erhalten.
Die endgültige Vernichtung kann aber nur die Gestalt der wesenhaften Selbstvernichtung haben, die am stärksten durch die Übersteigerung des eigenen Scheinwesens in die Rolle des Retters der Moralität befördert wird.

Ma traduction (incertaine):

Le « communisme »est la constitution métaphysique des peuples dans la dernière section de l’achèvement des temps modernes, en ceci (?) qu’il doit dès le début des temps modernes placer son essence, bien qu’encore couverte, dans la puissance. Politiquement, cela advient dans l’histoire moderne de l’Etat anglais. Lequel est – à le penser selon son essence, abstraction faite des formes actuelles des gouvernements, des sociétés et des croyances – la même chose que l’Etat de l’Union Soviétique, avec seulement cette différence que là un gigantesque travail de simulacre donne à tout déploiement de violence l’apparence inoffensive et évidente de la moralité et de l’éducation des peuples, alors qu’ici la « conscience » moderne se dévoile avec moins de scrupule, encore que non sans la prétention à réaliser le bonheur des peuples, dans son essence de puissance. La forme bourgeoise-chrétienne du « bolchévisme » anglais est la plus dangereuse. Sans l’annéantissement de ce dernier, la modernité persiste encore. L’annéantissement définitif ne peut cependant avoir que la figure de l’autoannéantissement essentiel, lequel sera amené avec la force la plus grande par le surpassement de sa propre apparence d’essence dans le rôle de sauveur de la moralité.

(GA tome 69 [1939-1940], “Entwurf zu Koinon. Zur Geschichte des Seyns”, p.208-209)

« capitalisme » / « libéralisme » + Heidegger

(En complément d’une note sur Cerca Blogue!)

Ces derniers mois, en France, nous pouvons avoir l’impression d’un retour partiel, dans la sphère intellectuelle, de la situation de l’après-guerre. Je pense au retour, encore un peu occulte, à demi déclaré, de Heidegger comme le philosophe du temps et à la domination à gauche d’une idéologie qu’on peut appeler para-communiste.

Quant à Heidegger, il semble que les mises à jour critiques et les dénonciations (Farias, les deux Faye, ce qui était à l’avant-plan du débat il y a peu encore) soient à présent digérées et qu’elles n’ont pas suffi à disqualifier ce qui chez Heidegger semble pertinent pour penser notre époque. Il est remarquable que ce retour de Heidegger concerne des régions idéologiques très diverses (Alain Finkielkraut ou Catherine Malabou – sa conférence au colloque Heidegger de Stasbourg, 2004: Heidegger, critique du capital) mais qui ont en commun la critique du libéralisme social et économique.

Il est intéressant, par ailleurs, d’observer quelques éléments qui distinguent la configuration anti-libérale qui prévaut à gauche aujourd’hui de l’hégémonie idéologique du parti communiste dans l’après guerre. D’abord que le parti communiste a perdu sa situation centrale, or le parti communiste, c’était une organisation, une idéologie articulée, un projet politique articulé en programmes, etc., c’était aussi la solidarité avec une gouvernance effective, un projet mis en pratique, ceux des pays du socialisme réel. C’est-à-dire que le parti communiste représentait une responsabilité possible.

Une autre particularité est le remplacement dans le discours courant du mot « capitalisme » par le mot « libéralisme ». L’usage particulier fait en France par le mot, où il ne désigne jamais, sinon dans des discours spécialisés, le libéralisme politique, permet de comprendre sous le mot « libéralisme » à peu près la même chose que ce qu’on appellait « capitalisme ». Cette substitution s’est faite à l’issue d’un processus qui a vu disparaître progressivement les mots « néo-libéralisme » puis « ultra-libéralisme », soit la possibilité d’options différentes voire opposées à l’intérieur du mode de production capitaliste organisé en économie libérale de marché.

Une des conséquences de cette substitution que le système dénoncé se retrouve sans alternative claire, sans programme de prise de responsabilité réelle. Au capitalisme s’opposait le socialisme (que le socialisme des communistes et celui des socialistes étaient réalité très différents et que le projet socialiste de rupture avec le capitalisme n’ait pas résisté à l’épreuve du pouvoir est une autre histoire), qu’est-ce qui s’oppose au libéralisme (comme projet)? Selon les uns, ce sera toujours le socialisme (étant entendu distinct de socialisme réel – et à voix basse), selon les autres ce sera un mode de développement alternatif, ou des expérimentations de nouveaux modes d’organisation démocratique, l’alternative la plus stable et la plus « vendable » politiquement ces jours-ci me semble être la République (derrière quoi, il me semble entendre parfois, assez souvent, mais à voix basse, la Nation).

