Quintilien sur l’orthographe

Institutions Oratoires, 1, 4, 7-9 (cité par Roy Harris dans Rethinking Writing (2000)):

Il appartient à tous les grammairiens[1] de s’occuper de ces choses fines et d’examiner s’il ne nous manque pas certaines lettres nécessaires, non pour écrire des mots grecs (puisque nous avons emprunté deux lettres pour cela), mais pour les mots latins eux-mêmes: ainsi dans serus et uulgus le digamma éolien fait défaut[2], et il y a un son intermédiaire entre les lettres u et i (en effet nous ne disons pas optimum[3] comme opimum), et dans hereon n’entend clairement ni i, ni e; et par ailleurs d’autres lettres sont redondantes[4] (…)

(…) Aut grammatici saltem omnes in hanc descendent rerum tenuitatem, desintne aliquae nobis necessariae litterae, non cum Graeca scribimus (tum enim ab isdem duas mutuamur), sed proprie in Latinis: ut in his seruus et uulgus Aeolicum digammon desideratur, et medius est quidam u et i litterae sonus (non enim sic optimum dicimus ut opimum), et in here neque e plane neque i auditur; an rursus aliae redundent (…)[5]


  1. Grammatici, ie les professeurs de lettres
  2. pour distinguer la semi-consonne de la voyelle u, ce que fait la typographie moderne du latin, en notant la semi-consonne par v.
  3. écrit parfois optumum
  4. comme le q ou le x
  5. in The Latin Library trad. anglaise sur Lacus Curtius et Iowa State

Dans le cabinet d’un homme de lettres (fragment de journal)

Dans le cabinet d’un homme de lettres: pratiques lettrées dans l’Égypte byzantine, d’après le dossier de Dioscore d’Aphrodite / Jean-Luc Fournet (in: Jacob, Christian (dir.). Des Alexandries II. Paris: Bibliothèque nationale de France, 2003.)

Lundi 28 avril

J’ai fini l’article jeudi ou vendredi. J’en retiens le positionnement de la littérature classique: pratique de la littérature (sur un corpus extrêmement restreint – à se demander si le fonds trouvé est vraiment représentatif de ce qu’était la bibliothèque du lettré en général et de Dioscore en particulier) en liaison étroite avec la pratique pédagogique d’un côté et la pratique « documentaire » (notariale et juridique) de l’autre.

p. 85: Voilà qui dénote une société imbue de culture, dans laquelle l’action administrative, politique ou même privée ne se conçoit pas sans les belles-lettres et particulièrement la poésie, mode d’expression idéalisé. Cela traduit, en même temps, selon une tendance qui n’est pas propre à l’époque byzantine mais se renforce alors, une conception fonctionnaliste de la culture littéraire, qui est récupérée, instrumentalisée à tous les niveaux (le maître d’école, le lecteur dans sa bibliothèque, le poète-rhéteur ou le notaire-fonctionnaire) et qui, aux antipodes du ludisme ou de la gratuité artistiques, est au service de l’action publique ou privée.

Voir la fin de l’article qui fait bien la synthèse des enjeux théoriques. Parle en particulier de « littérarisation » du document (« document » est à prendre au sens de document administratif, etc., opposé à « texte »(littéraire)): inclusion d’éléments de culture littéraire, par le lexique, voire emploi de formes homériques archaïques, dans le document, pétition en particulier, et de « documentarisation » de la littérature: par exemple envoi de poèmes joints à des pétitions.

p. 68: On voit qu’une bibliothèque antique n’est pas forcément un lieu de délicates jouissances littéraires ou intellectuelles, mais le conservatoire d’ouvrages de référence destinés à servir.

(voir aussi)

éthopées

Une chose qui me fait songer en passant: Fournet voit dans la composition, sous forme de courts poèmes, d’éthopées autour d’Achille, l’attestation que Dioscore a exercé une activité de grammatikos et de la proximité entre la fonction pédagogique et la fonction littéraire. L’éthopée est un exercice rhétorique, scolaire, un progymnasmaton où l’on imagine les paroles d’un personnage dans une situation particulière de manière à exprimer le caractère propre dudit personnage (« Quelles paroles prononcerait Achille mourant par la faute de Polyxène? »). Il y a chez Proust (retrouver où) le reflet de tels exercices dans l’enseignement secondaire à la fin du 19e s. (et on en trouverait sans doute des attestations beaucoup plus récentes). L’éthopée empruntera alors ses personnages plus volontiers au théâtre français classique (« Imaginez les paroles de Phèdre…? » – retrouver l’exemple proustien). Ce qui me frappe, c’est d’une part l’ancienneté de l’exercice (mais attention, la pratique ne s’est pas continuée sans interruption depuis l’Antiquité grecque, sa reprise est sans doute un des éléments de ce phénomène extraordinaire qu’a été la Renaissance, phénomène dont Henri-Jean Martin disait jadis à son séminaire qu’il résistait à la compréhension, compréhension dont les conditions semblent s’éloigner de nous chaque jour un peu plus), je ne sais pas trop s’il faut voir dans la comparaison Achille vs. Ulysse de l’Hippias mineur (à vérifier) soit l’un des plus anciens dialogues de Platon, l’attestation de tels progymnasmata ou la préhistoire de ceux-ci (faudrait revoir dans Marrou), l’ancienneté de l’exercice, donc, et d’autre part combien aujourd’hui il est radicalement étranger à notre conception de l’éducation, combien rapidement il est devenu exotique.

