Sauver le monde (commentaire sur Reprises)

En commentaire du commentaire de CJ, « Changer le monde » sur Divine Folie:

« Critique », je proteste. Je faisais état d’une perplexité… je suis d’accord avec l’essentiel de ce que tu dis et ma perplexité tient à des questions sur le périmètre exact de cet accord. « L’écriture littéraire est dans le monde, comme toutes les autres activités sociales ». Certes mais chaque pratique sociale n’a-t-elle pas une façon d’être au monde qui est la sienne, et dans ce cas la façon d’être de la littérature n’est-elle pas d’y être comme « en face » (ce qui est et n’est pas y être comme un juge ou un arbitre)? Ou bien, dit autrement, la littérature n’a-t-elle pas à faire au monde comme un tout? Les points d’interrogation ici ne sont pas rhétoriques.
A ce point de ma perplexité, la question est sur le concept de « monde ». Sous d’autres cieux ou en d’autres temps on parlerait de « créature » ou de « création », ce qui reposerait la question sous un autre angle peut-être fécond (alors la suggestion de Pieper/Platon serait qu’il n’y aurait de littérature qu’infuse de révélation, c’est à dire d’une descente depuis ce qui excède le monde et le fonde… mais je sens tout de suite ce qui t’agace ou te révulse dans ce genre d’assertions…).
Tes 2 citations de Jean posent bien le problème (et une aporie sur quoi je me cogne depuis longtemps). Je suis tenté de résoudre l’aporie en supposant une amphibologie, à savoir que le mot « monde » n’est pas pris au même sens dans un cas et dans l’autre, que dans le premier cas, il s’agit du tout de la création, que dans le second il s’agit du monde social (comme dans « mondain »). Ce sdoppiamento n’est pas tout à fait impertinent, il me semble, mais ne tient pas à la longue, ne serait-ce que parce que le « monde » au sens 1 (dans ta citation 1) est « à sauver », donc maudit ou qqchose comme ça.
– Cependant à bien relire, y a-t-il réellement aporie: il ne nous est pas dit qu’il nous faille aimer le monde mais que D. l’a aimé? Et si l’on veut s’approprier le propos de l’évangéliste, ne peut-on se dire qu’il nous faut aimer le monde depuis l’amour divin du monde, qu’il ne nous faut l’aimer qu’ainsi sauf à s’y engluer, comme tu le dis? (Et Il y aurait bien là un balancement du sens 2 au sens 1.)
Comme je me rends bien compte que je fais là de la mauvaise théologie, j’arrête après avoir noté que ce qui m’apparaît surtout, c’est qu’il est impossible de penser ces questions sans faire référence à la révélation (et c’est ce que j’essayais de pointer avec mes notes du printemps sur Benny Lévy – voir en particulier à la fin du billet lié ici: « ‘Monde commun fondé sur la culture’: c’est cela même que les Maîtres d’Israël ont en vue quand ils nous mettent en garde contre les modes d’existence dans les Nations. »)

Benny Lévy sur Husserl

in: Le Livre et les livres, p. 56:

Le programme lévinassien que reprend Alain est une relève du dernier grand programme pour l’Europe – celui de Husserl, au moment de la montée du nazisme. Husserl avait défini la tâche métaphysique de l’Europe et c’est poignant de relire ces textes, tant ils ont été à l’évidence démentis par les faits, par l’ampleur de ce qui s’est révélé à partir de la catastrophe de la dernière guerre. C’était un très grand programme: défendre l’Europe, c’est défendre la raison, et il fallait donc redonner toute sa vigueur au rationalisme. (…) La question est la suivante: que ce programme puisse formellement consister, je n’en disconviens pas mais est-ce que ce programme résiste à l’érosion décrite avec tellement de talent par Alain Finkielkraut?

