Amie! – dit Colomb – ne te fie
plus à aucun Génois!
Toujours il regarde dans le bleu –
Le plus lointain l’attire bien trop! Lire la suite
Christophe Colomb
Christophe Colomb
Report de notes (suite à un billet de Strani):
- Christophe Colomb et le recentrement du Monde avril 12, 1992
- Christophe Colomb et le recentrement du Monde (2) octobre 13, 1992
- Christophe Colomb et le Paradis Terrestre mars 29, 1995
- Christophe Colomb et le Paradis Terrestre (2) février 16, 1997
- Les futuhât d’Alexandre juillet 7, 1997
- 1492, recentrement du monde décembre 4, 1997
- Le dernier voyage d’Ulysse juillet 22, 2000
- L’Ouest (Kerouac et Ulysse) juillet 24, 2000
- Dante, Ulysse et l’au-delà juillet 25, 2000
- Oeuvres de Christophe Colomb juillet 26, 2000
- Oeuvres de Christophe Colomb (2) juillet 28, 2000
Il y a évidemment des choses dans tout ça que je ne réécrirais pas aujourd’hui mais finalement pas tant. Ce que je me demande cependant, c’est dans quelle mesure ces notes écrites pour moi-même sont compréhensibles. Enfin… elles sont ici au fond des archives et peut-être qui s’aventurerait dans cette cave y trouvera quelques bricoles utiles.
Oeuvres de Christophe Colomb (2)
Au début de son voyage, Colomb fait escale aux Canaries. Là, tandis qu’il passe d’une île à l’autre (de la Grande Canarie à La Gomera?), il longe Teneriffe et son volcan dont il raconte une éruption qui n’est attestée nulle part ailleurs.
« Ils virent sortir des flammes énormes du sommet de l’île de Ténériffe, qui est d’une hauteur tout à fait exceptionnelle »
Le pic de Teide. La montagne du purgatoire. Contes de marins? Le baratin pédant de Colomb à ceux qui l’accompagnent.
L’arrivée dans les îles. Le double langage de Colomb (déjà tous les topoi de l’idéologie colonialiste). Colomb baratineur comme Ulysse.
Oeuvres / de Christophe Colomb
Oeuvres / de Christophe Colomb; prés. & trad. par A. Cioranescu.- Paris: Gallimard, 1961.
CC commence son journal de bord, écrit à l’intention des souverains par le rappel successivement de la chute de Grenade puis de l’expulsion des Juifs. Il y a là quelque chose comme du génie, une pensée historique en même temps que géopolitique. La carte qu’on lui attribue frappe à la fois par son ambition et par son caractère rudimentaire: les sphères célestes entourées d’anneaux convergents, un disque étroit où se pressent toutes les terres du vieux monde. Elle est à l’image du génie de Colomb: ambitieux et approximatif.
Début de la relation du 1er voyage, après les titres, les invocations et les adresses:
« En cette présente année de 1492, Vos Altesses menèrent à bonne fin la guerre contre les Maures qui dominaient en Europe, en terminant ladite guerre dans la très illustre cité de Grenade… »
Au large de Palos de Moguer, au soir de la première journée de navigation, Colomb se retire dans sa cabine. Le navire sent encore le bois, le calfat et la peinture. L’odeur fraîche de la mer flotte autour, emprunte les courants d’air. L’Amiral a fait le point, juste au-dessus et il ouvre son journal de bord vierge.
Non, son journal n’est pas vierge, il a écrit la veille.
On recommence. C’est le 2 août 1492 à Palos de Moguer, un petit port au sud de Huelva, sur le golfe de Cadix, au bout de l’Andalousie, près de la frontière portugaise où l’Amiral est depuis le mois de mai pour y armer ses trois vaisseaux, recruter ses équipages et préparer le voyage (il est parti le samedi 12 mai de Grenade où les souverains se sont installés pour célébrer leur conquête). Le 2 août dans l’après-midi, tandis qu’on fête le départ sur la place du port, l’Amiral s’est fait amener en barque sur la Santa Maria, pour une dernière inspection, a-t-il dit mais il allé dans sa cabine. Il entendait plaisanter les hommes qui sont venus avec lui dans la barque, Juan de la Cosa, son cousin et un autre marin. Il a ouvert le codex in-quarto vierge qu’il a amené avec lui, a débouché l’encrier et il écrit:
« In nomine Domini nostri Jhesu Christi, Très Chrétiens et très Hauts, très Excellents et très Puissants Prince, le Roi et la Reine des Espagnes et des îles de la mer, Nos Seigneurs. En cette présente année de 1492… »
C’est le prologue du journal de bord qu’il se propose de tenir scrupuleusement, conscient qu’il est de l’importance de son voyage et de l’intérêt de faire mémoire de ses péripéties.
