léiw alleguër…

Il y a deux mois, je pointais, dans un billet sur Claude Hagège, une erreur assez grosse commise par l’éminent linguiste. Claude Hagège faisait du moyen-francique mosellan, « première langue de France », une langue moribonde et en voie de disparition. Je relevais que loin d’être moribond, ce dialecte (plutôt que langue), à savoir le dialecte luxembourgeois, était en train d’acquérir un vrai satut de langue en tant que langue officielle de l’Etat luxembourgeois (avec l’allemand et le français).
C’est avec une jubilation non maîtrisée que je découvre un blogue en lëtzebuergesch: egalwaat.lu, et que je le découvre lié depuis Boing-Boing!
Ce qui tombe assez bien: j’ai mis ce matin un commentaire sur voix-haute. Christian insistait sur ce qu’il appelle la façon naturelle d’apprendre: « Nous apprenons la langue maternelle de façon naturelle, sans avoir besoin de faire aucun effort, sans y penser et sans même nous en apercevoir. » écrit-il. Or dans un article lu cet été, et dont la convergence de certaines thèses (celles concernant la lecture silencieuse) avec les positions de Christian, m’avait frappé alors, Ivan Illich fait de la « langue maternelle » une invention cléricalo-carolingienne qui s’oppose à l’apprentissage vernaculaire de la langue (il faut bien prendre garde pour comprendre les propositions d’Illich à cet usage contr’intuitif du terme « langue maternelle » / « mother tongue »: pour lui la langue maternelle, par opposition au patrius sermo qui est la langue de la famille). La langue apprise vernaculairement, « naturellement » étant bien entendu la langue vernaculaire.
Je me suis demandé ce qu’il se passait lorsque la langue « maternelle enseignée », selon Illich, se vernacularisait (dans la mesure où certaines caractéristiques essentielles et de nature linguistique séparent les vernaculaires des langues nationales), c’est-à-dire lorsque la langue nationale enseignée contre les vernaculaires (les dialectes, les patois…) est devenue la langue naturelle de la génération engendrante. Peut-on considérer, comme le fait Christian, que la situation vernaculaire, naturelle, est alors restaurée? Pour Illich, au contraire, c’est encore pire: les parents ont pris le relais des fonctionnaires enseignants: « de plus en plus la langue maternelle est enseignée non par des agents rétribués à cet effet mais par les parents, à titre gratuit. Ces derniers privent leurs enfants de leur dernière possibilité d’écouter des adultes qui ont quelque chose à se dire. »

Je ne veux pas dire ici qu’Illich a le dernier mot dans cette histoire. Il y a beaucoup de choses dans cet article qui me semblent inexactes ou contestables mais il y a dans ce texte un certain nombre d’observations qui m’apparaissent à la fois justes et peu souvent notéesou prises en compte. A commencer par celle rapportée ci-dessus: que les parents se comportent souvent, s’agissant de la langue, à l’égard de leurs enfants comme des éducateurs, s’appliquant à leur apprendre à (bien) parler au lieu de leur transmettre la langue à la manière vernaculaire, c’est-à-dire par l’exemple et en les tenant dans un bain linguistique d’autant plus enrichissant que la langue employée l’est avec le plus de soin des intérêts du locuteur (et non de l’enfant). Et comme ces observations pertinentes sont prises en système, quelque soit l’aversion que je peux ressentir à l’égard de la technophobie d’Illich, elles sollicitent la réflexion.

En commentaire aux extraits que je fis d’Illich et à propos de ce dernier (concernant la pratique linguistique « enseignante » des parents), Bridgetoun s’étonnait: « je ne comprends pas le dernier passage (…) depuis plusieurs siècles pour nous la langue vernaculaire et la langue enseignée, la langue reçue des parents et la langue enseignée est la même. » Dans la réponse que je lui fis, j’insistais sur ce qui me trottait alors par la tête, à savoir le souvenir qui me restait d’avoir assisté à cette pratique pédagogique parentale (et d’ailleurs ici plus haut je ne fais que recopier ce que j’écrivis alors) et la contestation par Illich que des pratiques non marchandes comme celle de ces parents puissent en rien constituer une alternative au système de la production marchande. Du coup je négligeais ce qui était le principal du commentaire de B., à savoir ce qui fait l’objet de la rumination présente: l’identité supposée de la langue vernaculaire parentale et de la langue enseignée.

