Céder sur son désir / Agamben (Profanazioni)

Désirer est la chose la plus simple et la plus humaine qui soit. Pourquoi, alors, précisément nos désirs nous sont-ils inavouables, pourquoi nous est-il si difficile de les porter à la parole? Si difficile que nous finissons par les tenir cachés, que nous construisons pour eux quelque part en nous une crypte, où ils restent embaumés, en attente.

Nous ne pouvons porter au langage nos désirs parce que nous les avons imaginés. La crypte ne contient en réalité que des images, comme un livre pour les enfants qui ne savent pas encore lire, comme les images d’Épinal d’un peuple analphabète. Le corps des désirs est une image. Et ce qui est inavouable dans le désir, c’est l’image que nous nous en sommes faite.

Communiquer à quelqu’un les désirs sans les images, est brutal. Lui communiquer les images sans les désirs est écœurant (comme raconter les rêves ou les voyages). Mais dans les deux cas facile. Communiquer les désirs imaginés et les images désirées est la tâche la plus ardue. C’est pourquoi nous la différons. Jusqu’au moment où nous commençons à comprendre qu’elle restera pour toujours en attente. Et que, ce désir inavoué, nous le sommes, nous-mêmes, pour toujours prisonniers dans la crypte.

Hypnerotomachia Poliphili pag251 Lire la suite

Volonté et attention (Simone Weil)

La volonté, celle qui au besoin fait serrer les dents et supporter la souffrance, est l’arme principale de l’apprenti dans le travail manuel. Mais contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, elle n’a presque aucune place dans l’étude. L’intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs. Là où elle est absente, il n’y a pas d’étudiants, mais de pauvres caricatures d’apprentis qui au bout de leur apprentissage n’auront même pas de métier.

(Simone Weil, Attente de Dieu, 1942)

D’autres extraits après le saut (voir aussi Découvertes tardives sur mon autre blogue).
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Che fece …. il gran rifiuto (céder sur son désir / Cavafy)

Cavafy Che fece… il gran rifiuto (tiré de Ποιήματα: Αναγνωρισμένα, ma traduction) :

Pour certains hommes arrive un jour
où il leur faut dire le grand Oui ou le grand
Non. Apparaît immédiatement qui tient
prêt en lui le Oui, et le disant

il avance en honneur et en confiance.
Celui qui refuse ne se repent pas. Interrogé à nouveau,
il redira non. Et pourtant il sera rabaissé
par ce non – le non correct – toute sa vie.

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Céder sur son désir / Hallaj

Akhbar Al-Hallaj / Louis Massignon.- Vrin, 1975.
16.

Mon compagnon de coupe est hors de toute suspicion,
Quant à son intention de me léser :
Il me convia, puis me salua,
Comme l’hôte fait à son hôte;
Mais sitôt que la coupe circula,
Il fit apporter le tapis de supplice et le glaive…
Tel est le sort de qui boit le Vin,
En plein été, en compagnie du Monstre.

Céder sur son désir / le bodhisatva

Sagâramatisûtra:
Grâce à l’énergie avec laquelle il se refuse à abandonner l’aspiration à l’omniscience et s’y tient ferme par la force de son coeur, grâce à cette perfection, il ne quitte pas le cycle des naissances même et continue à mûrir les racines de bien. Telle est la perfection de son energie.

(C’est-à-dire que si le bodhisatva abandonnait son aspiration à l’omniscience, il quitterait le cycle des naissances, il trouverait le nirvana. Et cesserait la chaîne de ses existences de charité.)

Et aussi, même si son corps est dispersé, sans confusion il fait surgir ce joyau qu’est l’élévation du coeur vers l’omniscience, il n’a d’égard que pour l’Eveil, il n’a de considération que pour la paix de l’extinction. Telle est la perfection de l’absorption.

Céder sur son désir (J. Conrad)

The Rescue336. ‘She is a representative woman and yet one of those of whom there are but very few at any time in the world. […] They are the iridescent gleams on a hard and dark surface. For the world is hard, Captain Lingard, it is hard, both in what it will remember and in what it will forget. it is for such women that people toil on the ground and under ground and artists of all sort invoke their inspiration.’

[…]

‘No, there are not many of them. And yet they are all. They decorate our life for us. They are the gracious figures on the drab wall which lies on this side of our common grave. They lead a sort of ritual dance, that most of us have agreed to take seriously. It is a very binding agreement with which sincerity and good faith and honour have nothing to do. Very binding. Woe to him or her who breaks it. Directly they leave the pageant they get lost.’