Géopolitique. Les buts déclarés: prendre contact avec le grand Khan, aider à sa conversion et à celle de ses sujets, visiter par la même occasion les pays et les populations de cette extrémité orientale du monde qu’on appelle encore Inde, et ouvrir une nouvelle route, par l’Ouest, pour y parvenir, un but politique, un but géographique et un but maritime (médiologique). Et cela dans la circonstance géopolitique évoquée de la prise de Grenade et de l’expulsion de Juifs. C’est un vieux projet que de contourner l’Islam et de l’encercler par l’alliance et la conversion des Mongols. Mais il y a plus d’un siècle que les Mongols qui avaient conquis la Chine sont retournés dans leurs steppes et que c’est un empereur chinois Ming qui détient le mandat du Ciel.
Le royaume de Grenade n’était plus une puissance mais sa chute proclame au monde l’affaiblissement de l’Islam et la nouvelle force de la chrétienté. Disproportion entre la précision de la circonstance temporelle et le vague géographique et temporel des objectifs.
Contradiction entre les objectifs affichés et le contenu des capitulations qui nomment le Génois « Vice-Roi et Gouverneur perpétuel de toutes les îles et de la terre ferme que je pourrais découvrir et conquérir, et qui seraient découvertes et conquises par la suite… » Est-ce que ces stipulations ne sont pas mieux adaptées à ce qu’on trouva qu’à ce qu’on était censé trouver?
Colomb écrit avec gourmandise, des lettres grandes et grasses, avec de longs jambages, et de nobles majuscules tout au long des premières lignes. Ce prologue lui permet de goûter toute la solemnité de ce voyage à venir, il fait de cette journée du 2 août le prologue du voyage qui commencera le lendemain un peu avant le crépuscule de l’aube.
Ecrivant, il pense déjà aux relations qu’il fera et il utilise le parfait, comme s’il était déjà rentré:
« Je me dirigeai d’abord vers les îles Canaries… »
Il pose la plume après avoir écrit:
« Je me proposai de naviguer tout le temps qu’il faudrait pour arriver aux Indes, afin de présenter aux princes de ces régions l’ambassade de Vos Altesses et d’exécuter ainsi ce qui m’avait été commis. »
Et là-dessus il pose la plume.
Le lendemain il est passé au présent.
Dante, Ulysse et l’au-delà
(Lecture du Cosmos de Dante / James Dauphiné)
Ce que Dante met aux antipodes de Jérusalem, c’est la montagne du purgatoire mais la montagne du purgatoire est en même temps le support du Paradis Terrestre. On se souviendra que les cartographes médiévaux, respectant la géographie fantaisiste de leur temps, mettaient le Paradis Terrestre à l’extrémité orientale du monde. Que la place du Purgatoire soit aussi celle du Paradis Terrestre n’est pas illogique: d’une part, en géographie verticale, si le Paradis Terrestre est de l’ici-bas ce qui se rapproche le plus de l’au-delà (si près de la création il est un lieu terrestre encore à demi incarné: la chute d’Adam & son expulsion avec Eve sont le dernier acte de la création et d’ailleurs, sans quitter tout à fait la surface du monde, il est fermé derrière Adam, comme retranché de la surface du monde – ou dit autrement, l’Eden bien que localisé géographiquement, selon la géographie terrestre, appartient encore aussi à la géographie métaphysique, verticale), le Purgatoire est ce qui de l’au-delà se modèle le plus sur la réalité terrestre, d’autre part l’Eden et le Purgatoire sont ensemble dans un rapport fonctionnel, le Purgatoire est à cause de l’Eden (alors que l’Enfer est à cause de Satan), le Purgatoire est dans l’au-delà le lieu où se purge la faute originelle dont l’Eden a été le décor et l’instrument.