[En complément aux billets de janvier (billet citation). Benny Lévy semble partager le point de vue de Gérard Granel, avec un angle un peu différent, moins heideggerien. Je ne partage pas leur point de vue: je prends le texte de Husserl comme un testament, non comme un programme. En 1936, lorsque Husserl écrit la Krisis, le régime anti-sémite nazi est déjà au pouvoir et Husserl a été chassé de l’Université, la catastrophe a déjà commencé. Je prends le « programme » de Husserl comme un essai de faire passer quelque chose à travers la catastrophe, un message que nous avons à recevoir. Je n’oublie pas que j’avais promis à Christian de répondre aux questions qu’il posait en commentaire à l’un de ces billets mais je ne suis pas sûr de comprendre assez Husserl pour m’y risquer aujourd’hui, j’y travaille.]

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Alain Finkielkraut et Benny Lévy sur les guerres yougoslaves

in: Le Livre et les livres, p. 103 (cf. billets précédents):

Alain Finkielkraut – Tu t’es souvent souvent étonné, Benny, de mes partis pris, et j’imagine qu’il y en a un qui te surprend encore, si tu ne l’as pas oublié: mon engagement pour les causes slovène et croate dès le début de la guerre en ex-Yougoslavie.

Benny Lévy – Oui, je n’y ai jamais rien compris!

AF – Voilà, jamais rien compris – et je renonce à te le faire comprendre! Mais je voudrais simplement te dire une chose: il y a eu un colloque organisé en février 1992 à Paris (à l’initiative, d’ailleurs, de La Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy, et avec la participation de grands intellectuels: Semprun, Derrida, Handke; Mitterrand, lui-même, s’est montré) intitulé « l’Europe ou les tribus ». Les tribus, c’était là-bas, l’empoignade balkanique; l’Europe, c’était luxe, calme et volupté post-nationale. Et j’ai commencé mon intervention par cette phrase: « Je suis le membre d’une vieille tribu. » Confusément, je comprenais que cette véhémence anti-tribale allait bientôt se retourner contre les Juifs.

[La façon dont Benny Lévy répond est à lire mais je recopie ce morceau pour une raison précise: j’ai été frappé à la première lecture de ce que AF cite les causes slovènes et croate mais pas les Bosniaques ni les Kosovars. Cela reflète sans doute la réalité de son engagement dans son déroulement dans le temps, lié, je suppose, au caractére clairement national des deux premières causes, moins clair pour la Bosnie et le Kosovo. Mais je ne peux m’empêcher d’y reconnaître aussi l’effacement des noms musulmans.]

Fichte, Benny Levy et Getschel Bloch

En écho avec la première citation faite ici me revient ce passage des entretiens AF / BL:

Benny Lévy:

"Fichte l'universaliste veut, comme Mirabeau, "que tous les hommes soient hommes" mais constate que certains hommes, les Juifs, résistent à l'idéal en s'excluant "par le lien le plus fort qu'il y ait dans l'humanité, la religion, de nos banquets, de nos plaisirs, de ce doux échanges de gaieté des coeurs entre eux", et répond à leur separatisme par cette sinistre boutade: "Mais quant à donner aux Juifs des droits civils, je n'en vois pour ma part aucun autre moyen que de leur couper la tête à tous une belle nuit et d'en mettre à la place une autre où il n'y ait plus aucune idée juive." (p. 100)

Au début de l'Etrange défaite, Etienne Bloch, fils de Marc, met en note la traduction (faite en 1941!) d'une lettre en yiddish de l'arrière-grand-père de Marc Bloch, Getschel, "fils de Wolf Bloch", soldat des armées de la République. La lettre est datée de Mayence juin 1793 (mois de Tamuz de l'an 5554). C'est un document précieux et émouvant qui fait revivre un bloc inattendu du passé. Ce qui m'a frappé à première lecture, c'est combien le nom de Dieu rythme le déroulement de l'expression d'une manière qu'on ne retrouverait guère aujourd'hui que chez un musulman. Cette judéité patente n'empêche en rien l'engagement républicain.

