Benjamin: réception par la distraction

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

La première des Temps modernes le 5 février 1936
La première des Temps modernes le 5 février 1936 (source: Wikimedia Commons)

Dans les derniers paragraphes de l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin analyse en termes d’attention les mutations de ce qu’il appelle le mode de perception de nos sociétés. Ce qui caractériserait le mode nouveau serait la « réception par la distraction », concept qu’il explicite par les exemples complémentaires du cinéma (comme art nouveau appelant des modes d’attention nouveaux) et de l’architecture (comme art ancien qui pour sa réception a toujours fait appel à l’usage autant voire plus qu’au recueillement de l’attention) à quoi il oppose la peinture et la poésie comme arts anciens du recueillement (non qu’ils soient indemnes de la mutation, bien au contraire: plutôt « liquidés » de l’intérieur par le geste dada).

On trouvera infra les extraits qui précisent ce que je ne fais ici qu’annoncer.

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attention glissante

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Atlas ou le gai savoir inquiet.- Minuit, 2011/ Georges Didi-Huberman:

On ne « lit » pas un atlas comme on lit un roman, un livre d’histoire ou un argument philosophique, de la première à la dernière page. (…) L’expérience montre que, le plus souvent, nous faisons de l’atlas un usage qui combine ces deux gestes apparemment si dissemblables : nous l’ouvrons d’abord pour y chercher une information précise mais, l’information une fois obtenue, nous ne quittons pas forcément l’atlas, ne cessant plus d’en arpenter les bifurcations en tous sens ; moyennant quoi nous ne refermerons le recueil de planches qu’après avoir cheminé un certain temps, erratiquement, sans intention précise, à travers sa forêt, son dédale, son trésor. En attendant une prochaine fois tout aussi inutile ou féconde.[1]

Ralph Waldo Emerson, Journals (April 1867)[2]:

Alcott me dit qu’il trouvait qu’un dictionnaire était une chose fascinante: il y allait regarder un mot et la matinée était passée, parce qu’il était mené vers un autre mot, et ainsi de suite, d’un mot à un autre. Cela demandait de l’abandon.[3]

Quelle est la logique de cette dérive et quelle est la nature de cette attention?

tiré de Atlas ou le gai savoir inquiet, loc. 1005, tous droits réservés
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Les babouins lecteurs (lecture et langage) 2/2

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

(L’illustration est tirée de l’article: Orthographic Processing in Baboons (Papio papio) / Jonathan Grainger, Stéphane Dufau, Marie Montant, Johannes C. Ziegler, and Joël Fagot.- Science 13 April 2012 sur lequel je reviens dans ce billet.)

En ouverture de son livre, au moment de poser la problématique de sa recherche, Stanislas Dehaene paraît bien être dans la ligne aristotélicienne, dont il traduirait la suite logique parole > écriture dans les termes chronologiques de l’évolution darwinienne:

« Notre capacité d’apprendre à lire pose une curieuse énigme, que j’appelle le paradoxe de la lecture: comment se peut-il que notre cerveau d’Homo sapiens paraisse finement adapté à la lecture, alors que cette activité, inventée de toutes pièces, n’existe que depuis quelques milliers d’années? » (Les Neurones de la lecture, p.24)

Il m’a cependant semblé trouver dans ses résultats de quoi contester la séquence aristotélicienne.

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Les babouins lecteurs (lecture et langage) 1/2

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Il vient de paraître dans Science les résultats des travaux d’une équipe de chercheurs marseillais sur les capacités de lecture des babouins[1].

« Les capacités de lecture des babouins »! On est habitués aux discussions et polémiques touchant les aptitudes linguistiques ou pré-linguistiques des grands singes (apes) mais la lecture! les babouins!

La note de vulgarisation du site de mce.tv par quoi je suis arrivé à cet article (et où j’ai pris l’illustration de ce billet) annonce même: « Des babouins de Guinée capable de lire des mots comme dans « La planète des singes » ».

Sensationnalisme journalistique: les babouins de Guinée sont loin de lire des livres, « comme dans La Planète des singes », et si l’article original parle d’orthographe (« Orthographic Processing in Baboons »), il ne s’agit pas de l’orthographe au sens courant. Le mot prend ici un sens particulier, pertinent dans le domaine des études sur les processus neuronaux de la lecture, à savoir la capacité d’identifier les lettres individuelles et de traiter leurs positions dans un mot[2]. Il n’en reste pas moins que les résultats de l’équipe marseillaise sont passionnants et qu’ils remettent en cause les idées reçues sur le rapport entre le langage et la lecture.

