Claude Lévi-Strauss sur l’écriture (Tristes Tropiques, 1955)

Si l’on veut mettre en corrélation l’apparition de l’écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction [celle de l’écriture comme facteur du progrès]. Le seul phénomène qui l’ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre considérable d’individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tout cas, l’évolution typique à laquelle on assiste, depuis l’Egypte jusqu’à la Chine, au moment où l’écriture fait son début : elle paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination.
(…) Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement. L’emploi de l’écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre.

Patrick Declerck, athéisme et nietzschéisme

-> Nietzsche et l’oubli, sur France-Culture (Avec philosophie du 21.12.2023)

Patrick Declerk, psychanalyste franco-belge, vient déranger (de manière plutôt réjouissante) le consensus nietzschéen habituel, et de manière assez frontale: « c’est faux! » dit-il en commentaire à telle ou telle proposition des extraits de Nietzsche cités. Et puis, comme Géraldine Muhlmann, un peu interloquée, remarque: « mais vous êtes un grand admirateur de Nietzsche?! », il précise que ce qu’il apprécie avant tout chez N. c’est la dénonciation des illusions religieuses. Il défend, contre N., Schopenhauer et son pessimisme° et plus loin il se réfère à Héraclite et traduit « on ne se baigne jamais dans le même fleuve » par « tout fout le camp ».

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sur le « prophétisme » de Kafka

Le Château, chap. 15 trad. G.-A. Goldschmidt

il faut penser qu’entre un fonctionnaire et une fille de cordonnier, il y a un abîme qu’il faut franchir d’une manière ou d’une autre. Sortini l’a essayé à sa manière, un autre s’y serait pris autrement. Certes, il est dit que tous nous faisons partie du château et qu’il n’y a pas d’abîme à franchir, et d’habitude c’est vrai. Mais malheureusement nous avons eu le loisir de constater que ce n’est pas vrai du tout quand il s’agit de choses importantes.

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Kafka et Freud (Kafka et Proust 3)

Tout de suite après avoir écrit Le Verdict*, Kafka note: « Gedanken an Freud natürlich », « pensé à Freud naturellement ». Claude David, dans son édition Pléiade, note qu’il s’agit sans doute de la première fois (1912) qu’un écrivain réfère explicitement ce qu’il écrit à Freud.

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Le Journal et l’œuvre (Kafka et Proust 2)

Le Journal est un document qui témoigne d’une écriture comme processus. Il ne peut être considéré comme une « œuvre » que dans un second temps qui suppose un travail d’édition, que ce soit de l’auteur lui-même ou d’un éditeur (intellectuel, editor). Lire la suite

Calasso: le karma (K.)

Roberto Calasso, K. (2002), p. 27

Le karman a aussi ceci de terrible: qu’il existe indépendamment de toute foi et de tout culte. Nous pouvons être irrévérents ou incrédules, même à l’extrême, mais nos actes s’accumulent et se déposent, au delà de notre portée, exactement comme ceux des bigots.

Original

Il karman ha anche questo di terribile: che esso sussiste indipendentemente da ogni fede e da ogni culto. Si può essere irriverenti o increduli, anche all’estremo, ma i propri atti si accumulano e si depositano, al di là della nostra portata, esattamente come quelli dei bigotti.

Calasso: l’ordre cosmique (K.)

Roberto Calasso, K. (2002), p. 25:

L’ordre cosmique, tel qu’il se présente dans les mythes, pourrait disparaître comme les mythes eux-mêmes. La connaissance scientifique leur substituerait une image toujours plus compliquée, toujours changeante, dans laquelle les dimensions se multiplient jusqu’à s’évanouir. Mais ça ne se passe pas comme ça. Camouflé à l’intérieur de l’ordre social, l’ordre cosmique subsiste et continue d’agir. Au fond, il ne parlait pas seulement d’astres et de sphères, mais de puissances et d’archontes. Et ces puissances n’ont pas disparu. Au contraire, maintenant qu’il n’y a plus de noms pour les évoquer, elles peuvent agir plus librement et plus sauvagement, et à visage ouvert encore.

Original

L’ordine cosmico, quale si presenta nei miti, potrebbe svanire con i miti stessi. La conoscenza scientifica gli sostituirebbe un’immagine sempre più complicata, sempre mutevole, nella quale le dimensioni si moltiplicano sino a vanificarsi. Ma così non accade. Mimetizzato all’interno dell’ordine sociale, l’ordine cosmico sussiste e continua ad agire. In fondo, non parlava soltanto di astri e di sfere, ma di potenze e di arconti. E quelle potenze non sono scomparse. Anzi, ora che non vi sono più nomi per evocarle, possono agire più liberamente e selvaggiamente, anche a viso aperto. K. lo sperimenta ogni giorno durante la sua tormentosa permanenza al villaggio.