Max Muller sur l’orthographe anglaise (l’orthographe de l’âme – 5.4)

La réforme de l’orthographe: lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique (1905) / F. Brunot – extraits:

Le grand linguiste de l’Université d’Oxford, Max Muller, disait en parlant de l’anglais : « Je ne doute pas que notre orthographe irrationnelle n’ait le même sort que toutes les superstitions dont les hommes ont fini par se débarrasser. Il est déjà arrivé que des nations ont changé leur signe de numération, leurs lettres, leur chronologie, leurs poids et leurs mesures… On n’a pas besoin d’être prophète pour assurer que ce qui maintenant est hué par la foule, devra l’emporter un jour ou l’autre, à moins que l’on ne trouve, pour combattre ce système, autre chose que quelques plaisanteries déjà usées. »

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Ferdinand Brunot: l' »orthoépie » (l’orthographe de l’âme – 5.3)

La réforme de l’orthographe: lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique (1905) – extraits:

L’Académie « repousse le principe même sur lequel s’appuie et d’où est comme partie la commission » et qui consiste en ceci : « rapprocher le plus possible l’orthographe de la phonétique, la parole écrite de la parole parlée. »
[…]
Il avait été admis jusqu’ici que c’était là incontestablement le but de l’écriture, parce que c’était un axiome indiscuté que plus un signe est simple, sûr et clair, plus il est parfait.
[…]
Qualifie-t-on cette orthographe d’arbitraire, parce qu’on veut dire qu’il y aurait autant d’écritures que de prononciations ?
Il est incontestable qu’à Paris même, il y a sur certains points divers usages, dont les observateurs méticuleux ont déjà noté les divergences. Quiconque est du métier connaît les travaux de Koschwitz et de l’abbé Rousselot sur ce sujet. Mais ces divergences n’empêcheraient en aucune façon d’établir avec une approximation suffisante le « bon usage », ce bon usage qu’on est bien obligé d’invoquer ailleurs, sans que cependant, en matière de lexique, de grammaire ou de syntaxe l’expérience puisse le contrôler. Les divergences ne sont point irréductibles, et on peut arriver parfaitement à une orthoépie, base de l’orthographie. J’ose dire que les recherches qui seraient faites à ce sujet seraient pour la langue d’une incomparable utilité.
Qu’on cesse donc de nous dire que le Marseillais écrirait comme à Marseille, et le Picard comme en Picardie ! L’un et l’autre écrivant en français écriraient comme à Paris, et ils auraient l’avantage, qu’ils n’ont pas aujourd’hui, qu’en apprenant à écrire, ils apprendraient du même coup à parler, ce qui leur est aujourd’hui tout à fait impossible. Qui se plaindrait du changement ?
Au reste, au lieu de rêver sur des hypothèses, par les procédés anagogiques des théologiens, ne conviendrait-il pas en bonne méthode de s’enquérir des effets produits par l’orthographe phonétique, dans les pays où elle est pratiquée, en Espagne par exemple ? M. Brunetière n’a pas été sans aller faire sa semaine sainte à Séville. Il sait sans nul doute l’espagnol. Il a remarqué que, en Andalousie, on ne prononce pas dans le peuple l’s finale. Il est passé dans la rue de las sierpes, dans le dialecte du pays de la sierpe. Il s’est entendu offrir de l’eau fraîche, dans le dialecte du pays agua frechka, au lieu de fresca. Pourrait-il nous dire si cette prononciation trouble en rien la langue écrite, et n’a-t-il pas constaté au contraire que, sous l’influence de l’orthographe limpide, transparente, d’une sincérité impérieuse de l’espagnol, les gens bien élevés en Andalousie non seulement écrivent correctement sierpes, fresca, mais en arrivent à reprendre la prononciation normale ?
Que peut, au contraire, sur nos accents provinciaux notre graphie, dont on ne sait jamais s’il faut la suivre, parce qu’elle est presque partout maîtresse d’erreur et de fausseté ?
[…]
Personne, dit l’Académie, n’est en mesure de dire que telle province ou telle autre est en possession de la vraie prononciation. A ce coup, voici un jugement qu’on n’attendait point. L’accent de Marseille, l’accent auvergnat, le comtois réhabilité par l’Académie, puisqu’il n’est point avéré qu’une province plutôt qu’une autre, parle le pur français.
Que penseraient d’une pareille assertion les Malherbe, les Vaugelas, les Bouhours, et tous les Académiciens qui ont eu tant de peine à « dégasconner » la langue, dont toute l’autorité reposait sur ce fait qu’ils parlaient comme à la cour ? Est-ce parce que Paris n’a plus de cour, que tout d’un coup on lui retire le privilège qu’il commençait à posséder aux environs du XIIe siècle, et que personne dès le XVIe siècle ne lui contestait plus ?

