Darwinisme, encore (2)

Vendredi dernier, Julie Clarini était entourée de deux sociologues et de deux chercheurs de l’Inserm pour nous parler de Darwin, ou plutôt nous expliquer comment il faut comprendre Darwin. L’incroyable dogmatisme déployé autour de ça, essentiellement pour nous expliquer que la vérité du darwinisme, c’est l’expulsion de la finalité et du sens non seulement de la science de l’évolution mais de toute vision du monde, m’a fait réagir tout de suite par un post que j’ai préféré ensuite, à cause de son style gourdement scolaire, reléguer dans le blog-note.

Je préfère ici, puisque, comme le professeur Kupiec nous le dit, « Il faut lire l’Origine des Espèces, parce qu’on en parle beaucoup plus qu’on ne le lit … », et parce que je peux qu’abonder dans ce sens (il se trouve que j’ai acquis récemment, par eBay, une édition de 1902, & qu’à y lire j’ai été ébloui par le style), je préfère, dis-je, rappeler ici les dernières lignes de ce livre:

There is grandeur in this view of life, with its several powers, having been originally breathed by the Creator into a few forms or into one; and that, whilst this planet has gone circling on according to the fixed law of gravity, from so simple a beginning endless forms most beautiful and most wonderful have been, and are being evolved.

(contexte, remarque et traduction ici.)

Je ne peux évidemment soupçonner le professeur Kupiec de n’avoir pas lu ces lignes, je peux cependant lui supposer l’écoute sélective.

Pour montrer que le darwinisme n’est pas incompatible avec un certain sentiment de l’excellence particulière de l’être humain, j’ai ajouté un extrait de « The Descent of Man ».

(J’entends bien ce qu’objecteraient les savants à qui on donnerait ces extraits pour preuve de la contradiction entre leur darwinisme et celui de Darwin: que ce qui est ou semble finaliste ou anthropocentriste chez Darwin s’explique, par l’époque, par la pression sociale ou par les limites extra-scientifiques de l’auteur, j’entends bien qu’ils expliqueraient qu’ils comprennent mieux Darwin que Darwin, et pourquoi pas? mais on pourrait attendre néanmoins un peu de retenue dans le dogmatisme, de bienveillance à l’égard de ceux qui comme Darwin n’aperçoivent pas l’évidente nécessité des conséquences métaphysiques du darwinisme, bref qu’ils modèrent un peu le grand seigneur de leur ton.)

The Descent of Man / Charles Darwin

2d ed., 1882. Chap. 21, pp. 609 & 610 (British Library)

The high standard of our intellectual powers and moral disposition is the greatest difficulty which presents itself, after we have been driven to this conclusion on the origin of man. But every one who admits the principle of evolution, must see that the mental powers of the higher animals, which are the same in kind with those of man, though so different in degree, are capable of advancement. Thus the interval between the mental powers of one of the higher apes and of a fish, or between those of an ant and scale-insect, is immense; yet their development does not offer any special difficulty; for with our domesticated animals, the mental faculties are certainly variable, and the variations are inherited. No one doubts that they are of the utmost importance to animals in a state of nature. Therefore the conditions are favourable for their development through natural selection. The same conclusion may be extended to man; the intellect must have been all-important to him, even at a very remote period, as enabling him to invent and use language, to make weapons, tools, traps, &c., whereby with the aid of his social habits, he long ago became the most dominant of all living creatures.

On the Origin of Species / Charles Darwin

On the Origin of Species, 6th Edition, by Charles Darwin (etext Project Gutenberg):

There is grandeur in this view of life, with its several powers, having been originally breathed by the Creator into a few forms or into one; and that, whilst this planet has gone circling on according to the fixed law of gravity, from so simple a beginning endless forms most beautiful and most wonderful have been, and are being evolved.

Il s’agit de la dernière phrase du livre. La mention « by the Creator » ne figurait pas d’abord, Darwin l’a ajoutée lors de la deuxième édition (cf. article Wikipedia « The Origin of Species », pour plus de précisions, intéressantes, sur l’orientation religieuse de Darwin, voir l’article « Charles Darwin »:

In later life, when asked about his religious views, he wrote that he had never been an atheist in the sense of denying the existence of a God, and that generally « an Agnostic would be the more correct description of my state of mind. »).

