Composition orale et transmission orale: le cas des Veda / Jack Goody (1987)

in J. Goody, Entre l’oralité et l’écriture (Presses Universitaires de France – PUF, 1994).

Goody examine l’objection possible à ses thèses qui pourrait être tirée de l’exemple de la transmission purement orale et néanmoins exacte des textes sacrés dans la tradition hindoue. La « littérature orale » hindoue présente des traits qui, pour Goody, dépendent d’une culture « lettrée », disposant et utilisant l’écriture. Il répond à l’objection en distinguant transmission et composition: si les Vedas sont bien transmis oralement, leur composition, dans la forme transmise, a vraisemblablement été écrite.

il est évident que la transmission écrite est par un côté plus facile que l’orale: l’élève n’a pas besoin de la présence physique d’un maître pour lui inculquer le savoir ni pour apporter les corrections nécessaires à une reproduction exacte; il peut le faire lui-même. L’écriture permet l’apparition de l’autodidacte et rend l’acquisition de l’information potentiellement moins personnelle, moins « intensive ». (p. 125)

La remarque est particulièrement vraie pour l’apprentissage par coeur. Serait intéressant de la relier au cas de l’autodidactisme protestant et de sa tendance au littéralisme. Vrai aussi pour l’islam: c’est la généralisation de l’accès direct et non encadré au texte qui permet le fondamentalisme.

On ne peut guère douter que Pânini se servit de l’écriture pour parvenir à formuler les « règles » de la grammaire. Néanmoins un élève commençait son instruction en apprenant par coeur les sûtras qui ne lui étaient expliquées que plus tard: le procédé n’est pas inhabituel dans des formes de l’enseignement islamique et, de façon moins évidente, dans la nôtre [sic]. Selon Oliver, un bon grammairien apprenait et apprend encore les ouvrages classiques de base « par coeur », directement d’un maître sans se servir d’un manuscrit ni d’un livre » (p.61). Un livre existait cependant auquel on pouvait se référer en cas de besoin. (p. 127)

comme je l’ai par la suite envisagé à propos de l’étude intéressante de Frances Yates sur la mémoire (1966), l’élaboration de certaines techniques importantes pour retenir par coeur le discours semble presque exiger la réduction préalable de la langue à une forme visuelle, apportant à la parole une dimension spatiale (chap. 8). 

Ashis Nandy: L’Ennemi intime (1984), Kipling

Les deux passages sur Kipling sont le « cadeau » de ce livre, l’élucidation du statut très particulier que tient pour moi Kim dans l’oeuvre de Kipling. J’ai lu tard Kim, après un premier voyage en Inde et si j’ai depuis longtemps du goût pour l’oeuvre de Kipling, le plaisir pris à la lecture de Kim était d’un autre ordre. J’ai regretté d’avoir attendu aussi longtemps de le lire, d’en avoir privé de la lecture l’adolescent en moi (qui cependant, pas vraiment mort, a jubilé tout le temps de la lecture de l’homme mûr). Le récit empathique – dont je ne donne pas d’extrait ici, il faut lire de longue – que Nandy fait de l’histoire individuelle et subjective de Kipling éclaire d’une lumière d’évidence le privilège de Kim sur le reste de l’oeuvre. Il donne à comprendre que Kim (dont Nandy ne parle pas mais qui s’anime et s’impose parallèlement à la lecture comme le double heureux du malheureux Kipling) fut pour Kipling une sorte de reconciliation fantasmatique de ses deux moi antagonistes (cf. infra) et, à ce titre, un programme d’accomplissement pour l’enfant ou l’adolescent qui le lit.

L’Ennemi intime : Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme / Ashis Nandy.- Paris, 2007. (trad. Annie Montaut)

Kipling fut sans doute le bâtisseur le plus original des mythes nécessaires au maintien de l’amour-propre dans une puissance coloniale. Les corrélats psychiques de son idéologie impérialiste se sont souvent aussi trouvés être les corrélats de l’image que se faisait l’Occident du non-Occident.

(…) sa vision du monde originelle font de lui autre chose qu’un impérialiste forcené à l’identité cohérente. Personnalité tragique, il cherchait, comme je le démontre, à désavouer par haine de soi un aspect de son moi identifié à l’indianité – à son tour identifiée à la victimisation, à l’ostracisme et à la violence -, à cause de la cruauté de sa première rencontre avec l’Angleterre au terme d’une enfance idyllique en Inde. (p. 79)

L’image de l’Indien efféminé, passif-agressif, « mi-sauvage mi-enfant » chez Kipling, était plus qu’un stéréotype anglo-indien: c’était une facette de l’authenticité de Kipling et l’autre visage de l’Europe. (p. 80)

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Christophe Colomb et le recentrement du Monde (2)

Ce qui a changé quant à l’image du monde: l’Islam, le dar ul-Islam cesse d’être le milieu du monde.

Le milieu du monde peut être situé en bien des endroits, mais qu’un milieu du monde ne soit milieu du monde que d’un certain point de vue ne signifie pas qu’une telle localisation soit arbitraire, qu’il n’y ait pas de sens à s’y attarder. Pour pouvoir le penser toujours se demander en quoi tel « milieu du monde » est en même temps « bout du monde ». Il est clair que jusqu’à Colomb, la chrétienté, l’Occident chrétien, ne pouvait se penser que comme bout du monde, selon les représentations en vigueur du monde connu. De ce point de vue il est clair aussi que l’entreprise de Colomb ressort d’une volonté de l’Europe de se mettre au centre du monde et qu’il y a réussi (et de ce point de vue peu importait que l’extrême occident découvert, rallié, fût les Indes ou l’Amérique).

(report oct. 2006)

Christophe Colomb et le recentrement du Monde

On n’a jamais à ma connaissance marqué ce fait, ou plus exactement tiré les conséquences de ce fait que l’extrême orient s’appelait « les Indes ». On en rend généralement compte par des considérations sur la cartographie du monde, sur la façon dont les contemporains de Colomb se faisaient une image de la forme du monde terrestre, avec cette péninsule indienne pointant vers l’est, ou que sais-je ? Mais les gens du quattrocento ne vivaient pas dans la familiarité des cartes qui est aujourd’hui la nôtre (même s’ils étaient précisément en train de fabriquer cette familiarité). Le sens de cette appellation n’est pas à chercher dans l’ordre de la géographie physique mais dans l’ordre de la conception du monde comme lieu d’une histoire (d’une histoire historiale, diraient les corbiniens), dans l’ordre de la géographie humaine si l’on veut. Pour le dire vite : les Indes sont la frontière orientale du monothéisme, l’Amérique, Indes occidentales, en sera la frontière du côté du couchant. L’appellation des terres découvertes, c’est-à-dire selon la confusion de l’époque, l’appellation de l’extrême-orient, montre la prégnance de la vision, du point de vue musulman sur le monde. L’oikoumené du quattrocento intègre le monde musulman (c’est-à-dire le monde iranien – tout ceci est à comprendre en profondeur à la lumière du fait que l’Inde a été la frontière de l’entreprise d’Alexandre). Et j’imagine les Indiens, ceux d’Amérique, qu’ils ont été en face des puritains comme les Hindouistes en face des musulmans. Et il reste quelque chose de ça aujourd’hui. Ils ont l’identité de parenthèses.

(report oct. 2006)