Ponchettes

Et je pense aux filets des Ponchettes. Pendant toute mon enfance, le rivage des Ponchettes, au bout de la Promenade des Anglais, sous la colline du Château, était couvert de barques et de filets de pêche, étalés sur les embanquements pour être inspectés et ravaudés par les pêcheurs, retour de leur sortie matinale. Jusqu’au 19e siècle, Nice n’avait pas d’autre port que ce bout de plage, entre l’embouchure du Paillon et les « petites pointes » que faisait l’avancée du rocher sur la mer. Ainsi pendant plus de 2 millénaires, depuis que des Grecs Massaliotes s’établirent ici, au 6e siècle avant l’ère commune, des barques étaient hélées sur ce rivage et des filets étalés sur ses embanquements et cela cessa avec mon enfance, dans les années 60. (Ecrit de ma chambre d’hôtel, qui ne donne pas vers le Vieux Port, pour une fois, mais sur la rue Sainte, et la Bonne Mère veille, de derrière un coin d’immeuble, sur mon lit, illuminée comme une chasse.)

Che fece …. il gran rifiuto (céder sur son désir / Cavafy)

Cavafy Che fece… il gran rifiuto (tiré de Ποιήματα: Αναγνωρισμένα, ma traduction) :

Pour certains hommes arrive un jour
où il leur faut dire le grand Oui ou le grand
Non. Apparaît immédiatement qui tient
prêt en lui le Oui, et le disant

il avance en honneur et en confiance.
Celui qui refuse ne se repent pas. Interrogé à nouveau,
il redira non. Et pourtant il sera rabaissé
par ce non – le non correct – toute sa vie.

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Nos intellectuels… (fragments de journal)

Vendredi 28 mars 2008

18:30.- Dans le train.

Nos grands intellectuels se révélant au soir de leurs vies ce qu’un long cauchemar dogmatique les empêchaient d’être: Barthes un essayiste, avec le B. par lui-même ou les Fragments, un homme de lettres, Foucault un historien, avec l’Histoire de la sexualité. Les poses dogmatiques, les prétentions à la subversion radicale finalement déposées, plus profondément peut-être un surmoi sartrien, enfin levé… Et l’un comme l’autre ensuite meurent trop vite.

C’est du moins ainsi que moi je l’avais vécu, deux fois, à deux moments assez différents de ma vie. Avec à chaque fois une petite joie et ensuite un deuil, le sentiment d’une perte non seulement pour l’homme mais pour l’occasion manquée de l’accomplissement d’un destin, d’un devenir comme disait Deleuze.

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Michelet: « se réserver une enceinte… »

Journal, 27 octobre 1834 (via):

Méthode intime : simplifier, biographier l’histoire, comme d’un homme, comme de moi. Tacite dans Rome n’a vu que lui, et c’était vraiment Rome. Byron dans la Suisse n’a vu que lui, et il a trouvé la vraie poésie de la Suisse, à laquelle elle-même n’avait pu s’élever.

Dans le château de l’âme, se réserver une enceinte au milieu du vacarme de l’invasion quotidienne des connaissances diverses, des fonctions diverses, etc. On sera plus utile et à soi et à sa fille et à son livre. Améliorer et s’améliorer, sanctifier sa vie et son enseignement. Le régime est un puissant auxiliaire. 5 heures. Dernier retour sur soi. Combattre l’influence émouvante de l’histoire et, chaque semaine, se raccorder du particulier à l’infini, s’harmoniser soi-même. Il y aura plus de force ensuite pour saisir le particulier.

(Journal / Jules Michelet ; texte intégral, établi sur les manuscrits autographes et publ. pour la première fois, avec une introd. des notes et de nombreux documents inédits par Paul Viallaneix, Claude Digeon.- Paris] : Gallimard, 1959-1976 – pp. 161-2)

Linné sur la simianité de l’homme

Carl von Linné (lettre à J. G. Gmelin, 25 février 1747):

Il ne m’est pas plaisant de placer l’Homme parmi les anthropomorphes [ie primates], mais l’homme se connaît lui-même. Ne jouons pas sur les mots. Cela reviendra pour moi au même, quelque soit le mot utilisé. Mais je demande à toi et à tout le monde de me trouver une différence générale entre l’homme et les singes selon les principes de l’Histoire Naturelle. Moi, pour sûr, je n’en connais aucune. Si seulement quelqu’un pouvait m’en dire une! Si j’appelais l’homme singe ou vice-versa tous les théologiens me tomberaient dessus. Je le devrais peut-être d’après la loi scientifique.