Dans Le Cosmos de Dante, James Dauphiné s’étonne de la place du Paradis Terrestre chez Dante, aux antipodes de Jérusalem. C’est qu’il ne veut reconnaître dans la géographie dantesque rien d’autre qu’une compilation de la tradition. Je manque d’érudition pour déterminer ce qui chez Dante est original mais ce qui est clair, c’est que se manifeste chez lui une mutation de la géographie imaginaire: le monde terrestre n’est plus plat mais il est sphérique. Et dans cette mesure Dante, quoiqu’on en ait, annonce bien Colomb. Sur un monde sphérique l’extrême-occident et l’extrême-orient se rencontrent, et ils se rencontrent aux antipodes.
Dante n’a pas vu dans son œuvre une épopée. C’est pourtant, d’entre les genres classiques, de l’épique qu’elle s’approche au plus près. (Que D. en ait eu conscience, malgré ses doctrines littéraires, en témoigne la présence à ses côtés de l’auteur de l’Enéide). La DC est en quelque sorte l’amplification d’un épisode de l’Odyssée retransposé dans l’Enéide, la visite aux morts. L’épisode originel lui-même n’est pas repris dans la DC, il est même en quelque sorte dénié puisqu’ici Ulysse se voit interdire ce qui est permis à Dante, ie de pénétrer vivant au royaume des morts (Dante revient, plusieurs fois sur l’exceptionnalité de ce privilège qui lui est consenti). Au moment d’aborder à l’île-montagne du Purgatoire, son bateau coule et Ulysse meurt.
A-t-on assez remarqué que le voyage dantesque d’Ulysse se décroche du voyage homérique (Dauphiné fait du voyage dantesque un second départ d’Ithaque, ce qui permet sans soute de concilier plus facilement les deux fables mais montre surtout qu’il a lu trop distraitement son auteur) juste après l’épisode circéen? C’est-à-dire que le fatal voyage dantesque vient exactement à la place de la nechuia. On pense généralement que la connaissance que Dante avait d’Homère était à peu près nulle. Je ne peux cependant me résoudre à voir dans cette coïncidence un pur effet de hasard. Tout se passe comme si Dante avait voulu refuser à Ulysse l’accès aux morts, qu’il avait voulu le lui confisquer pour se l’attribuer à lui-même.
L’Ouest (Kerouac et Ulysse)
Ils disaient (Kerouac, Cassady) qu’au-delà de l’ouest, que l’ouest de l’ouest était le sud. La traversée du continent, d’océan à océan, aboutissait à San Francisco. Et cela n’était pas cependant la fin du voyage. J’ai un peu de mal à accepter ça, je me suis toujours imaginé l’arrivée en face du Pacifique comme un aboutissement. Avec ce que ça comporte de frustration, d’angoisse ou de déception, d’enthousiasme anxieux. Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Pour eux le voyage continuait vers le sud, vers le Mexique.
Il y a un temps d’arrêt, face à l’Océan. Et le Pacifique est comme un mur, ses nuées viennent s’arrêter sur les cimes des collines et coulent par les cols pour se dissoudre dans l’air sec de la vallée. Cet arrêt est une énigme: c’est ici que s’arrête l’Ouest et pourtant notre boussole continue d’indiquer l’ouest, en face, perpendiculaire à la côte, vers l’Asie, les Indes Orientales.
Il y a là quelque chose comme une difficulté géométrique: l’Ouest est une entité, avait un sens absolu lorsqu’on s’imaginait la Terre plate. Alors les quatre orients avaient même valeur. Lorsque la Terre est devenue ronde, alors Orient & Occident sont devenus, à la différence des pôles, des notions locales relatives, des directions.
Ce qui pour moi est à l’Ouest est en même temps à l’extrême Est, dans un rapport inverse. Sur un globe mon proche Orient est en même temps mon extrême Occident. &c.
Or, du temps que l’Ouest était une notion locale absolue, une direction sans retour, il s’est chargé d’une valeur imaginaire déterminée qui en fait le pays des morts, en particulier, le pays où s’abîme le soleil, lorsque l’Orient est le pays de toutes les naissances.
La découverte de la rotondité de la Terre n’a pas du jour au lendemain aboli ces valeurs imaginaires. A partir de cette origine dans l’idée d’une Terre plate dont la course solaire marquait les extrémités, les valeurs attribuées à l’Ouest ont sans cesse été réélaborées. Pour les Egyptiens le pays des morts arrivait presque au bord de la rive gauche du Nil, il commençait au-delà des collines qui la dominait et où l’on creusait les tombes royales et sa figure était l’immensité vide du désert. Pour les Grecs, les colonnes d’Hercule signaient la limite du monde habitable (autorisé aux hommes) – et à l’ouest de l’ouest alors était le Nord, l’Hibernie & Thulé. Pour les Mésopotamiens, on peut supposer que le rivage du Liban faisait comme nous fait le rivage du Pacifique et que les Phéniciens étaient ces gens qui ont commerce avec un extrême-occident sauvage.