Parallèlement, la désignation de l’adversaire devient floue. Le capitalisme était incarné par les capitalistes, qui incarne le « libéralisme »? Cela reste généralement sous-entendu: les capitalistes mais aussi les libéraux dans la mesure où le mot désigne à la fois une idéologie et une organisation effective… Pratiquement on en arrive à une situation où l’ennemi n’est pas d’abord un ou des groupes d’hommes mais une abstraction hypostasiée. Ce qui n’empêche pas la stigmatisation, au contraire, seront stigmatisés des complices, des fauteurs de l’abstraction, sans que soit pratiquement remis en cause leur position de responsabilité. Soit une configuration politico-morale (condition d’une réponse possible à la question « Que faire? ») semblable à la configuration néo-heideggerienne où la Technique est cette abstraction hypostasiée actualisant le Mal (la récusation heideggerienne de la morale ou de l’éthique ne change rien à l’affaire: c’est une constante de la pensée post-nietzschéenne que d’importer massivement de la morale sous le couvert de l’immoralisme, je veux dire de la stigmatisation et de la culpabilisation).

(Cette configuration a pour inconvénient, entre autres, de brouiller logique du crime et logique de la catastrophe, responsabilité et culpabilité – ce que Heidegger fait délibérément. Elle ne laisse possible que la position hystérique ou la position du retrait, les deux pouvant se combiner. Ce qu’elle bouche, c’est la position critique, au sens kantien, condition d’une politique du possible – ceci entre parenthèses parce que sinon je ne m’en sors pas!)

Heidegger, 2 citations sur l’ère de la Technique

1939-1940:

Ist der »Kommunismus« die metaphysische Verfassung der Völker im letzten Abschnitt der Vollendung der Neuzeit (…) Die bürgerlich-christliche Form des englischen »Bolschewismus« ist die gefährlichste. Ohne die Vernichtung dieser bleibt die Neuzeit weiter erhalten.
Die endgültige Vernichtung kann aber nur die Gestalt der wesenhaften Selbstvernichtung haben…

Le « communisme » est la constitution metaphysique des peuples dans la dernière phase de l’achèvement des temps modernes (…). La forme chrétienne et bourgeoise du « bolchevisme » anglais est la plus dangeureuse. Sans l´anéantissement [Vernichtung] de celle-ci, l´époque moderne se maintient. La destruction définitive ne peut avoir toutefois que la forme de l’autodestruction [Selbstvernichtung].

(GA tome 69 [1939-1940], « Entwurf zu Koinon. Zur Geschichte des Seyns », p.208-209)

Pas trouvé le texte allemand. [3.08: rajouté le texte allemand grâce au commentaire de SD (cf. commentaire infra)  – version longue ici]

Voir les explications importantes (qu’est-que ce « bolchévisme anglais »?) dans l’article de Wikipédia: « Les idéologies totalitaires, mais aussi les démocraties libérales, sont des conséquences du « communisme », qui existe à l’état latent dès le début des temps moderne, notamment dans la théorie politique anglaise fondant, sur la base du christianisme, la théorie moderne de l’Etat. Heidegger va jusqu’à dire que la forme christo-bourgeoise est la plus dangereuse afin de renvoyer dos-à-dos le totalitarisme et le libéralisme… »

1949:

Ackerbau ist jetzt motorisierte Ernährungsindustrie, im Wesen das Selbe wie die Fabrikation von Leichen in Gaskammern und Vernichtungslagern, das Selbe wie die Blockade und Aushungerung von Ländern, das Selbe wie die Fabrikation von Wasserstoffbomben.

L’agriculture est maintenant une industrie motorisée de la nourriture, essentiellement la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination, la même chose que le blocus et la réduction à la famine de pays, la même chose que la fabrication de bombe à hydrogène.

(GA tome 79, [1949], « Bremer Vorträge. Einblick in was das ist », « Das Ge-Stell », p. 27)

Le commentaire des citations de l’article de Wikipédia est plutôt (intelligemment) apologétique. La juxtaposition directe des 2 citations avec leurs dates permet de remarquer que le « totalitarisme » auquel la démocratie libérale est associée est le bolchévisme en 1939-40, le nazisme en 1949. Sous le nazisme qui entre en guerre, le curieux concept de « bolchévisme anglais » permet réorienter la priorité du mot d’ordre anti-bolchévique nazi vers l’Angleterre libérale (c’est le moment du pacte germano-soviétique). En phase de dénazification, c’est au nazisme que l’industrie anglo-saxonne est assimilée. Et si on prend au sérieux la continuité des deux citations on comprend que du nazisme, du communisme et du libéralisme anglo-saxon, c’est le dernier qui reste « le plus dangereux ». Par quoi on peut comprendre que Heidegger ait été reçu avec enthousiasme par une grande partie de l’après-guerre française des « compagnons de route ».

Nietzsche, le nihilisme, la musique

Je cherche dans Nietzsche (et trouve – post à venir) de quoi éclairer mon scepticisme quant à l'affirmation de Jean-Pierre Faye (Le Piège, p. 124) qu'il y aurait chez lui (N.), dans le fragment du 10 juin 1887, la réfutation précise du Nietzsche heideggerien. Parce qu'il me semble à moi que le tournant anti-métaphysique causé chez Heidegger par la mise en cause du recteur Krieck (cf. post récent) se fait sur fond de nietzschéisme: l'interpellation du recteur K. se fait au nom d'un nietzschéisme implicite et la réponse de Heidegger est de se faire, quant à la métaphysique, plus nietzschéen que Nietzsche (faisant de celui-ci le dernier métaphysicien). Que ces nietzschéismes soient trahisons de Nietzsche lui-même, cela va sans dire, c'est vrai de tout nietzschéisme.