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Palestine by Hubert Haddad | LibraryThing

Palestine by Hubert Haddad | LibraryThing

Acheté hier (15 mars 2008) en milieu de journée et terminé ce matin, lu presque d’une traite, surtout en marchant (puisqu’il n’est plus possible de fumer dans les cafés). En lisant le début, successions de phrases courtes et simples, je me disais que si j’étais déjà accroché, c’était parce que depuis une semaine j’étais à peu près privé de fiction (pas regardé la télévision, ni film, ni série, donc) et que le récit aurait aussi bien pu être filmé, qu’il n’y avait pas de véritable valeur ajoutée littéraire (= du fait de la mise en phrases).

Cela change change un peu avec l’avancée dans le livre et l’évolution du style et de la technique narrative. Reste malgré tout que mon impression au bout de la lecture est mitigée. Pas de regret, des réussites, un propos utile mais je me dis que, sur la même base, j’aurais préféré un récit documentaire (Hubert Haddad a dû voyager en Cisjordanie, au moins pour recueillir la matière documentaire de son roman), un journal de voyage (il doit y avoir dans un coin de mon vieux site les récits de voyage envoyés par Cécile) ou à l’inverse une fiction filmée.

Leo Strauss on Revelation as Creation

Maverick Philosopher Leo Strauss on Hermann Cohen on Revelation as Creation

Revelation is the continuation of creation since man as the rational and moral being comes into being, i.e., is constituted, by revelation. Revelation is as little miraculous as creation. (Leo Strauss, Studies in Platonic Political Philosophy, U. of Chicago Press, 1983, p. 237.)

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« Nation » chez Littré

Dictionnaire de la langue française d’Emile Littré (1872-1877), article « nation »:

1°- Réunion d’hommes habitant un même territoire, soumis ou non à un même gouvernement, ayant depuis longtemps des intérêts assez communs pour qu’on les regarde comme appartenant à la même race.

(Les 8 premiers exemples donnés sont tirés de Bossuet.)

La grande nation, nom donné d’abord à la France républicaine, et dont l’empereur Napoléon 1er se servit pour désigner après ses victoires la nation française.

6°- Dans l’ancienne université de Paris, nom donné à certaines provinces qui la composaient. L’université était formée de quatre nations, qui avaient leurs titres particuliers : l’honorable nation de France, la fidèle nation de Picardie, la vénérable nation de Normandie, la constante nation de Germanie ; c’étaient les procureurs de ces nations, avec les doyens des trois facultés supérieures, qui formaient le tribunal du recteur.

8°- Collége des quatre nations, collége fondé par Mazarin, pour recevoir les élèves appartenant aux provinces espagnoles, italiennes, allemandes et flamandes nouvellement réunies à la France.

Nation dans l’ancienne langue signifiait aussi, comme en latin, naissance, nature.

L’Ancien Régime & la Révolution / A. de Tocqueville (1856)

Continuité

Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères; ils n’ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables.

J’avais toujours pensé qu’ils avaient beaucoup moins réussi dans cette singulière entreprise qu’on ne l’avait cru au dehors et qu’ils ne l’avaient cru d’abord eux-mêmes. J’étais convaincu qu’à leur insu ils avaient retenu de l’ancien régime la plupart des sentiments, des habitudes, des idées mêmes à l’aide desquelles ils avaient conduit la Révolution qui le détruisit et que, sans le vouloir, ils s’étaient servis de ses débris pour construire l’édifice de la société nouvelle; de telle sorte que, pour bien comprendre et la Révolution et son oeuvre, il fallait oublier un moment la France que nous voyons, et aller interroger dans son tombeau la France qui n’est plus. (pp. 43-44)

Noblesse

Les nobles méprisaient fort l’administration proprement dite, quoiqu’ils s’adressassent de temps en temps à elle. Ils gardaient jusque dans l’abandon de leur ancien pouvoir quelque chose de cet orgueil de leurs pères, aussi ennemi de la servitude que de la règle. Ils ne se préoccupaient guère de la liberté générale des citoyens, et souffraient volontiers que la main du pouvoir s’appesantît tout autour d’eux; mais ils n’entendaient pas qu’elle pesât sur eux-mêmes, et pour l’obtenir ils étaient prêts à se jeter au besoin dans de grands hasards. Au moment où la Révolution commence, cette noblesse, qui va tomber avec le trône, a encore vis-à-vis du roi, et surtout de ses agents, une attitude infiniment plus haute et un langage plus libre que le tiers état, qui bientôt renversera la royauté. Presque toutes les garanties contre les abus du pouvoir que nous avons possédées durant les trente-sept ans du régime représentatif sont hautement revendiquées par elle. On sent, en lisant ses cahiers, au milieu de ses préjugés et de ses travers, l’esprit et quelques-unes des grandes qualités de l’aristocratie. Il faudra regretter toujours qu’au lieu de plier cette noblesse sous l’empire des lois, on l’ait abattue et déracinée. En agissant ainsi, on a ôté à la nation une portion nécessaire de sa substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais. Une classe qui a marché pendant des siècles la première a contracté, dans ce long usage incontesté de la grandeur, une certaine fierté de coeur, une confiance naturelle en ses forces, une habitude d’être regardée qui fait d’elle le point le plus résistant du corps social. (pp. 193-194)