Extrait:

"Nous avons été les premiers – les Volontaires, et les Allemands ont ouvert le feu sur nous. (…) Je pense que c'est grâce à vos bonnes actions et à celles de nos ancêtres que nous avons pu y échapper. (…) Je dois vous faire savoir que dans deux villages la population nous a offert de la bière et du pain. Nous n'avons pas pu nous arrêter, car nous avons attaqué avec impétuosité les hauteurs de Mayence. Je n'aurais pas souhaité vous y voir. Et Dieu, que Son Nom soit loué, nous a dirigé sur la bonne voie. Qu'il veuille toujours protéger les Juifs contre tout malheur."

Je sais bien que comparaison n'est pas raison, et que "ce n'est pas pareil", mais je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a pas mal de nos laïcs qui seraient séduits à l'idée de couper, une belle nuit, la tête de tous nos musulmans et d'y mettre à la place une autre où il n'y ait plus aucune idée musulmane.

Benny Lévy sur la révolution culturelle

in: Le Livre et les livres, p. 58 (cf. billets précédents):

Je dis toujours, lorsque je veux provoquer, que je ne suis pas un « homme cultivé ». J’ai toujours considéré la « culture » comme mon ennemi le plus intime. J’ai voulu être normalien et je l’ai été, mais c’était pour lancer immédiatement le grand programme de révolution culturelle, c’est-à-dire pour déraciner la culture. Pourquoi ai-je été maoïste? Parce que dans la décision en seize points du président Mao Tsé Toung, celui-ci proposait de déraciner le concept de culture. Nihilisme, certes. Mais, lorsque j’ai voulu m’arracher à ce nihilisme, je ne pouvais plus que retourner au Livre. Et je ne pouvais pas m’arrêter au Livre comme simple figure de la culture, la mienne, juive.
(…)
Les livres peuvent être des degrés d’une ascension vers le Livre, la culture peut être une éducation pour la vérité, un propédeutique. Quand j’étudie une guemara, tous les livres que j’ai lus, qui ont compté pour moi, sont convoqués, certes. Mais j’ai vu de mes yeux de grands maîtres qui n’avaient pas besoin de ce circuit pour dire les choses avec la plus grande fécondité. Il n’est pas nécessaire, pour aller au Livre, à sa fécondité, à ses fruits, de passer par la dissémination des livres.

La déplorable affaire du foulard (suppl.)

(Suite de la note du 29) Dans un entretien ultérieur (La Question de l’universel, juillet 2003 – soit au moment où l’affaire du foulard va rebondir et devenir la loi sur le voile) Benny Lévy enfonce le clou en ouverture d’un débat où il ne sera pas question de vêtement:

« Comme vous le savez, le Juif vit à travers les mitsvot. Si l’on est menacé, on peut profaner Chabat, par exemple. Mais la guemara nous dit que par contre, il y a trois choses pour lesquelles on doit sacrifier sa vie: l’idolâtrie (avoda zara), les relations sexuelles prohibées (guilouy arayot) et le meurtre (retsiha). Si l’on m’oblige, sous peine de mort, à transgresser l’une de ces trois interdictions capitales, il y a alors un commandement positif (mitsvat assé) de sacrifier sa vie plutôt que de faire dela. Et puis la guemara ajoute – attention! – : si nous sommes dans une période où le pouvoir des Nations commence à nous persécuter – écoutez bien! – alors, même s’il ne s’agit que de modifier une simple coutume (comme par exemple la façon de nouer un lacet de soulier), il faut de sacrifier – il faut sacrifier sa vie! Il y a un élément proprement juif qui est fixé dans ce soulier des autres. Dans ce cas donc, il faut y aller, il faut résister, parce que c’est toute la yaadout, l’être juif qui est en jeu, comme Rachi l’explique sur place, parce que le lacet de soulier, ce petit vêtement, la petite kippa, c’est tout simplement le tenant-lieu de tout le reste. Et toujours le Juif de la Torah sera vu comme un type bourré de vêtements hétéronomes par rapport au déshabillé général (…) Il faut tout faire pour ne pas arriver à une situation où l’on se trouverait, même de loin, en position de devoir sacrifier pour défendre la yaadout, l’être juif que concentre la kippa. Attention, c’est de la dynamite cette histoire! Faites attention! Mieux vaut, si c’est possible, s’écarter. » (pp 87-88)