Puis les colonnes d’Hercule ont cessé d’être une borne.
Sans doute la réélaboration a été la plus urgente et créatrice lorsqu’on s’est mis à voir la Terre comme une sphère. Le moment de cette réélaboration est bien concrétisé par le chant 26 de l’Enfer de Dante. On s’imaginait qu’à l’extrême ouest d’une Terre plate les navires tomberaient dans le vide, passant les bords du monde. Chez Dante déjà l’extrême ouest rejoint l’extrême est (le paradis terrestre) mais non pas sur un espace sphérique homogène. La nef d’Ulysse, au pied de la montagne de l’Eden, sombre comme elle l’aurait fait au bord du monde, comme s’il fallait préserver l’interdit, l’absolu danger d’une course sans limite vers l’Occident.
C’est contre cet interdit que Colomb a entrepris son voyage. Mais lui aussi chercha le Paradis Terrestre (l’Extrême Orient) sur les rivages de l’Amérique.
Le dernier voyage d’Ulysse
Son voyage, Ulysse a mis longtemps pour l’accomplir. Commencé au sortir de Troie, dans ce moment mal connu de la Grèce, entre l’époque des palais et ce recommencement qui porte pour nous le nom d’Hésiode, commencé au 13e siècle avant l’ère commune, terminé au 13e siècle après l’ère commune, et encore on raconte que le fantôme d’Ulysse, plus vieux encore qu’il n’était lorsqu’il apparût au porcher Eumée, barbe et cheveux blancs, cuisses encore fortes, se tenait debout sur la Santa Maria, près du Gênois. Et qu’il portait un fantôme de rame, blanc aussi, sur l’épaule. Le voyage a duré longtemps et c’est à juste titre que Dante écrit: Io e’compagni eravam vecchi e tardi. Ce que ni Dante, ni Homère ne racontent, et sans doute la raison en est que ni l’un ni l’autre ne connaissait l’Amérique, c’est qu’au large du Maroc ou au-delà des Açores, ou plus loin encore, dans les environs de Saint-Domingue, il trouva une île où vivait un solitaire, lequel ne devait son savoir qu’à lui-même ou à la Nature, qui portait une longue barbe et dont il ne comprit pas qu’il était en quelque sorte Adam sans Eve.
Cela est-il possible?
Hayy ibn Yaqzan était sentinelle en place del mondo senza gente. L’aurait-il entendu que sa fin aurait été autre. Mais Ulysse pouvait-il s’arrêter en une île dépourvue de femme? Tiresias, qui avait été femme et qui lui apprit que lorsque l’homme a une part de plaisir, la femme en a neuf, et ce qui lui a attiré la haine des femmes pour avoir trahi leur secret et parce que pour les Grecs éprouver du plaisir est honteux, Tiresias, et cela il l’avait raconté à Ulysse autour de la fosse carrée, au pays des Cimmériens, Tiresias lui avait prédit qu’il aurait à s’enfoncer loin de la mer, dans l’intérieur du continent, jusqu’à ce qu’il rencontre des hommes qui ignorent la mer et il le saurait parce qu’ils lui demanderaient, ignorants de ce que c’est qu’une rame, pourquoi il voyage avec une palle à vanner sur l’épaule. Et il nous laisse en souffrance de savoir ce que signifie l’ignorance des Cimmériens (car ceux-là, qui vivent sur des terres que ne réchauffent jamais les rayons du soleil, sont aussi les Cimmériens). On se doute bien, connaissant le gaillard, qu’il s’agit là de connaissance mais quelle au juste? Et donc, pour accomplir sa quête, il fallait bien des gens, ces gens qui lui demanderaient, &c.. Fuyait-il alors son destin, ce destin que lui avait assigné Tiresias? Quoiqu’il en soit, l’Amérique vers quoi il entraînait ses derniers compagnons, ceux, les rares, que le périple méditerranéen avait épargné, ceux qu’il restait encore à la menteuse persuasion d’Ulysse à perdre, cette Amérique devant eux il la voulait senza gente, monde vierge. Se souvenait-il de la sentinelle tandis qu’il se tenait auprès du Gênois sur le pont du navire espagnol? Car la sentinelle lui enseignait l’unicité de D. connue avant toute révélation, sentinelle aristotélicienne.
