Roland Barthes: deux régimes de lecture (Le Plaisir du Texte, 1973)

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

source: http://en.wikipedia.org/wiki/File:RolandBarthes.jpg

(Les deux régimes de lecture que Barthes oppose ici correspondent à deux types de textes littéraires (et donc ne concernent que la lecture littéraire, à l’exclusion de la lecture utilitaire, d’information, ou la lecture d’étude, etc.): le texte de plaisir et le texte de jouissance. En simplifiant à l’extrême[1]: le premier est du côté de la culture bourgeoise, le second de celui sa destruction. Le texte de Proust est ici pris comme exemple de texte de plaisir (peut-être faut-il y reconnaître une lointaine fidélité à Sartre qui, Antoine Compagnon le rappelle, condamnait décidément Proust comme modèle de l’écrivain bourgeois). L’opposition a sans doute un peu vieilli et l’assignation systématique d’un régime de lecture à un type de texte littéraire pourrait être contestée depuis le texte de Barthes lui-même mais l’analyse des régimes d’attention à l’œuvre dans la lecture littéraire garde en tous cas toute son acuité, comme la distinction entre l’attention portée à l’énoncé et celle portée à l’énonciation sa fécondité heuristique.)

Bords[2], p.14:

…le récit le plus classique (un roman de Zola, de Balzac, de Dickens, de Tolstoï) porte en lui une sorte de tmèse[3] affaiblie : nous ne lisons pas tout avec la même intensité de lecture; un rythme s’établit, désinvolte, peu respectueux à l’égard de l’ intégrité du texte; l’avidité même de la connaissance nous entraîne à survoler ou à enjamber certains passages (pressentis « ennuyeux ») pour retrouver au plus vite les lieux brûlants de l’anecdote (qui sont toujours ses articulations: ce qui fait avancer le dévoilement de l’énigme ou du destin): nous sautons impunément (personne ne nous voit) les descriptions, les explications, les considérations, les conversations; nous sommes alors semblables à un spectateur de cabaret qui monterait sur la scène et hâterait le strip-tease de la danseuse, en lui ôtant prestement ses vêtements, mais dans l’ordre, c’est-à-dire: en respectant d’une part et en précipitant de l’autre les épisodes du rite (tel un prêtre qui avalerait sa messe). La tmèse, source ou figure du plaisir, met ici en regard deux bords prosaïques; elle oppose ce qui est utile à la connaissance du secret et ce qui lui est inutile; (…) l’auteur ne peut la prévoir : il ne peut vouloir écrire ce qu’on ne lira pas. Et pourtant, c’est le rythme même de ce qu’on lit et de ce qu’on ne lit pas qui fait le plaisir des grands récits : a-t-on jamais lu Proust, Balzac, Guerre et Paix, mot à mot ? (Bonheur de Proust: d’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages.)

(…)

D’où deux régimes de lecture : l’une va droit aux articulations de l’anecdote, elle considère l’étendue du texte, ignore les jeux de langage (si je lis du Jules Verne, je vais vite: je perds du discours, et cependant ma lecture n’est fascinée par aucune perte verbale — au sens que ce mot peut avoir en spéléologie[4]); l’autre lecture ne passe rien; elle pèse, colle au texte, elle lit, si l’on peut dire, avec application et emportement, saisit en chaque point du texte l’asyndète[5] qui coupe les langages — et non l’anecdote: ce n’est pas l’extension (logique) qui la captive, l’effeuillement des vérités, mais le feuilleté de la signifiance; (…). Or paradoxalement (tant l’opinion croit qu’il suffit d’aller vite pour ne pas s’ennuyer), cette seconde lecture, appliquée (au sens propre), est celle qui convient au texte moderne, au texte-limite. Lisez lentement, lisez tout, d’un roman de Zola, le livre vous tombera des mains; lisez vite, par bribes, un texte moderne, ce texte devient opaque, forclos à votre plaisir: vous voulez qu’il arrive quelque chose, et il n’arrive rien; car ce qui arrive au langage n’arrive pas au discours: ce qui « arrive », ce qui « s’en va », la faille des deux bords, l’interstice de la jouissance, se produit dans le volume des langages, dans l’énonciation, non dans la suite des énoncés : ne pas dévorer, ne pas avaler, mais brouter, tondre avec minutie, retrouver, pour lire ces auteurs d’aujourd’hui, le loisir des anciennes lectures: être des lecteurs aristocratiques.