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Roland Barthes: deux régimes de lecture (Le Plaisir du Texte, 1973)

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

source: http://en.wikipedia.org/wiki/File:RolandBarthes.jpg

(Les deux régimes de lecture que Barthes oppose ici correspondent à deux types de textes littéraires (et donc ne concernent que la lecture littéraire, à l’exclusion de la lecture utilitaire, d’information, ou la lecture d’étude, etc.): le texte de plaisir et le texte de jouissance. En simplifiant à l’extrême[1]: le premier est du côté de la culture bourgeoise, le second de celui sa destruction. Le texte de Proust est ici pris comme exemple de texte de plaisir (peut-être faut-il y reconnaître une lointaine fidélité à Sartre qui, Antoine Compagnon le rappelle, condamnait décidément Proust comme modèle de l’écrivain bourgeois). L’opposition a sans doute un peu vieilli et l’assignation systématique d’un régime de lecture à un type de texte littéraire pourrait être contestée depuis le texte de Barthes lui-même mais l’analyse des régimes d’attention à l’œuvre dans la lecture littéraire garde en tous cas toute son acuité, comme la distinction entre l’attention portée à l’énoncé et celle portée à l’énonciation sa fécondité heuristique.)

Bords[2], p.14:

…le récit le plus classique (un roman de Zola, de Balzac, de Dickens, de Tolstoï) porte en lui une sorte de tmèse[3] affaiblie : nous ne lisons pas tout avec la même intensité de lecture; un rythme s’établit, désinvolte, peu respectueux à l’égard de l’ intégrité du texte; l’avidité même de la connaissance nous entraîne à survoler ou à enjamber certains passages (pressentis « ennuyeux ») pour retrouver au plus vite les lieux brûlants de l’anecdote (qui sont toujours ses articulations: ce qui fait avancer le dévoilement de l’énigme ou du destin): nous sautons impunément (personne ne nous voit) les descriptions, les explications, les considérations, les conversations; nous sommes alors semblables à un spectateur de cabaret qui monterait sur la scène et hâterait le strip-tease de la danseuse, en lui ôtant prestement ses vêtements, mais dans l’ordre, c’est-à-dire: en respectant d’une part et en précipitant de l’autre les épisodes du rite (tel un prêtre qui avalerait sa messe). La tmèse, source ou figure du plaisir, met ici en regard deux bords prosaïques; elle oppose ce qui est utile à la connaissance du secret et ce qui lui est inutile; (…) l’auteur ne peut la prévoir : il ne peut vouloir écrire ce qu’on ne lira pas. Et pourtant, c’est le rythme même de ce qu’on lit et de ce qu’on ne lit pas qui fait le plaisir des grands récits : a-t-on jamais lu Proust, Balzac, Guerre et Paix, mot à mot ? (Bonheur de Proust: d’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages.)

(…)

D’où deux régimes de lecture : l’une va droit aux articulations de l’anecdote, elle considère l’étendue du texte, ignore les jeux de langage (si je lis du Jules Verne, je vais vite: je perds du discours, et cependant ma lecture n’est fascinée par aucune perte verbale — au sens que ce mot peut avoir en spéléologie[4]); l’autre lecture ne passe rien; elle pèse, colle au texte, elle lit, si l’on peut dire, avec application et emportement, saisit en chaque point du texte l’asyndète[5] qui coupe les langages — et non l’anecdote: ce n’est pas l’extension (logique) qui la captive, l’effeuillement des vérités, mais le feuilleté de la signifiance; (…). Or paradoxalement (tant l’opinion croit qu’il suffit d’aller vite pour ne pas s’ennuyer), cette seconde lecture, appliquée (au sens propre), est celle qui convient au texte moderne, au texte-limite. Lisez lentement, lisez tout, d’un roman de Zola, le livre vous tombera des mains; lisez vite, par bribes, un texte moderne, ce texte devient opaque, forclos à votre plaisir: vous voulez qu’il arrive quelque chose, et il n’arrive rien; car ce qui arrive au langage n’arrive pas au discours: ce qui « arrive », ce qui « s’en va », la faille des deux bords, l’interstice de la jouissance, se produit dans le volume des langages, dans l’énonciation, non dans la suite des énoncés : ne pas dévorer, ne pas avaler, mais brouter, tondre avec minutie, retrouver, pour lire ces auteurs d’aujourd’hui, le loisir des anciennes lectures: être des lecteurs aristocratiques.