1492, recentrement du monde
Géographie imaginaire. A entendre comme géographie (dessin de la Terre) selon l’Imaginaire (le troisième mode de l’existence). Mais, bien sûr, vibre derrière cette autre entente, de la géographie d’une Terre imaginaire, affranchie de la contrainte d’avoir à rendre compte, à s’accorder avec l’expérience.
1492, fin d’Al-Andalus et redéploiement du monde.
La géographie imaginaire et le conte de la tribu partent du même récit, où coexistent indissolublement géographie imaginaire selon le premier sens et géographie imaginaire selon le second (fiction), qu’on appellera, uniquement pour la distinguer de la première, géographie fantastique, le récit de l’Eden. Ce récit, dont un examen attentif montrerait, il me semble, le caractère bricolé et presque contingent, projette ses orients sur toute image globale du monde au moins jusque là, 1492. Souterrainement.
La même année, 1492, l’Occident, en sa partie extrême, élimine ce qui restait d’Orient sur son territoire (en terme de territoire, à quoi il faut ajouter cette tentative d’élimination d’Orient en lui qu’est l’expulsion des Juifs d’Espagne, contemporaine ou à peu près d’autres semblables expulsion des Juifs à travers l’Europe – précisions qui seraient utiles: quant à la notion de territoire, en quoi Al-Andalus même aux temps de rayonnement du califat cordouan restait territoire occidental, j’entends restait « destinée » à l’Occident chrétien; aussi quant à « tentative » qui n’est pas le mot tout à fait satisfaisant puisqu’il y a bien eu élimination mais partielle seulement, ce qui est tenté, et manqué, c’est la « solution finale ») et invente un nouvel Occident, d’une nature si différente de la sienne que s’y confond d’abord l’extrême Orient. Christophe Colomb croit trouver au-delà de l’Océan, de ce qui pour des générations d’Anciens avait été le cercle d’eau qui ferme les limites de la Terre, le lieu de l’Eden.
Oui, quelques fois, l’Espace et le Temps semblent ouvrir pour nous un livre, ce qu’on a appelé le grand Livre du Monde, où faits et rencontres forment des mots et des phrases pour articuler un sens. Ainsi en est-il de cette année 1492 où depuis la même terre d’Espagne se conjuguent la chute du royaume de Grenade, la découverte de l’Amérique et l’expulsion des Juifs. Tout change, semble-t-il, cette année là. Peut-on dire « nouveau paradigme »?
La Renaissance, c’est-à-dire, pour l’essentiel, un nouvel arsenal technique d’appréhension du monde, d’imagination du monde (ici « imagination » comme un néologisme: action de fabriquer des images), et d’abord au coeur de cet arsenal la perspective dont il faudrait montrer comment elle « date » le rôle de la scène primitive édenique et dans cette mesure permet de revivifier l’appréhension géographique grecque, la Renaissance, donc, quitte son laboratoire italien pour investir tout le champ de l’Occident chrétien, les portes de l’école arabe se ferment après 3, 4 siècles d’intense activité, un sceau est mis sur la tradition arabe de l’Occident dont les emprunts ont été acclimatés jusqu’à l’effacement des traces de leurs origines (ainsi des averroistes italiens, école philosophique hétérodoxe et suspecte où se sutture la grande opération qui a importé Aristote dans la catholicité, non pas tel quel mais selon Ibn Rushd, comme le montre Jean-Pierre Faye autour des concepts de « sujet » et de « métaphysique », importé non pas tel quel, où les Arabes n’auraient servi que de relais, mais au terme d’une opération philosophique essentielle – tandis que l’opération d’Averroès trouve son aboutissement chrétien dans la somme thomiste, c’est-à-dire dans l’adoption (en réalité assez stupéfiante si l’on veut bien le considérer avec un peu de recul, et bien significative quant au déséquilibre structurel, au manque essentiel qui gît au coeur de la pensée chrétienne) de l’aristotélisme repensé par Averroès puis retravaillé par l’Aquinate comme orthodoxie officielle de l’Eglise catholique, le nom même d’Averroès est recueilli par ces penseurs hétérodoxes, suspects d’athéisme et marqués par les formes scolastiques de la pensée, formes déjà obsolètes, ce nom d’averroistes où se reconnait un dernier reflet d’Etienne Tempier, de la première réaction, de rejet, qui fut celle de l’Eglise à la vague aristotélicienne) et l’Occident s’invente un tiers autre que l’Orient musulman, un nouveau monde et dans le même mouvement réappréhende un Orient d’au-delà de l’Islam, Inde et Chine.