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  1. Le Plaisir du Texte ,s’il s’est déposé dans nos mémoires, dans ma mémoire depuis le début des années 70, depuis le temps de ma première lecture, peu après sa publication, comme la défense et illustration du texte d’avant-garde, se révèle à ma relecture d’aujourd’hui beaucoup plus complexe, peut être compris comme une stratégie oblique de sortie de l’avant-gardisme politico-littéraire.
  2. Le Plaisir du Texte est organisé selon un principe discret: en fin du livre on trouve une liste de mots suivis de numéros qu’on prend, la liste étant arrangée alphabétiquement, pour un index avant de se rendre compte que les numéros de page se suivent eux-mêmes selon l’ordre arithmétique et qu’on a là la table des matières d’un livre organisé comme un dictionnaire, une suite alphabétique d’articles mais dont les entrées sont cachées. En sorte que ce qu’on a lu comme un essai séquentiel, se révèle, à la fin seulement, comme un recueil de fragments (on sait que Barthes travaillait à partir de fiches). Et sous ce livre qui traite de régimes d’écriture court, presque clandestinement, un régime original d’écriture (où comprendre la composition du livre aussi bien que la production de phrases).
  3. notion rhétorique et grammaticale: écart, rupture de syntaxe par intercalation, en particulier entre un affixe et la partie du mot qui porte la racine. Voir: Barthes Roland. L’ancienne rhétorique. In: Communications, 16, 1970. Recherches rhétoriques. pp. 174, note 1, qui éclaire également le début de cet « article » (Sade)
  4. « Une perte est une ouverture par laquelle un cours d’eau devient souterrain. Celui-ci réapparaîtra à l’air libre par une résurgence. »
  5. « suppression des liens logiques et des conjonctions dans une phrase »

Sartre sur Proust (Antoine Compagnon)

Antoine Compagnon, « Proust et moi », 1992:

Le Degré zéro date de 1953. On ne répétera jamais assez que ce livre doit s’entendre comme une réplique au Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, publié dans Les Temps modernes en 1947. Sartre n’aimait pas Proust, ou du moins il lui en voulait du dénouement tout proustien qu’il avait donné à La Nausée, où Roquentin découvrait une rédemption possible dans l’art. Dans la « Présentation des Temps modernes » [1948], Proust était le seul écrivain dont il était question un peu longuement, dans une attaque en règle contre celui en qui Sartre voyait le comble de l’irresponsabilité bourgeoise : «Pédéraste, Proust a cru pouvoir s’aider de son expérience homosexuelle lorsqu’il a voulu dépeindre l’amour de Swann pour Odette ; bourgeois, il présente ce sentiment d’un bourgeois riche et oisif pour une femme entretenue comme le prototype de l’amour : c’est donc qu’il croit à l’existence de passions universelles […]. Proust s’est choisi bourgeois, il s’est fait le complice de la propagande bourgeoise, puisque son œuvre contribue à répandre le mythe de la nature humaine. »
Pour Sartre, Proust est alors l’ennemi absolu, le summum de l’« esprit d’analyse » servant au maintien des privilèges de classe.

Nos intellectuels… (fragments de journal)

Vendredi 28 mars 2008

18:30.- Dans le train.

Nos grands intellectuels se révélant au soir de leurs vies ce qu’un long cauchemar dogmatique les empêchaient d’être: Barthes un essayiste, avec le B. par lui-même ou les Fragments, un homme de lettres, Foucault un historien, avec l’Histoire de la sexualité. Les poses dogmatiques, les prétentions à la subversion radicale finalement déposées, plus profondément peut-être un surmoi sartrien, enfin levé… Et l’un comme l’autre ensuite meurent trop vite.

C’est du moins ainsi que moi je l’avais vécu, deux fois, à deux moments assez différents de ma vie. Avec à chaque fois une petite joie et ensuite un deuil, le sentiment d’une perte non seulement pour l’homme mais pour l’occasion manquée de l’accomplissement d’un destin, d’un devenir comme disait Deleuze.