Ce qui me frappe à nouveau, à me remettre à lire dans Nietzsche après un assez long intervalle, c'est combien cette pensée est héroïque, admirable, nécessaire et combien elle est dangereuse dès qu'on est tenté de l'arrêter, en d'autres termes que N. est un maître dans la pratique de la pensée et qu'il ne doit jamais l'être dans la théorie, qu'il ne faut jamais faire de N. une autorité. Il est toujours possible de trouver dans le foisonnement de la pensée et des écrits de Nietzsche de quoi soutenir une position et son inverse.

Ainsi trouvé-je ce fragment que je ne peux m'empêcher de copier ici avec malice pour mettre un contrepoint à l'émission de l'autre jour où Clément Rosset (A voie nue, descendre sur le résumé de l'émission de vendredi) se revendiquait du grand moustachu pour faire l'éloge de la musique comme moment de l'assomption joyeuse du tragique indépassable de la réalité:

"La musique et ses dangers, – sa griserie, son art de susciter des états chrétiens, et surtout ce mélange de sensualité transposée et de frénésie de prière (François d'Assise) – va la main dans la main avec l'impureté de l'intellect et l'exaltation du coeur: brise la volonté, surexcite la sensibilité, les musiciens sont lubriques." (Gallimard, Mp XVII 3b, 7 [65,5], t. XII, p. 309, sans doute écrit à Nice)

Reprise (Husserl)

L'année dernière, j'avais voulu commencer l'année avec une citation d'Edmond Jabès qui m'avait été offerte par la lecture de Y. Seddik et où je voulais lire une promesse. Depuis nous avons eu l'année 2005 et son référendum. Et, en ce début de 2006, c'est un morceau d'Edmund Husserl qui me saute aux yeux par ce qui me semble être sa pertinence aujourd'hui (et du coup je trouve le commentaire de G. Granel très daté). C'est encore une fois une citation de rencontre: j'ai occupé les premiers jours de l'année à la lecture de la bonne synthèse "Heidegger en France" de Dominique Janicaud, que j'ai lue comme un roman, et je suis allé voir dans l'EU pour compléter mon information sur Husserl (que je connais très mal).
Husserl écrivait la Krisis en 1936, peu avant de mourir, alors que le régime nazi l'avait chassé de l'Université et tandis que Heidegger, en réponse aux attaques du recteur Krieck, comme l'a montré Jean-Pierre Faye, élaborait sa Kehre, dans un mouvement double (et roublard) il intégrait dans sa propre pensée la dénonciation nietzschéenne de la métaphysique en dénonçant chez Nietzsche l'appartenance continuée à la métaphysique.
A considérer la réception de ce "Heidegger 2" dans les décennies qui ont suivi la guerre, à essayer de m'imaginer la situation de Husserl dans ces années du plein du nazisme, je lis dans ces quelques lignes un testament et quelque chose comme une bouteille à la mer. Un testament qui est une question et l'assignation, pour nous, humanité européenne, d'une tâche, un peu comme le testament du laboureur de La Fontaine. Et si ce testament me paraît aujourd'hui si pertinent, c'est qu'il me semble que cette année nous, en France du moins, sommes revenus par plusieurs biais sur cette question, que les grands débats politiques de cette année renvoyaient inconsciemment à la question de Husserl, et qu'elle était détaillée de la manière la plus indigente possible: "définir les frontières (géographiques) de l'Europe" (à propos de l'adhésion de la Turquie à l'Europe), "enseigner la positivité / négativité de la colonisation". Parmi les reprises de la question et les essais d'y répondre je compte les réactivations de la question heideggerienne où le néo-libéralisme est pensée selon la pensée de la technique et je crois y reconnaître quelque chose de la situation de 1936.

Kant, Heidegger et la métaphysique (Frédéric Nef)

Toute la série (« Heidegger et le nazisme ») est intéressante mais surtout (imho) l’émission d’aujourd’hui (p) où Jacques Mugnier reçoit Frédéric Nef, de l’EHESS.

Extrait de la présentation:

Kant, nous a-t-on appris, a signé la condamnation de la métaphysique. Désormais réduite à un corpus de textes à jamais clos, il nous reviendrait de l’analyser, voire de la déconstruire. Place, sur la scène philosophique actuelle, à l’herméneutique, à la phénoménologie, aux sciences cognitives, toutes choses qui ont rompu leurs amarres d’avec la métaphysique. […] Frédéric Nef [dans Qu’est-ce que la Métaphysique? .- Gallimard, 2004], qui reformule la question posée par Heidegger en 1929, montre l’inverse : la métaphysique est parmi nous. Nombreux sont les philosophes modernes et contemporains qui s’en réclament ou la relancent – de Russell à McTaggart, de Whitehead à Armstrong, de Kripke à Lewis : ils prennent pour objet la structure ultime du monde grâce aux concepts fondamentaux d’essence, d’existence, de propriété, d’objet, de monde et de possibilité.