(à suivre)

Vernacular Values: The Imposition of Taught Mother Tongue / Illich (1980)

Traduction de Maud Sissung (Oeuvres complètes, vol 2.- Fayard, 2005):

pp. 134-5.- la définition des besoins en termes d’apports extérieurs professionnellement définis dans le secteur des services précède d’un millénaire la production industrielle de produits de base universellement indispensables.
[…] les idéologies de l’ère industrielle plongent leurs racines dans la prime renaissance carolingienne. L’idée qu’il n’y a pas de salut sans services individuels fournis par des professionnels au nom d’une mère Eglise institutionnelle est une de ces phases restées jusqu’ici inaperçues, sans lesquelles notre époque serait impensable.

p. 156.- Le vernaculaire, par opposition au langage savant, spécialisé – le latin pour l’Eglise, le francique pour la cour -, était aussi évident dans sa variété que le goût des vins et des plats locaux, les formes des maisons et des outils agricoles, jusqu’au XIe siècle. C’est à ce moment, assez subitement, qu’apparaît l’expression langue maternelle.

p. 159.- La dépendance à l’égard de la langue maternelle enseignée peut être prise comme le paradigme de toutes les autres dépendances typiques des humains dans cet âge des besoins définis par la marchandise.

p. 162.- Le langage quotidien enseigné est sans précédent dans les cultures préindustrielles. La dépendance actuelle à l’égard de professeurs rétribués et de modèles pour l’acquisition du parler ordinaire est une caractéristique unique de l’économie industrielle au même titre que la dépendance à l’égard des combustibles fossiles. […] On peut à bon droit dire que, contrairement au vernaculaire, le langage capitalisé résulte de la production.

p. 168.- Le statut commercial de la langue maternelle enseignée, qu’on l’appelle langue nationale, expression littéraire ou langage de la télévision, repose largement sur des axiomes admis sans examen […]:

  • l’imprimerie implique une formulation normalisée;
  • les livres écrits dans la langue qui prime ne peuvent pas être lus facilement par ceux qui n’ont pas reçu l’enseignement de cette langue;
  • la lecture est , par sa nature, une activité muette qui devrait habituellement être conduite de façon privée;
  • faire s’exercer la capacité universelle de lire quelques phrases et de les copier par écrit augmente l’accès d’une population au contenu des bibliothèques.

Voilà, parmi d’autres, quelques arguments illusoires qui concourent à renforcer la position des enseignants, la vente des rotatives, le classement des gens sur une échelle des valeurs en fonction de leur code linguistique, et, jusqu’à présent, l’augmentation du PNB.

p. 171.- Jusqu’à présent, toute tentative pour substituer une marchandise universelle à une valeur vernaculaire a débouché non sur l’égalité mais sur une modernisation hiérarchisée de la pauvreté.

pp. 172-3.- de plus en plus la langue maternelle est enseignée non par des agents rétribués à cet effet mais par les parents, à titre gratuit. Ces derniers privent leurs enfants de leur dernière possibilité d’écouter des adultes qui ont quelque chose à se dire.
[…]
Pour le parent professionnel, qui engendre des enfants en tant qu’amant professionnel, qui offre bénévolement ses conseils semi-professionnels aux organisations de son quartier, la distinction entre sa contribution gratuite à la société gérée et ce qui pourrait être, par contraste, le rétablissement de domaines vernaculaires demeure incompréhensible.

Plus d’extraits (en anglais) infra. Lire la suite

Silence is a Commons by Ivan Illich (1982)

Traduction des passages infra en gras (soulignés par moi):

Les ordinateurs sont en train de faire à la communication ce que les enclos firent aux pâturages et les voitures aux rues

La « société gérée par l’informatique »

(c’était le titre du colloque japonais où intervenait Ivan Illich)

Les observations de l’effet iatrogène des environnements programmés montre que les gens qui y sont soumis deviennent indolents, impuissants, narcissiques et apolitiques.

Après clôture, l’environnement devient avant tout une ressource au service d' »entreprises » qui en organisant le travail salarié a transformé la nature en biens et services.

(cf. Rousseau)

Nous pouvons facilement devenir de plus en plus dépendant de machines pour parler et pour penser, comme nous sommes déjà dépendants de machines pour nous déplacer.

(cf. Platon)

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Ivan Illich et la critique radicale de la société industrielle / Denis Clerc (décembre 2002?)