[…]

‘They get lost in a maze’, continued d’Alcacer, quietly. ‘They wander in it lamenting over themselves. I would shudder at that fate for anything I loved. Do you know, Captain Lingard, how people lost in a maze end ?’ he went on holding Lingard by a steadfast stare. ‘No ?… Il will tell you then. They end by hating their very selves, and they die in dillusion and despair.’

Céder sur son désir (E.M. Forster)

A room with a view (part 2, chap. 17)

It did not do to think, nor, for the matter of that to feel. She gave up trying to understand herself, and the vast armies of the benighted, who follow neither the heart nor the brain, and march to their destiny by catch-words. The armies are full of pleasant and pious folk. But they have yielded to the only enemy that matters–the enemy within. They have sinned against passion and truth, and vain will be their strife after virtue. As the years pass, they are censured. Their pleasantry and their piety show cracks, their wit becomes cynicism, their unselfishness hypocrisy; they feel and produce discomfort wherever they go. They have sinned against Eros and against Pallas Athene, and not by any heavenly intervention, but by the ordinary course of nature, those allied deities will be avenged.

Céder sur son désir (Lacan)

Jacques LACAN. Séminaire, livre VII : L’éthique de la psychanalyse.- Seuil, 1986.

« Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir.
(…)
Faire les choses au nom du bien, et plus encore au nom du bien de l’autre, voilà qui est bien loin de nous mettre à l’abri non seulement de la culpabilité mais de toutes sortes de catastrophes intérieures. En particulier, cela ne nous met certainement pas à l’abri de la névrose et de ses conséquences. Si l’analyse a un sens, le désir n’est rien d’autre que ce qui supporte le thème inconscient, l’articulation propre de ce qui nous fait nous enraciner dans une destinée particulière, laquelle exige avec insistance que la dette soit payée, et il revient, il retourne, et nous ramène toujours dans un certain sillage, dans le sillage de ce qui est proprement notre affaire.
(…)
Ce que j’appelle céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet – vous l’observerez dans chaque cas, notez-en la dimension – de quelque trahison. Ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui-même, et c’est sensible pour lui-même. Ou plus simplement, il tolère que quelqu’un avec qui il s’est plus ou moins voué à quelque chose ait trahi son attente, n’ait pas fait à son endroit ce que comportait le pacte – le pacte quel qu’il soit, faste ou néfaste, précaire, à courte vue, voire de révolte, voire de fuite, qu’importe.
Quelque chose se joue autour de la trahison, quand on la tolère, quand poussé par l’idée du bien – j’entends, du bien de celui qui a trahi à ce moment – on cède au point de rabattre ses propres prétentions, et de se dire – Eh bien puisque c’est comme ça, renonçons à notre perspective, ni l’un ni l’autre, mais sans doute pas moi, nous ne valons mieux, rentrons dans la voie ordinaire. Là, vous pouvez être sûr que se retrouve la structure qui s’appelle céder sur son désir.
Franchie cette limite où je vous ai lié en un même terme le mépris de l’autre et de soi-même, il n’y a pas de retour. Il peut s’agir de réparer, mais non pas de défaire.
(…)
Je vous ai articulé trois propositions.
La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir.
Deuxièmement, la définition du héros – c’est celui qui peut impunément être trahi.
Troisièmement, ceci n’est point à la portée de tout le monde, et c’est la différence entre l’homme du commun et le héros, plus mystérieuse donc qu’on ne le croit. Pour l’homme du commun, la trahison, qui se produit presque toujours, a pour effet de le rejeter de façon décisive au service des biens, mais à cette condition qu’il ne retrouvera jamais ce qui l’oriente vraiment dans ce service.
Enfin, le champ des biens, naturellement ça existe, il ne s’agit pas de les nier, mais renversant la perspective je vous propose ceci, quatrième proposition – Il n’y a pas d’autre bien que ce qui peut servir à payer le prix de l’accès au désir – en tant que ce désir, nous l’avons défini ailleurs comme la métonymie de notre être. « 

[màj 2022.03.17] Si ce passage est évidemment inspiré par la pratique analytique de Lacan, il est aussi une réécriture de la dialectique du maître et de l’esclave hégélienne, une réécriture en partie contre Hegel comme on le comprend à la lecture d’un passage du « discours de Rome » (1953), antérieur donc à celui du Séminaire (juillet 1960).