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  1. Le Plaisir du Texte ,s’il s’est déposé dans nos mémoires, dans ma mémoire depuis le début des années 70, depuis le temps de ma première lecture, peu après sa publication, comme la défense et illustration du texte d’avant-garde, se révèle à ma relecture d’aujourd’hui beaucoup plus complexe, peut être compris comme une stratégie oblique de sortie de l’avant-gardisme politico-littéraire.
  2. Le Plaisir du Texte est organisé selon un principe discret: en fin du livre on trouve une liste de mots suivis de numéros qu’on prend, la liste étant arrangée alphabétiquement, pour un index avant de se rendre compte que les numéros de page se suivent eux-mêmes selon l’ordre arithmétique et qu’on a là la table des matières d’un livre organisé comme un dictionnaire, une suite alphabétique d’articles mais dont les entrées sont cachées. En sorte que ce qu’on a lu comme un essai séquentiel, se révèle, à la fin seulement, comme un recueil de fragments (on sait que Barthes travaillait à partir de fiches). Et sous ce livre qui traite de régimes d’écriture court, presque clandestinement, un régime original d’écriture (où comprendre la composition du livre aussi bien que la production de phrases).
  3. notion rhétorique et grammaticale: écart, rupture de syntaxe par intercalation, en particulier entre un affixe et la partie du mot qui porte la racine. Voir: Barthes Roland. L’ancienne rhétorique. In: Communications, 16, 1970. Recherches rhétoriques. pp. 174, note 1, qui éclaire également le début de cet « article » (Sade)
  4. « Une perte est une ouverture par laquelle un cours d’eau devient souterrain. Celui-ci réapparaîtra à l’air libre par une résurgence. »
  5. « suppression des liens logiques et des conjonctions dans une phrase »

Proust: phénoménologie d’une lecture

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Attribution CC Share Alike / by Wolf Gang

(Depuis Barthes[1] la Recherche est généralement comprise comme l’histoire d’un avènement à l’écriture, cependant, c’est sur l’expérience de la lecture qu’elle s’ouvre [2], comme si une histoire d’écriture ne pouvait que se fonder dans une histoire de lecture.

Le long passage, cité ici, se trouve aussi dans Du côté de chez Swann, au milieu de Combray 2. Si la dimension qu’on appelle aujourd’hui « sociale » de lecture est bien présente, du côté de la recommandation[3], il s’agit bien ici d’une lecture individuelle[4], immersive et livresque (plus précisément ici littéraire). On remarquera peut-être une saveur platonicienne à ce passage, laquelle pourrait être comprise comme un index pointant vers l’intempestivité (contemporaine) de ce mode de lecture.)

Illustration Wolf Gang sur Flickr – CC Share alike

… ne voulant pas renoncer à ma lecture, j’allais du moins la continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de laquelle j’étais assis et me croyais caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents.

Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui se passait au dehors? (…) Dans l’espèce d’écran diapré d’états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en moi de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel que fût ce livre. Car, même si je l’avais acheté à Combray, en l’apercevant devant l’épicerie Borange, (…), c’est que je l’avais reconnu pour m’avoir été cité comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de la beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance était le but vague mais permanent de ma pensée.

Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait d’incessants mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la vérité, venaient les émotions que me donnait l’action à laquelle je prenais part, car ces après-midi-là étaient plus remplis d’événements dramatiques que ne l’est souvent toute une vie. C’était les événements qui survenaient dans le livre que je lisais; il est vrai que les personnages qu’ils affectaient n’étaient pas « réels », comme disait Françoise. Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un personnage réel ne se produisent en nous que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette infortune; l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. (…) La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer [les] parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception ; (ainsi notre cœur change, dans la vie, et c’est la pire douleur ; mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination : dans la réalité il change, comme certains phénomènes de la nature se produisent assez lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses états différents, en revanche, la sensation même du changement nous soit épargnée).

Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait l’action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l’autre, que celui que j’avais sous les yeux quand je les levais du livre. C’est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson : non loin montaient le long de murs bas des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme le rêve d’une femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes ; et quelle que fût la femme que j’évoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme des couleurs complémentaires.

Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous rêvons reste toujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet des couleurs étrangères qui par hasard l’entourent dans notre rêverie ; car ces paysages des livres que je lisais n’étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent été analogues. Par le choix qu’en avait fait l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ils me semblaient être – impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand’mère – une part véritable de la Nature elle-même, digne d’être étudiée et approfondie.

Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile : plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l’extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité identique qui n’est pas écho du dehors, mais retentissement d’une vibration interne. (…).

Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par une visite : et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l’après-midi était déjà consommé, jusqu’à ce que j’entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et après lequel, le long silence qui le suivait semblait faire commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m’était encore concédée pour lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que c’était quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné (…). Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.

Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l’après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant : « Les voilà, les voilà ! » pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle.