Alternatives Economiques : actualité

Illich attache une grande importance à cette notion de seuil, ce point de basculement où, de moyen au service d’un projet, la marchandise devient un obstacle qui empêche l’homme d’être l’artisan de son devenir

il montre que les outils ne sont pas neutres : ils portent en eux-mêmes leur propre finalité, ils sont la matrice qui modèle les rapports sociaux que les hommes noueront entre eux. Ce qui va à l’encontre de toute la tradition positiviste et productiviste du marxisme dominant, qui voit dans l’essor des forces productives un instrument libérateur et la preuve de la maîtrise croissante de l’homme sur l’univers.

Illich avance que la logique des institutions est indépendante de leur finalité : c’est en voulant faire le bonheur des gens qu’on produit une société invivable. Qui est ce on ? Ivan Illich ne fournit pas de réponse bien nette. Tantôt il met l’accent sur la responsabilité des professionnels, qui tirent en quelque sorte profit du crime, tantôt il raisonne en termes systémiques, où l’acteur est déterminé par le système en même temps qu’il le détermine, selon le principe bien connu des cercles vicieux.

Cette critique radicale de la société industrielle ne donne donc pas la solution politique au problème qu’elle pose. On peut partager une partie de la critique d’Illich, mais penser que l’hétéronomie peut être libératrice, notamment pour les femmes, quand la division du travail prend la forme du don et du contre-don, à l’instar des systèmes d’échanges locaux. Dans cette perspective, l’enjeu est aujourd’hui de démocratiser la sphère hétéronome autant que d’étendre la sphère de l’autonomie, en définissant collectivement ce qui est utile socialement.

L’Agora: Hommage de Illich à Ellul

Hommage à Jacques Ellul par Ivan Illich. L’Agora, 1994

Votre oeuvre, de vos premiers essais sur l’histoire des institutions et de la propagande jusqu’aux ouvrages d’exégèse si poétiques qui la couronnent, m’a convaincu de ceci: le caractère unique de l’âge dans lequel nous vivons ne peut être saisi rationnellement si l’on ne comprend pas qu’il est le résultat d’une corruptio optimi quae est pessima. C’est pourquoi le régime de la technique, sous lequel le paysan mexicain vit tout comme moi, soulève trois questions profondément troublantes: « Ce régime a donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout, mais vraiment en tout, inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes de Jésus et de Paul ».

Il n’est pas possible d’expliquer ce régime si l’on ne le comprend pas génétiquement comme une résultante du christianisme. Ses traits principaux doivent leur existence à la subversion que je viens d’évoquer. Parmi les caractères distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup sont incompréhensibles si l’on ne voit pas qu’ils sont dans le droit fil d’une invitation évangélique, à chaque homme, qui a été transformée en un but institutionnalisé, standardisé et géré. Et enfin, on ne peut analyser correctement ce « régime de la technique » au moyen des concepts courants qui suffisent à l’étude des sociétés anciennes. Un nouvel ensemble de concepts analytiques devient nécessaire pour discuter l’hexis (l’état) et la praxis de notre époque qui vit sous l’égide de la technique. De façon directe et éclairante, vous nous avez mis face à ce triple aspect de l’« extravagance historique tout à fait singulière ». Quel que soit le vocable dont on la recouvre – la culture, la société, le monde -, notre condition humaine actuelle est une excroissance du christianisme. Tous ses éléments constitutifs sont des perversions. Alors qu’ils doivent leur existence à la Révélation, ils en sont pour ainsi dire le complément inversé, le négatif des dons divins. Et, en raison de ce que vous qualifiez d’étrangeté historique, ils sont souvent réfractaires à la critique philosophique ou éthique. Cela se révèle clairement lorsque nous voulons soulever des questions éthiques.

La subversion de la parole par l’oeil conquérant a une longue histoire qui fait partie de l’histoire de la technique dans le monde du christianisme. Au Moyen Âge, cette subversion a pris la forme d’un remplacement du livre écrit pour l’écoute par le texte qui s’adresse au regard. Parallèlement à cette mutation technogène des priorités sensorielles s’effectuait la séparation entre la chapelle, lieu de la lecture spirituelle, et l’aula, lieu de la scolastique – une séparation qui marquait la fin d’un millénaire de lectio divina. L’éclipse de la culture des sens. Et, concomitante de cette séparation architectonique entre le lieu de prière et le lieu d’étude, apparut la première – à ma connaissance – institution d’études supérieures, l’Université, dans laquelle la culture de la pensée abstraite éclipse totalement la culture des sens.