Mes remarques après le saut… Lire la suite

Ferdinand Brunot: « mon système » (l’orthographe de l’âme – 5.2)

La réforme de l’orthographe: lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique (1905) – extraits:

Voici donc, dans toute sa simplicité redoutable, mon système. Le ministre nomme une Commission composée de linguistes et de phonéticiens. Cette Commission, à l’aide des instruments de phonétique expérimentale aujourd’hui existants, recueille le parler de personnes réputées pour la correction de leur prononciation. Je ne verrais aucun inconvénient à ce que l’Académie désignât quelques-unes de ces personnes. La Commission confronte les prononciations ainsi enregistrées, elle établit la normale, qui, inscrite mécaniquement, infailliblement, sert d’étalon.
Cet étalon est, comme celui du mètre, officiellement déposé. La Commission, prenant ensuite dans l’alphabet actuel à peu près tous les éléments de son écriture, établit un système graphique. Elle adopte les signes diacritiques, accents, cédilles, tildes, qu’elle juge nécessaires pour distinguer les sons, pour marquer par exemple les diverses voyelles d’un même groupe, ainsi l’a grave, l’a moyen, l’a ouvert, l’a nasal, le tout sans s’écarter jamais du principe absolu : un signe pour un son, un son pour un signe.
Notons que cette graphie phonétique est dès maintenant plus qu’à moitié faite, car elle se rapprocherait sans aucun doute beaucoup de celle que la Revue des patois, et depuis l’Atlas linguistique de la France ont adoptée et répandue. A l’heure actuelle, celle-ci, familière aux linguistes, sert déjà à l’enseignement du français aux étrangers. L’Université de Grenoble, l’Université de Genève en usent couramment. Ce n’est donc point un rêve, encore moins une folie. Sûre, claire, commode, rapide, elle est en outre d’une telle simplicité, qu’une heure suffit pour apprendre à la lire, une journée pour s’habituer à la reproduire.
Si le Ministère entrait dans ces vues, la graphie constituée ainsi serait enseignée dans les Facultés d’abord et les Écoles normales, de façon qu’elle devienne très rapidement familière aux futurs maîtres. De là, elle passerait dans l’enseignement des écoles, d’abord comme une sorte de sténographie, ensuite, quand les livres élémentaires seraient en nombre suffisant pour le permettre, elle deviendrait la graphie normale. Quant à l’orthographe actuelle, il serait inutile d’y rien changer. Elle resterait en l’état. On apprendrait pendant un temps déterminé à la lire et à l’écrire, puis bientôt seulement à la lire, ce qui est très simple. Ainsi la substitution totale, définitive, se ferait sans secousse. Les enfants sauraient écrire, en même temps que lire, l’enseignement orthographique disparaîtrait avec ses vices de toute sorte, on apprendrait dans les écoles à parler correctement, ce qui est impossible dans tout autre système, une énorme économie de temps et de peine serait faite dans la reproduction de la parole, et cela sans qu’aucune habitude, aucune routine même en soit contrariée. Et, comme tous les trente ou cinquante ans la graphie serait attentivement revisée par comparaison avec l’étalon, de façon que les quelques légères modifications qui auraient pu se produire dans la prononciation y soient introduites, la réforme serait faite pour toujours, il n’y aurait plus de question orthographique.