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  1. « On sait que la Recherche du temps perdu est l’histoire d’une écriture », in Nouveaux essais critiques, 1972
  2. Très précisément sur l’expérience courante de l’endormissement sur un livre: « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint… »
  3. ou de ce que mon ami Christian Jacomino appelle l' »Instance auctoriale abstraite »
  4. au point que sa description entame une analyse, au sens chimique, du sujet de cette lecture

Kevin Kelly : « un seul tissu liquide de mots et d’idées… » (2006)

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Scan this Book (New York Times, mai 2006) / Kevin Kelly (fondateur de Wired), à propos de Google Books:

«… tous les livres dans le monde deviennent un seul tissu liquide de mots et d’idées interconnectés …»

« …all the books in the world become a single liquid fabric of interconnected words and ideas… »

Kevin Kelly

«Une fois numérisés, les livres peuvent être détaillés en pages ou plus finement encore, en extraits (snippets) de page. Ces extraits seront remixés dans des livres recomposés et des étagères virtuelles.

Lorsqu’ extraits, articles et pages de livres seront doués d’ubiquité, mixables et transférables, des utilisateurs pourront gagner du prestige et peut-être des revenus pour avoir composé (curating) une excellente collection ».

« once digitized, books can be unraveled into single pages or be reduced further, into snippets of a page. These snippets will be remixed into reordered books and virtual bookshelves.

Once snippets, articles and pages of books become ubiquitous, shuffle-able and transferable, users will earn prestige and perhaps income for curating an excellent collection. »

Marc Prensky : Digital Natives, Digital Immigrants (2001)

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Digital Natives, Digital Immigrants. in On the Horizon (NCB University Press, Vol. 9 No. 5, October 2001)

«Il est très probable que les cerveaux de nos étudiants ont physiquement changé – et sont différents des nôtres – à cause de la façon dont ils ont grandi. Mais que ce soit littéralement vrai ou pas, nous pouvons dire avec certitude que leurs modes de pensée ont changé ».

«Les « Indigènes Numériques (Digital Natives) sont habitués à recevoir l’information très rapidement. Ils aiment procéder en parallèle et en multi-tâches … Ils préfèrent un accès aléatoire (comme l’hypertexte). Ils fonctionnent mieux lorsqu’ils sont en réseau. Ils se nourrissent de gratification instantanée et de récompenses fréquentes. Ils préfèrent les jeux au travail « sérieux » ».

«Nos instructeurs Immigrants Numériques, qui parlent une langue morte (celle de l’âge pré-numérique), ont du mal à enseigner à une population qui parle une langue entièrement nouvelle».

Marc Prensky

« it is very likely that our students’ brains have physically changed – and are different from ours – as a result of how they grew up.  But whether or not this is literally true, we can say with certainty that their thinking patterns have changed. »

« Digital Natives are used to receiving information really fast.  They like to parallel process and multi-task.  They prefer their graphics before their text rather than the opposite. They prefer random access (like hypertext). They function best when networked.  They thrive on instant gratification and frequent rewards.  They prefer games to « serious » work. »

« our Digital Immigrant instructors, who speak an outdated language (that of the pre-digital age), are struggling to teach a population that speaks an entirely new language. »

Nicholas Carr : Is Google making us stupid ? (2008)

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

The Atlantic, juillet-août 2008:

« Comme … Marshall McLuhan l’a fait remarquer dans les années 60, les médias ne sont pas seulement des canaux d’information passifs. Ils fournissent la substance de la pensée, mais ils mettent aussi en forme le processus de pensée. Et ce que le net semble faire, c’est éroder ma capacité de concentration et de contemplation. »

« Dans les espaces tranquilles ouverts par la lecture soutenue, sans distraction, d’un livre … nous faisons nos propres associations, nous produisons nos propres inférences et analogies, nous fondons nos propres idées. La lecture en profondeur (deep reading)… est indiscernable de la pensée profonde (deep thinking).

Si nous perdons ces espaces silencieux, ou de les remplir avec des « contenus », nous allons sacrifier quelque chose d’important, non seulement en nous-mêmes, mais dans notre culture. »

« As the media theorist Marshall McLuhan pointed out in the 1960s, media are not just passive channels of information. They supply the stuff of thought, but they also shape the process of thought. And what the Net seems to be doing is chipping away my capacity for concentration and contemplation. »

« The kind of deep reading that a sequence of printed pages promotes is valuable not just for the knowledge we acquire from the author’s words but for the intellectual vibrations those words set off within our own minds. In the quiet spaces opened up by the sustained, undistracted reading of a book, or by any other act of contemplation, for that matter, we make our own associations, draw our own inferences and analogies, foster our own ideas. Deep reading … is indistinguishable from deep thinking.

If we lose those quiet spaces, or fill them up with “content,” we will sacrifice something important not only in our selves but in our culture. »