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Du lisible au visible / Ivan ILLICH.- Paris : Cerf, 1991.

INTRODUCTION
Le livre n'est plus aujourd'hui la métaphore clef de l'époque : l'écran a pris sa place. Le texte alphabétique n'est plus que l'une des nombreuses manière d'encoder quelque chose que l'on appelle désormais le "message". Rétrospectivement, la combinaison de ces éléments qui, de Gutenberg au transistor, avaient nourri la culture du livre apparaît comme une singularité de cette période unique et spécifique d'une société : la société occidentale. Cela en dépit de la révolution du livre de poche, du retour solennel à la lecture publique des poètes, et de la floraison parfois magnifique de publications alternatives réalisées chez soi. (9)

Avec Georges Steiner, je rêve qu'en-dehors du système éducatif qui assume aujourd'hui des fonctions totalement différentes il puisse exister quelque chose comme des maisons de lecture, proches de la yeshiva juive, de la medersa islamique ou du monastère, où ceux qui découvrent en eux-mêmes la passion d'une vie centrée sur la lecture pourraient trouver le conseil nécessaire, le silence et la complicité d'un compagnonage discipliné, nécessaires à une longue initiation dans l'une ou l'autre des nombreuses "spiritualités" ou styles de célébration du livre. (9)

je décris et j'interprète une avancée technologique qui se produisit autour de 1150, trois cents ans avant l'usage des caractères mobiles. Cette avancée consista dans la combinaison de plus d'une douzaine d'inventions et d'aménagements techniques par lesquels la page se transforma de partition en texte. Ce n'est pas l'imprimerie, comme on le prétend souvent, mais bien ce bouquet d'inventions, douze générations plus tôt, qui constitue le fondement nécessaire de toutes les étapes par lesquelles la culture du livre a évolué depuis lors. Cette collection de techniques et d'usages a permis d'imaginer le "texte" comme quelque chose d'extrinsèque à la réalité physique de la page. (9)

C7 : DU LIVRE AU TEXTE.
Pendant une vingtaine de générations, nous avons été formés sous son égide. Et je suis moi-même irrémédiablement enraciné dans le sol du livre livresque. L'expérience monastique m'a donné un certain sens de la lectio divina. Mais la réflexion de toute une vie de lectures m'incline à penser que mes efforts pour permettre à l'un des vieux maîtres chrétiens de me prendre par la main pour un pélerinage à travers la page m'ont, au mieux, engagé dans une lectio spiritualis aussi textuelle que la lectio scholastica pratiquée non au prie-Dieu mais devant un bureau. Le texte livresque est mon foyer, et lorsque je dis nous, c'est à la communauté des lecteurs livresques que je pense.

Ce foyer est aujourd'hui aussi démodé que la maison où je suis né, alors que quelques lampes à incandescence commençaient à remplacer les bougies. Un bulldozer se cache dans tout ordinateur, qui promet d'ouvrir des voies nouvelles aux données, substitutions, transformations, ainsi qu'à leur impression instantanée. Un nouveau genre de texte forme la mentalité de mes étudiants, un imprimé sans point d'ancrage, qui ne peut prétendre être ni une métaphore ni un original de la main de l'auteur. Comme les signaux d'un vaisseau fantôme, les chaînes numériques forment sur l'écran des caractères arbitraires, fantômes, qui apparaissent puis s'évanouissent. De moins en moins de gens viennent au livre comme au port du sens. Bien sûr, il en conduit encore certains à l'émerveillement et à la joie, ou bien au trouble et à la tristesse, mais pour d'autres, plus nombreux je le crains, sa légitimité n'est guère plus que celle d'une métaphore pointant vers l'information.

Nos prédécesseurs, qui vivaient solidement insérés dans l'époque du texte livresque, n'avaient nul besoin d'en explorer les débuts historiques. Leur aplomb se fondait sur le postulat structuraliste selon lequel tout ce qui est est d'une certaine façon un texte. Ce n'est plus vrai pour ceux qui sont conscients d'avoir un pied de part et d'autre d'une nouvelle ligne de partage. Ils ne peuvent s'empêcher de se retourner vers les vestiges de l'âge livresque afin d'explorer l'archéologie de la bibliothèque de certitudes dans laquelle ils ont été élevés. La lecture livresque a une origine historique, et il faut admettre aujourd'hui que sa survie est un devoir moral, fondé intellectuellement sur l'appréhension de la fragilité historique du texte livresque. (141)