Ferdinand Brunot: sur le libéralisme orthographique (l’orthographe de l’âme – 5.1)

La réforme de l’orthographe: lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique (1905) – extraits:

Comment donc délivrer l’école ? M. Aulard, dans un article de l’Aurore auquel je viens de faire allusion, propose d’ordonner que l’instituteur laissera désormais à ses élèves la liberté d’écrire à leur guise, que la faute d’orthographe sera supprimée dans les classes et les examens.
D’autres seraient moins radicaux, et voudraient seulement diminuer le coefficient de l’orthographe dans les diverses épreuves, de façon à engager peu à peu l’instituteur et l’élève à y prêter moins d’attention. De la sorte, croient-ils, après une période plus ou moins longue, une génération nouvelle ayant cessé d’apprendre l’orthographe, celle-ci tomberait en désuétude, les simplifications se feraient d’elles-mêmes, et les dictionnaires n’auraient bientôt plus qu’à enregistrer un usage devenu spontanément plus rationnel.

La liberté absolue, M. Aulard le sait mieux que personne, substituée d’un coup à la contrainte tyrannique, a peu de chances d’être acceptée de tous. Aussitôt que l’école de l’État se montrera si dédaigneuse de l’orthographe, l’école d’en face ne l’enseignera qu’avec plus de soin, sûre de former des enfants selon le préjugé bourgeois, heureuse d’avoir désormais un caractère extérieur qui lui soit propre, et permette de reconnaître du dehors pour ainsi dire un des siens, un homme dit, bien élevé.
Au reste, dans les écoles de l’État, jusqu’à quel âge, jusqu’à quelle classe accordera-t-on la liberté ? L’enseignement primaire seul en jouira-t-il ? Ou bien l’acceptera-t-on dans le secondaire et le supérieur ? Ce qui est tolérable ailleurs devient ici à peu près impossible. Il paraîtra inadmissible aux administrations, aux maisons de commerce elles-mêmes d’accepter dans les fonctions et les emplois des gens incapables de reproduire l’orthographe des imprimés ou au moins de s’en approcher. Beaucoup de jeunes gens voudront donc, de leur propre gré, connaître et posséder cette forme. Où l’apprendront-ils ? Quand ? A 13, 14 ou 15 ans, cela leur sera à peu près impossible.
Qui ne voit la conséquence ? C’est que, les préjugés héréditaires aidant, l’orthographe étant redevenue la chose de quelques-uns, elle retrouvera plus d’estime que jamais dans un certain monde. De même qu’en Angleterre un gentleman se fait reconnaître à la première phrase qu’il prononce, de même, il y aura des gens qui se classeront dès la première ligne comme des hommes supérieurs, on aura fait une classe nouvelle, celle des gens qui sauront écrire : le mandarinat.
Je ne conclus pas de ce qui précède qu’une réforme pédagogique qui diminuerait l’importance donnée à l’orthographe dans l’école serait mauvaise, mais je crois fermement qu’on ne peut pas supprimer tout enseignement orthographique.
Cela est chimérique et dangereux. Dès lors, comment restreindre l’importance de cet enseignement ? Est-il suffisant de diminuer purement et simplement les coefficients dans les examens, de décréter l’indulgence ? Une semblable mesure est désirable sans doute. Elle ne sera vraiment juste et vraiment sans danger, que si on discerne entre les fautes. J’avoue que j’accepte avec peine qu’on confonde je serai et je serais, j’eusse fait et j’eus fait. J’ai trouvé cette erreur dans 15 versions latines environ sur 26 qui m’étaient données à corriger au baccalauréat. Je la juge énorme. C’est confondre l’usage même des temps et des modes, c’est pécher gravement contre la langue même. Il faut tâcher d’empêcher cela autant qu’on le peut. Ecrire au contraire deux cents onze comme deux cents, c’est montrer qu’on a de la raison et de la logique, et il serait juste que la note donnée le prouvât. S’il s’agit des mots, même observation. Il y a erreur véritable à orthographier une plainthe ; il est méritoire de ramener sablonneux à l’analogie de limoneux, baronnie à félonie, grelotter à sangloter.

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Ferdinand Brunot, 1905 (l’orthographe de l’âme – 5)

On trouve sur le site languefrançaise.net l’intégralité de la brochure du grand linguiste Ferdinand Brunot, publiée en 1905 dans la suite du mouvement de réforme de l’orthographe qui avait été tenté en 1900. Cette longue lettre ouverte, polémique et radicale (radicalité qui « participera à l’échec de la réforme » selon la présentation) fait une sorte de digest des questions posées par les propositions de réforme de l’orthographe en France.

Je me contente ici d’en faire quelques extraits sans prétendre en résumer l’intérêt, extraits mis en billets séparés pour plus de lisibilité.