La déplorable affaire du foulard (entretien Alain Finkielkraut et Benny Lévy, 18 mars 1990)

in: Le Livre et les livres: Entretiens sur la laïcité / Alain Finkielkraut et Benny Lévy.- Verdier, 2006

pp.19-21:

« Soit le premier moment, le moment grec -Yavan en hébreu – de la laicité. (…) une parole qui implique l’accord des interlocuteurs se substitue à la parole efficace des anciens. (…)
Socrate tenta l’impossible: dire une parole qui cherchait le consentement de l’interlocuteur tout en réservant les signes venus du Dieu: une parole qui accepte l’épreuve de la mathématique, forme la plus haute de la rationalité, et toute entière soumise à la voix du Dieu. Socrate ne faisait pas de politique, au sens où l’entendaient les déjà laïcs politiques de l’époque. Socrate fut mis à mort par la cité démocratique.
La pensée d’Israël peut rencontrer le témoin de cet impossible: un logos qui accompagne l’indicibilité venue du Dieu – de l’Un, dira Platon, nom dépouillé pour le Dieu. Elle le peut parce que tout son travail tient dans l’acharnement à susciter de la dicibilité, de la pensée (…) aller de la décision du katouv – de l’écrit – à la pensée, sans cesse. La chance du Juif: cet effort ne requiert pas de rupture parricide avec la parole des Anciens. »

[2e mouvement chrétien > humaniste:]

« si l’évêque au treizième siècle voulait convertir le Juif, l’homme du dix-huitième siècle voudra le régénérer… »
« Cette notion de droit, expression adéquate du processus de sécularisation, présente deux aspects: un aspect (…) à majuscule et puis un aspect à minuscule. »

p. 23:

« L’émancipation a ainsi permis l’acquisition de propriétés du corps qui pouvaient cruellement manquer aux Juifs pour étudier en paix. Don (hesed) venu d’en haut, comme Ezra le scribe le disait des améliorations apportées au sein de l’exil par le pouvoir perse. »

[En gros le thème du livre est l’opposition entre l’aspect à majuscule, la laïcité à la française, fin en soi, prônée par AF, et l’aspect à minuscule, à l’anglo-saxonne, qui n’est pas un fin en soi mais le moyen, pour BL, pour le Juif de pratiquer son judaïsme.]

Sur l’affaire du foulard:

pp. 32-33:

« ‘Monde commun fondé sur la culture’: c’est cela même que les Maîtres d’Israël ont en vue quand ils nous mettent en garde contre les modes d’existence dans les Nations. Autant l’on peut comprendre qu’on habite, avec toute la force que ce mot suggère, la langue française, et donc, sans doute, les plus grands des livres où cette langue se recueille, autant l’on doit se méfier de toute notion d’identité, qui plus est quand ce sont les Juifs qui prétendent le promouvoir. (…) Voici qu’à Nice, ou dans d’autres lycées, on demande à des Juifs qui ne venaient pas le Chabat, de venir en classe. Le plus clair résultat pratique que je vois dans cette affaire, ce sont des avantages, comme tu dis – moi j’aimerais mieux dire: des propriétés du corps juif – qui sont un petit peu maltraités. (…)
Et tout cela pourquoi? Si vous aviez des renseignements précis (mais j’en doute, connaissant et la république des lettres et les journaux) sur les manoeuvres de groupuscules islamistes de nature iranophile dans le lycée de Creil, il fallait alors faire une affaire précise sur ce lycée-là. Mais non! il a fallu monter avec les grosses majuscules: l’Ecole, la République, l’Identité française. »

(voir note supplémentaire)