Les deux passages sur Kipling sont le « cadeau » de ce livre, l’élucidation du statut très particulier que tient pour moi Kim dans l’oeuvre de Kipling. J’ai lu tard Kim, après un premier voyage en Inde et si j’ai depuis longtemps du goût pour l’oeuvre de Kipling, le plaisir pris à la lecture de Kim était d’un autre ordre. J’ai regretté d’avoir attendu aussi longtemps de le lire, d’en avoir privé de la lecture l’adolescent en moi (qui cependant, pas vraiment mort, a jubilé tout le temps de la lecture de l’homme mûr). Le récit empathique – dont je ne donne pas d’extrait ici, il faut lire de longue – que Nandy fait de l’histoire individuelle et subjective de Kipling éclaire d’une lumière d’évidence le privilège de Kim sur le reste de l’oeuvre. Il donne à comprendre que Kim (dont Nandy ne parle pas mais qui s’anime et s’impose parallèlement à la lecture comme le double heureux du malheureux Kipling) fut pour Kipling une sorte de reconciliation fantasmatique de ses deux moi antagonistes (cf. infra) et, à ce titre, un programme d’accomplissement pour l’enfant ou l’adolescent qui le lit.
Kipling fut sans doute le bâtisseur le plus original des mythes nécessaires au maintien de l’amour-propre dans une puissance coloniale. Les corrélats psychiques de son idéologie impérialiste se sont souvent aussi trouvés être les corrélats de l’image que se faisait l’Occident du non-Occident.
(…) sa vision du monde originelle font de lui autre chose qu’un impérialiste forcené à l’identité cohérente. Personnalité tragique, il cherchait, comme je le démontre, à désavouer par haine de soi un aspect de son moi identifié à l’indianité – à son tour identifiée à la victimisation, à l’ostracisme et à la violence -, à cause de la cruauté de sa première rencontre avec l’Angleterre au terme d’une enfance idyllique en Inde. (p. 79)
L’image de l’Indien efféminé, passif-agressif, « mi-sauvage mi-enfant » chez Kipling, était plus qu’un stéréotype anglo-indien: c’était une facette de l’authenticité de Kipling et l’autre visage de l’Europe. (p. 80)