Antoine Compagnon, « Proust et moi », 1992:
Le Degré zéro date de 1953. On ne répétera jamais assez que ce livre doit s’entendre comme une réplique au Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, publié dans Les Temps modernes en 1947. Sartre n’aimait pas Proust, ou du moins il lui en voulait du dénouement tout proustien qu’il avait donné à La Nausée, où Roquentin découvrait une rédemption possible dans l’art. Dans la « Présentation des Temps modernes » [1948], Proust était le seul écrivain dont il était question un peu longuement, dans une attaque en règle contre celui en qui Sartre voyait le comble de l’irresponsabilité bourgeoise : «Pédéraste, Proust a cru pouvoir s’aider de son expérience homosexuelle lorsqu’il a voulu dépeindre l’amour de Swann pour Odette ; bourgeois, il présente ce sentiment d’un bourgeois riche et oisif pour une femme entretenue comme le prototype de l’amour : c’est donc qu’il croit à l’existence de passions universelles […]. Proust s’est choisi bourgeois, il s’est fait le complice de la propagande bourgeoise, puisque son œuvre contribue à répandre le mythe de la nature humaine. »
Pour Sartre, Proust est alors l’ennemi absolu, le summum de l’« esprit d’analyse » servant au maintien des privilèges de classe.