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F. Flahaut sur Barthes à la Fabrique de l’Histoire

(Emission de mercredi matin )

François Flahaut (à propos du passage sur les fiches cuisine de « Elle » dans les « Mythologies »):

Il y a un jugement de valeur déguisé en description. C’est d’autant plus frappant que dans un autre livre, écrit un peu plus tôt, « Le Degré zéro de l’écriture », Barthes avait pointé justement, et critiqué, cette propension, dans le discours marxiste à passer subrepticement de la description au jugement de valeur. [citation 1] (…) Il considère que c’est typique de l’exercice du pouvoir dans le langage, pouvoir politique, oui, mais on pourrait dire, au fond, est-ce que le pouvoir intellectuel ne s’exerce pas aussi de cette manière? Par exemple « cosmopolitisme » est le nom négatif d' »internationalisme ». (…) On voit que Barthes a bien repéré ce fonctionnement et curieusement ça ne l’empêche pas lui-même de fonctionner de cette manière là.

Plus loin, après citation 2:

Là on rejoint dans le fond l’idéologue du réalisme socialiste, c’est-à-dire que dans un pays où la révolution a triomphé l’art ne peut plus que représenter la réalité…

Pus loin encore, le jansénisme de Barthes (et celui de Bourdieu?):

La démarche de Barthes, et on pourrait dire aussi la démarche de Bourdieu, parce qu’à certains égards cette démarche critique est proche de celle de Bourdieu, elle a toujours un sens…
(…)
C’est finalement la vie sociale dans son ensemble qui est considérée comme un piège, et alors là, je suis obligé de reconnaître un prêche janséniste, c’est du Pascal, c’est-à-dire ce que Pascal appelle le monde, la vie séculière, le divertissement, tout ça, c’est du flanc, c’est faux, ce n’est pas la vraie vie, la vérité est ailleurs, alors là je m’interroge, évidemment, quand la position critique de l’intellectuel le conduit au point de déconsidérer toute vie sociale, ce qui équivaut à laisser entendre que les braves gens, en fait l’ensemble de la population, sauf l’intellectuel en question, sont des gens qui se font avoir et quand ils vivent leur vie sociale, ces braves gens ne se rendent pas compte qu’ils sont dans un piège.

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Langage et révolution selon Barthes

In Mythologies, 1957 (p. 234):

Il y a (…) un langage qui n’est pas mythique, c’est le langage de l’homme producteur: partout où l’homme parle pour transformer le réel et non plus pour le conserver en image, partout où il lie son langage à la fabrication des choses, le méta-langage est renvoyé à un langage objet, le mythe est impossible. Voilà pourquoi le langage proprement révolutionnaire ne peut être un langage mythique. La révolution se définit comme un acte cathartique destiné à révéler la charge politique du monde: elle fait le monde et son langage, tout son langage , est absorbé fonctionnellement dans ce faire. C’est parce qu’elle produit une parole pleinement, c’est-à-dire initialement et finalement politique, et non comme le mythe, une parole initialement politique et finalement naturelle, que la révolution exclut le mythe. De même que l’ex-nomination bourgeoise définit à la fois l’idéologie bourgeoise et le mythe, de même la nomination révolutionnaire identifie la révolution et la privation de mythe: la bourgeoisie se masque comme bourgeoisie et par là même produit le mythe; la révolution s’affiche comme révolution et par là-même abolit le mythe.
On m’a demandé s’il y avait des mythes « à gauche ». Bien sûr, dans la mesure même où la gauche n’est pas la révolution. Le mythe de gauche surgit précisément au moment où la révolution se transforme en « gauche », c’est-à-dire accepte de se masquer, de voiler son nom, de produire un méta-langage innocent et de se déformer en « Nature ».

Description et valeur selon Barthes

Dans Le Degré zéro de l’écriture (p. 831):

Il y a, au fond de l’écriture, une « circonstance » étrangère au langage, il y a comme le regard d’une intention qui n’est déjà plus celle du langage. Ce regard peut très bien être une passion du langage, comme dans l’écriture littéraire ; il peut être aussi la menace d’une pénalité, comme dans les écritures politiques : l’écriture est alors chargée de joindre d’un seul trait la réalité des actes et l’idéalité des faits. C’est pourquoi le pouvoir ou l’ombre du pouvoir finit toujours par instituer une écriture axiologique, où le trajet qui sépare ordinairement le fait de la valeur est supprimé dans l’espace même du mot, donné à la fois comme description et comme jugement.