Chateaubriand: « Le genre humain en vacances… »

Mémoires d’outre-tombe, première partie, livre V:

Lorsque, avant la Révolution, je lisais l’histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là ; je m’étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d’être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants.

La Révolution m’a fait comprendre cette possibilité d’existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l’avenir, le mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d’ennui. Les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu’ils n’ont point dans la cité bien réglée. L’infraction des lois, l’affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même, ajoutent à l’intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.

Via Anne RBT sur Facebook

Stupide obstination (Freud, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, 1915)

… nous avons constaté chez nos concitoyens du monde un autre symptôme qui ne nous a peut-être pas moins surpris et effrayés que la baisse, si douloureuse pour nous, de leur niveau moral. Je fais allusion à leur manque d’intelligence, à leur stupide obstination, à leur inaccessibilité aux arguments les plus convaincants, à la crédulité enfantine avec laquelle ils acceptent les affirmations les plus discutables. (…) Notre intellect ne peut travailler efficacement que pour autant qu’il est soustrait à des influences affectives trop intenses ; dans le cas contraire, il se comporte tout simplement comme un instrument au service d’une volonté, et il produit le résultat que celle-ci lui inculque.

… les hommes les plus intelligents perdent subitement toute faculté de comprendre et se comportent comme des imbéciles, dès que les idées qu’on leur présente se heurtent chez eux à une résistance affective, mais que leur intelligence et leur faculté de comprendre se réveillent, lorsque cette résis­tance est vaincue.

Ils ne mettent en avant les intérêts que pour rationaliser leurs passions, pour pouvoir justifier la satisfaction qu’ils cherchent à leur accorder.

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Walter Benjamin: la fin de l’expertise (« L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », pp. 48-49)

il n’existe guère aujourd’hui d’Européen qui, tant qu’il garde sa place dans le processus de travail, ne soit assuré en principe de pouvoir trouver, quand il le veut, une tribune pour raconter son expérience professionnelle, pour exposer ses doléances, pour publier un reportage ou un autre texte du même genre. Entre l’auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent, de devenir de moins en moins fondamentale. (…) A tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain.

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Simone Weil, quelques citations politiques

La civilisation européenne est une combinaison de l’esprit d’Orient avec son contraire, combinaison dans laquelle l’esprit d’Orient doit entrer dans une proportion assez considérable. Cette proportion est loin d’être réalisée aujourd’hui. Nous avons besoin d’une injection d’esprit oriental.

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« Ce que devrait faire le nouveau président américain quant à l’Iran… »

Sur History News Network, Michael Axworthy:

Le seul moyen sûr de se prémunir contre l’acquisition de l’arme nucléaire et de rejeter ces appels à l’action militaire – et de négocier un règlement global de tous les contentieux entre l’Iran et les Etats-Unis, tel que les deux parties puissent reprendre des relations normales sur une base de respect mutuel au moins, d’amitié si possible.

Après la chute de Baghdad au printemps 2003, le gouvernement iranien envoya aux américains (par l’intermédiaire du gouvernement suisse) une proposition de pourparlers en vue d’un « Grand Accord » [« Grand Bargain »] qui permettrait la résolution de la dispute nucléaire et la reconnaissance de facto d’Israël. L’administration Bush ignora la proposition, et reprocha aux Suisses de l’avoir transmise.

Un grand nombre d’observateurs, depuis Paul Wolfowitz jusqu’au fils du dernier Shah, depuis le dissident Akbar Ganji jusqu’au prix Nobel Shirin Ebadi, ont prévenu contre une action militaire, préconisant au contraire de permettre aux Iraniens de développer eux-mêmes un gouvernement plus libre, plus réellement représentatif, sans interférence extérieure.

L’histoire de l’Iran sur les 2 derniers siècles est en partie l’histoire d’une colère populaire croissante contre les ingérences extérieures, fondée sur une vieille aversion Shi’ite pour l’arrogance du pouvoir.

L’Iran est un vieux pays, avec une fierté pour son histoire et sa culture qui ont plus de 3000 ans, et cette culture a eu une influence dont beaucoup d’Américains et d’Européens n’ont pas la moindre idée. C’est une culture qui met une grande valeur sur l’éducation et les réalisations intellectuelles.

Cette génération cruciale [mieux éduquée] de jeunes Iraniens va-t-elle être rendue durablement hostile aux valeurs occidentales par une action militaire occidentale malheureuse? Ou ses instincts pro-occidentaux vont-ils être encouragés par une politique américaine déterminée de reconciliation qui peut attirer le régime iranien dans une réponse du même type? Mon profond espoir est que le prochain président américain choisira la seconde alternative.

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L’Ancien Régime & la Révolution / A. de Tocqueville (1856)

Continuité

Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères; ils n’ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables.

J’avais toujours pensé qu’ils avaient beaucoup moins réussi dans cette singulière entreprise qu’on ne l’avait cru au dehors et qu’ils ne l’avaient cru d’abord eux-mêmes. J’étais convaincu qu’à leur insu ils avaient retenu de l’ancien régime la plupart des sentiments, des habitudes, des idées mêmes à l’aide desquelles ils avaient conduit la Révolution qui le détruisit et que, sans le vouloir, ils s’étaient servis de ses débris pour construire l’édifice de la société nouvelle; de telle sorte que, pour bien comprendre et la Révolution et son oeuvre, il fallait oublier un moment la France que nous voyons, et aller interroger dans son tombeau la France qui n’est plus. (pp. 43-44)