Traduction française d’Ed. Barbier (Association des Bibliophiles Universels):

N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie, avec ses puissances diverses attribuées primitivement par le Créateur à un petit nombre de formes, ou même à une seule ? Or, tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de la gravitation, continue à tourner dans son orbite, une quantité infinie de belles et admirables formes, sorties d’un commencement si simple, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore !

J’ai extrait cette citation parce qu’elle venait à l’appui de mon propos. Je ne veux pas résister (pour la claire beauté du style) à l’envie de lui adjoindre cette présentation extraite de l’introduction:

As many more individuals of each species are born than can possibly survive; and as, consequently, there is a frequently recurring struggle for existence, it follows that any being, if it vary however slightly in any manner profitable to itself, under the complex and sometimes varying conditions of life, will have a better chance of surviving, and thus be naturally selected. From the strong principle of inheritance, any selected variety will tend to propagate its new and modified form.

Fr.:

Comme il naît beaucoup plus d’individus de chaque espèce qu’il n’en peut survivre ; comme, en conséquence, la lutte pour l’existence se renouvelle à chaque instant, il s’ensuit que tout être qui varie quelque peu que ce soit de façon qui lui est profitable a une plus grande chance de survivre ; cet être est ainsi l’objet d’une sélection naturelle. En vertu du principe si puissant de l’hérédité, toute variété objet de la sélection tendra à propager sa nouvelle forme modifiée.

Darwinisme, encore (1)

Science Culture hier: confusion, encore une fois, décidemment. En particulier sur la question de la finalité et du darwinisme. Ce qu'on y a entendu, c'est que toute interprétation du darwinisme qui ouvrirait la possibilité d'une téléologie est contraire à l'essence du darwinisme. Variante: que le darwinisme exclue toute métaphysique. La confusion est qu'il n'est pas clair sur quel terrain cette exclusion de la téléologie et de la métaphysique se situe. Elle est tout à fait légitime si elle s'exerce sur le terrain de la théorie scientifique, de la théorie de l'évolution elle-même. Le darwinisme exclut les explications téléologiques ou finalistes de l'évolution, son propos fondamental est bien de montrer que des phénomènes qui suscitent spontanément des explications finalistes (nous avons tel organe pour telle fonction) peuvent s'expliquer sans recourir à une finalité, par une intervention finalisée extérieure au processus: les organismes possédant par hasard un organe mieux apte à remplir telle fonction vitale possèdent par là même un avantage selectif qui va agir au bénéfice de la qualité particulière de l'organe ("mieux" et "bénéfice" étant bien entendu à entendre dans un sens axiologiquement neutre!). Pour reprendre le terme de Dennett: pas de "skyhook", pas de "crochet céleste" dans le processus de l'évolution. De ce fait le darwinisme épouse le postulat de la science en général, à savoir d'expliquer la constitution de la réalité sans faire appel à l'intervention divine. Cependant la légitimité de l'exclusion de la téléologie devient tout à fait contestable lorsqu'on voudrait en faire une proposition métaphysique à savoir que le darwinisme prouverait que l'évolution n'a pas de sens. Pas plus que la cosmologie galiléenne, le darwinisme ne prouve ni l'existence ni l'inexistence de Dieu et, comme les mathématiciens médiévaux pouvaient voir (ou ne pas voir) dans les propriétés merveilleuses des nombres la manifestation de la sagesse divine, nous pouvons voir (ou ne pas voir) dans le mécanisme de l'évolution l'efficience immanente du logos divin.
Il y a un enjeu considérable dans cette distinction de légitimité. Derrière la notion de téléologie il y a la notion de projet divin. Prétendre que le darwinisme prouve l'inexistence de toute téléologie dans le réel, c'est prétendre prouvée l'inanité de la foi et c'est remettre en cause l'arbitrage multi-séculaire qui a permis l'aventure occidentale. C'est donner raison aux fondamentalistes (créationnistes américains ou islamistes) qui affirment l'irreconciliabilité définitive entre science moderne et religion.

Darwinisme & anti-darwinisme

Le mois dernier, lors d’une conversation sur le darwinisme (cf. mon post du 11 juillet), Müslüm me cite le nom de Harun Yahya. Je me suis souvenu avoir vu les livres de Harun Yahya dans les vitrines des librairies islamistes en haut de la rue Jean-Pierre Timbaud, à Paris.

