(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)
Atlas ou le gai savoir inquiet.- Minuit, 2011/ Georges Didi-Huberman:
On ne « lit » pas un atlas comme on lit un roman, un livre d’histoire ou un argument philosophique, de la première à la dernière page. (…) L’expérience montre que, le plus souvent, nous faisons de l’atlas un usage qui combine ces deux gestes apparemment si dissemblables : nous l’ouvrons d’abord pour y chercher une information précise mais, l’information une fois obtenue, nous ne quittons pas forcément l’atlas, ne cessant plus d’en arpenter les bifurcations en tous sens ; moyennant quoi nous ne refermerons le recueil de planches qu’après avoir cheminé un certain temps, erratiquement, sans intention précise, à travers sa forêt, son dédale, son trésor. En attendant une prochaine fois tout aussi inutile ou féconde.[1]
Ralph Waldo Emerson, Journals (April 1867)[2]:
Alcott me dit qu’il trouvait qu’un dictionnaire était une chose fascinante: il y allait regarder un mot et la matinée était passée, parce qu’il était mené vers un autre mot, et ainsi de suite, d’un mot à un autre. Cela demandait de l’abandon.[3]
Quelle est la logique de cette dérive et quelle est la nature de cette attention?
Quelle est la logique de cette dérive? Elle n’est plus celle du texte lui-même telle qu’elle serait fixée dans son déroulement pour une lecture linéaire, elle n’est pas non plus tout à fait mienne, comme serait l’enchaînement d’associations à quoi le psychanalyste appliquerait une attention flottante, puisque ma dérive ne se fait que sur le texte, atlas ou dictionnaire, et peut-être en partie selon des enchaînements suggérés par le texte lui-même.
L' »abandon requis », dont il est question chez Emerson, semble à première vue paradoxal, au point que je me demande si ma traduction est correcte. Ne m’abandonné-je pas bien plus lorsque je suis la logique d’un texte lu dans sa linéarité, lorsque j’y plie le cheminement de mon esprit? Ne suis-je pas alors bien plus passif que lorsque je permets à ma fantaisie, sauteuse, capricante, de disposer à sa guise du livre que je tiens?
Pourtant, c’est bien l’impression que j’ai lorsque, par fatigue ou besoin de relâcher la tension ou manque de volonté ou simple désir d’aller voir ce qui se passe, je me laisse aller à naviguer au petit bonheur sur le web, l’impression d’une distraction où la traction est en quelque sorte le symétrique de la tension que suppose l’attention.[4]
N’y aurait-il pas là un double paradoxe, celui d’une passivité active, celle de la lecture suivie, de la lecture livresque, où mariant ma pensée à celle de l’auteur j’épouse son activité et son cheminement, et celui d’une activité passive, lorsque je dérive dans un atlas, un dictionnaire ou sur le web?
D’où la question de la nature de cette attention particulière, dérivante, glissante d’un point d’attache à un autre, qui n’est pas celle de la lecture livresque, à long empan, non plus l’attention ponctuelle qui me fait chercher un mot dans le dictionnaire, une date ou un fait dans Wikipédia, attention à très court empan, qui cesse aussitôt la donnée récoltée (et intégrée dans une stratégie d’attention plus large, que je sois en train de lire un livre, où le sens d’un mot m’échappe, d’écrire un article où la date d’un événement demande d’être précisée, de regarder un film où je reconnais un visage ou encore de mastiquer une idée, une hypothèse en demande de faits), qui est quelque chose d’entre ces deux régimes bien repérés, entre les deux mais sans doute pas dans l’axe…
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Mais… stop! J’entends protester haut et fort un lecteur virtuel: « Et la sérendipité? Et la lecture non linéaire? La construction d’un objet neuf par tâtonnements, associations et rencontres heureuses? N’avons-nous connus ces dérives que comme une addiction vague, un laisser-aller décourageant? Ne sommes-nous jamais sortis de ces promenades dérivantes avec une nouvelle perspective, out of the box, des pistes inattendues et excitantes, voire, à des questions dont nous commencions à nous dire qu’elles resteraient sans réponses, des réponses où on ne les attendait pas? Et même notre première expérience du web en particulier ne fut-elle pas d’abord de ces dérives heureuses? Et de plus, poursuit mon lecteur, quand tout cela ne serait pas, que fais-je de la lecture sociale? Des conversations, de commentaires en billets, sur Facebook ou sur les blogues, qui lancent et guident souvent nos dérives?
Certes, certes. Je pourrais bien arguer que seule une petite, très petite proportion de ces perspectives et idées nouvelles se concrétise en une proposition ou une suite de propositions articulées et que souvent les informations glanées au cours de nos dérives, loin de nous apprendre vraiment quelque chose ne font que nous conforter dans nos préjugés, et que trop souvent le bienfait que nous prétendons tirer de nos navigations ressemblent à des justifications, voire des excuses, je serais tout de même de mauvaise foi.
Le web a fait proliférer le domaine de ce régime spécifique de lecture qui n’est ni la recherche ponctuelle d’information ni le voyage de la lecture livresque, il l’a étendu et fait proliférer, et comme dans un jungle, il en a multiplié les espèces[5]. Je n’ai essayé ici que de poser quelques jalons ou bornes pour m’y repérer et m’orienter mais pour l’essentiel le travail reste à faire.
Où l’on retrouvrait alors cet autre explorateur qu’est Georges Didi-Huberman, qui essaie de cerner ce Simorgh des régimes de pensée cherché à travers l’Atlas d’Aby Warburg, pensée multidimensionnelle, visuelle, imaginative et imaginante, qu’il appelle le « gai savoir inquiet » et qui se cache peut-être (aussi) au coeur de nos pratiques les plus heureuses du web.
Notes:
- localisation 117 et 124
- cité par Michael Gilliland: Reading the Dictionary
- Alcott told me, that he found a dictionary fascinating: he looked out a word, & the morning was gone; for he was led on to another word, & so on & on. It required abandonment.
- De même lorsque je regarde la télévision, si au lieu de suivre un programme que j’ai choisi, je « zappe », passe d’une chaîne à une autre, regarde cinq minutes d’un programme ici, deux minutes ailleurs, peut-être avec l’idée, l’espoir de tomber sur quelque chose qui m’accroche, mais de moins en moins susceptible d’être accroché au fur et à mesure que les chaînes défilent, suis- je plus attentif? Suis-je, d’ailleurs, moins passif? Sans doute je suis amené à prendre beaucoup plus de décisions et un IRM de mon cerveau montrerait actives ces zones que la lecture livresque, et certainement le spectacle d’un film, laisse en repos. Mais au bout du compte, en sors-je avec l’impression d’avoir fait quelque chose (comme lorsque j’ai lu un livre)?
- la lecture de veille, sur mes fils de syndication, parente de la lecture dérivante par certaines caractéristiques, ne s’y confond cependant pas
Une réflexion sur “attention glissante”