Noblesse

Les nobles méprisaient fort l’administration proprement dite, quoiqu’ils s’adressassent de temps en temps à elle. Ils gardaient jusque dans l’abandon de leur ancien pouvoir quelque chose de cet orgueil de leurs pères, aussi ennemi de la servitude que de la règle. Ils ne se préoccupaient guère de la liberté générale des citoyens, et souffraient volontiers que la main du pouvoir s’appesantît tout autour d’eux; mais ils n’entendaient pas qu’elle pesât sur eux-mêmes, et pour l’obtenir ils étaient prêts à se jeter au besoin dans de grands hasards. Au moment où la Révolution commence, cette noblesse, qui va tomber avec le trône, a encore vis-à-vis du roi, et surtout de ses agents, une attitude infiniment plus haute et un langage plus libre que le tiers état, qui bientôt renversera la royauté. Presque toutes les garanties contre les abus du pouvoir que nous avons possédées durant les trente-sept ans du régime représentatif sont hautement revendiquées par elle. On sent, en lisant ses cahiers, au milieu de ses préjugés et de ses travers, l’esprit et quelques-unes des grandes qualités de l’aristocratie. Il faudra regretter toujours qu’au lieu de plier cette noblesse sous l’empire des lois, on l’ait abattue et déracinée. En agissant ainsi, on a ôté à la nation une portion nécessaire de sa substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais. Une classe qui a marché pendant des siècles la première a contracté, dans ce long usage incontesté de la grandeur, une certaine fierté de coeur, une confiance naturelle en ses forces, une habitude d’être regardée qui fait d’elle le point le plus résistant du corps social. (pp. 193-194)

Territoire et démocratie (une hypothèse)

Hypothèse suggérée par la lecture de Pouvoir et Persuasion / Peter Brown, chap. 1:

Interpréter l’évolution des systèmes socio-politiques comme la dialectique de deux principes en opposition: la constitution de structures administrativo-politiques de plus en plus grandes (un accroissement par sauts des territoires sous compétence politique commune) et une mise en responsabilité de plus en plus générale des individus inclus dans ces territoires.

(Explicitation après le saut. Je ne sais pas si cette hypothèse a déjà été proposée, éventuellement réfutée. Commentaires évidemment bienvenus si courtois.)

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« Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive » / Peter Brown (1992) + remarques sur 2 anciens tabous en histoire

Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive: vers un Empire chrétien / Peter Brown, trad. Pierre Chuvin.- Paris: Le Seuil, 1998 (1992)

Ma principale lecture autour du mois de mars dernier (j’avais envie de me faire plaisir). Il décrit comment au cours des 4e et 5e siècle de l’ère commune, la christianisation de l’Empire romain correspond à un changement de paradigme quant à la sociologie politique de l’ensemble impérial, particulièrement s’agissant des élites et des instruments culturels de leur sélection et de leur légitimation.

Je fais des extraits séparés de chaque chapitre par commodité même si les deux premiers chapitres sont étroitement liés, décrivant le paradigme de départ et ce qui le met en crise, les deux chapitres suivants décrivant le nouveau paradigme chrétien qui se met en place.

J’activerai les liens de la table des matières ci-dessous au fur et à mesure de la publication des extraits:

  1. La devotio: l’autocratie et les élites
  2. La paideia et le pouvoir
  3. Pauvreté et pouvoir
  4. Vers un Empire chrétien

Après le saut, quelques réflexions dilettantes concernant, à propos de Peter Brown, l’écriture de l’histoire et particulièrement 2 anciens tabous la concernant.
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F. Flahaut sur Barthes à la Fabrique de l’Histoire

(Emission de mercredi matin )

François Flahaut (à propos du passage sur les fiches cuisine de « Elle » dans les « Mythologies »):

Il y a un jugement de valeur déguisé en description. C’est d’autant plus frappant que dans un autre livre, écrit un peu plus tôt, « Le Degré zéro de l’écriture », Barthes avait pointé justement, et critiqué, cette propension, dans le discours marxiste à passer subrepticement de la description au jugement de valeur. [citation 1] (…) Il considère que c’est typique de l’exercice du pouvoir dans le langage, pouvoir politique, oui, mais on pourrait dire, au fond, est-ce que le pouvoir intellectuel ne s’exerce pas aussi de cette manière? Par exemple « cosmopolitisme » est le nom négatif d' »internationalisme ». (…) On voit que Barthes a bien repéré ce fonctionnement et curieusement ça ne l’empêche pas lui-même de fonctionner de cette manière là.

Plus loin, après citation 2:

Là on rejoint dans le fond l’idéologue du réalisme socialiste, c’est-à-dire que dans un pays où la révolution a triomphé l’art ne peut plus que représenter la réalité…

Pus loin encore, le jansénisme de Barthes (et celui de Bourdieu?):

La démarche de Barthes, et on pourrait dire aussi la démarche de Bourdieu, parce qu’à certains égards cette démarche critique est proche de celle de Bourdieu, elle a toujours un sens…
(…)
C’est finalement la vie sociale dans son ensemble qui est considérée comme un piège, et alors là, je suis obligé de reconnaître un prêche janséniste, c’est du Pascal, c’est-à-dire ce que Pascal appelle le monde, la vie séculière, le divertissement, tout ça, c’est du flanc, c’est faux, ce n’est pas la vraie vie, la vérité est ailleurs, alors là je m’interroge, évidemment, quand la position critique de l’intellectuel le conduit au point de déconsidérer toute vie sociale, ce qui équivaut à laisser entendre que les braves gens, en fait l’ensemble de la population, sauf l’intellectuel en question, sont des gens qui se font avoir et quand ils vivent leur vie sociale, ces braves gens ne se rendent pas compte qu’ils sont dans un piège.

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