Du coup, ma curiosité ranimée, je suis allé voir sur le net.

Harun Yahya est le pseudonyme d’un intellectuel islamiste turc, Adnan Oktar, né en 1956. On trouve sur son site de nombreux ouvrages en ligne & parmi eux spécialement ceux qui se vouent à la réfutation du darwinisme.

Dans ces ouvrages Harun Yahya utilise souvent les écrits de Stephen Jay Gould (mort l’année dernière), le biologiste bien connu en France (édité en Points-Seuil, notamment), qui a polémiqué avec Daniel C. Dennett lors de la publication de Darwin Dangerous Idea. Voir le compte rendu de ces échanges par DCD sur le site de Sundeep Dougal.

DCD interprète son désaccord avec STJ comme un effort d’ouverture vers les croyants (Gould’s persistent misrepresentations of evolutionary biology were motivated, I believe, by a sincere desire for peace between science and religion), comme une position de conciliation, Gould lui expliquait sa position, au contraire, comme une éviction radicale de toute téléologie (ie de toute interprétation de l’évolution en terme de progrès ou de finalité). Voir à ce sujet, par exemple, l’interview de Gould par Scott Rosenberg sur le site de Salon.

Il n’en reste pas moins que les objections de Gould au néo-darwinisme classique sont largement utilisées par les créationnistes, islamistes mais d’abord chrétiens. Phillip E. Johnson, professeur de droit à Berkeley & l’un des plus actifs créationnistes américains appelle Gould « le Gorbatchev du darwinisme ».

Comme aurait dit Lacan: « où tu penses, tu n’es pas »!

(à suivre)

A propos de Darwin

Sur le site (privé) de Merline, il y a quelque part, en exergue, cette citation d’un psychanalyste anglais (Adam Phillips):

« Pourquoi Darwin est-il plus radical que Freud ? Freud s’inscrit dans une tradition où on raconte sa vie comme une histoire, avec des conflits, des échecs et des succès. Chez lui, on trouve la recherche du plaisir et l’évitement de la souffrance; il me semble qu’il y a quelque chose de curieusement consolant là-dedans. Il y a aussi un désir inconscient, quelque chose qui nous fait avancer. Pour lui, la vie est fascinante et pleine de sens. Tandis que Darwin nous dit simplement : «Nous survivons afin de nous reproduire. Il n’y a pas d’autre projet», et cela fait de notre vie quelque chose d’absolument contingent, accidentel et insignifiant. Du coup, toutes nos idées sur le progrès, l’espoir, le sens de la vie, sont radicalement changées. Pour Darwin, que nous souffrions ou non n’a pas d’importance. Il n’y a rien qui nous fasse avancer, sauf ce projet très basique : survivre. Mais tous les deux parlent de ce que cela implique de vivre sans l’idée de Dieu. » (Libération du 26.09.2002)

Je dois dire quelque chose là.
Le livre de Daniel Dennett, Darwin dangerous idea, qui a été mon livre de chevet, il y a quelques années, montre que le sens de l’entreprise darwinienne est plus radical que ça & que Darwin ne nous dit pas: «Nous survivons afin de nous reproduire. Il n’y a pas d’autre projet». Il montre au contraire qu’il n’est besoin d’aucune finalité, d’aucun projet, absolument, pour rendre compte de la réalité. Et ça change tout, en particulier ça ne laisse pas de place aux dérives du darwinisme social et, non, nous ne sommes pas sur terre pour nous reproduire (simplement, une forme biologique qui ne se reproduit pas disparaît & donc les formes biologiques qui subsistent ont tendance à se reproduire, il n’y a là nul projet).
Ce qui est amusant, c’est le tournant pascalien que peut prendre ce matérialisme radical: pour le croyant ou comment dire? pour qui le mot « Dieu » n’est pas un mot de trop, il n’y a pas dans cette démonstration une preuve athéiste mais un moyen de purifier l’idée du divin, de mettre ce qu’elle vise à sa vraie place, au fondement ultime de la réalité, avant toute médiation (et dans toute médiation,etc.). C’est encore trop peu dire. Il y a dans cette démonstration d’un philosophe sans doute athée une efficacité apologétique mystérieuse & réjouissante.