Les futuhât d’Alexandre
L’histoire de l’Inde musulmane commence un millénaire avant l’Hégire, ou plutôt :
qui voudrait faire l’histoire de l’Inde musulmane devrait commencer par faire état d’un évènement antérieur d’un millénaire à l’Hégire de Muhammad : l’expédition d’Alexandre, les conquêtes d’Alexandre (ce qui se dit en arabe al-futuhât, « les ouvertures ») ont eu des conséquences politiques (historiques) beaucoup plus palpables, décisives, à l’ouest, dans le bassin méditerranééen, qu’à l’est. Cependant le dessin qu’elles ont fait semble nous parler de réalités plus lentes, plus fondamentales et plus persistantes.
[oct. 2006: aujourd’hui je ne dirais plus que les conséquences des « ouvertures » d’Alexandre ont été beaucoup plus décisives à l’ouest qu’elles ne furent à l’est. Il y avait alors sans doute une sous-estimation de ma part de l’influence qu’eurent les royaumes grecs orientaux, plus difficile à estimer que la réorganisation du monde hellénistique méditerranéen. Il suffirait peut-être de se dire que la figuration du Bouddha, jusqu’au bout oriental du monde, est d’origine grecque.]
Arrivée sur la cinquième rivière du Penjab, l’armée refuse de continuer. Alexandre doit céder (selon ses historiens, il aurait voulu continuer, conquérir la plaine gangétique).
Interpréter les versets 90 & 91 de la sourate Al-Kahf comme une allusion à l’Eden. Les gymnosophistes au bout extrême semblent indemne de la faute adamique et omniscients (Paul Faure pp. 380-81).
Géographie alexandrine : l’Inde comme le coin sud-est du monde. Projet de compléter la conquête du monde par sa partie sud-ouest.
Voir dans Arrien (V, 25-27) le discours d’A. et la réponse de Coenos.
Alexandre-Hercule : Hercule est le héros qui purge la terre de sa monstruosité, qui ouvre un espace à l’humanité. Consciemment A. répète le geste d’Hercule et le monument qu’il laisse à l’extrémité de son parcours célèbre Hercule (ou plus exactement Alexandre-Hercule) plutôt que Dionysos. De ce point de vue, on peut considérer les fables indiennes, les descriptions de monstres et des prodiges qui accompagnent la littérature sur l’Inde pendant des siècles suivant la geste alexandrine, jusqu’à Christophe Colomb, pratiquement, jusqu’aux « Grandes Découvertes », comme l’attestation d’un monde que n’a pas atteint la purgation herculéenne.
Dans le cas d’Alexandre, on peut se demander s’il n’y a pas une opération métaphysique, la purgation s’identifiant au savoir, au savoir encyclopédique tel qu’il se constitue à la suite d’Aristote.
On trouve sur des cartes chrétiennes du haut MA (et plus tard encore, jusqu’à Colomb), l’Eden placé précisément là où sa seconde « corde » conduit Alexandre-Dhul’Qarnayn. Et l’association de la transgression et de la nudité (plus exactement de la fin de celle-ci) est attestée dans les sourates où il est question de l’arbre et de la faute d’Adam. Par ailleurs la précédente « corde », amenant Alexandre d’abord sur l’extrémité occidentale du monde l’y fait trouver la source d’immortalité qui elle aussi ne peut que nous rappeler la faute d’Adam (et l’on verra comment chez Colomb, pour qui, comme pour Al-Biruni, le monde est rond, les deux localisations, celle de l’extrême-occident et celle de l’extrême-orient, se confondent).
Christophe Colomb et le Paradis Terrestre (2)
C’est au retour de son premier voyage, le 21 février 1493, qu’il lui vient pour la 1ère fois, au moins par écrit, l’idée que l' »Inde » par lui découverte pourrait être la région du Paradis terrestre (172). Ce n’est encore qu’une notation en passant. Il revient beaucoup plus sérieusement à cette idée dans la relation de son 3e voyage, en 1499. A l’issue d’un long développement sur la forme de la Terre, qu’il veut non pas sphérique mais semblable à celle d’une poire (234-5). Il tire l’argument d’une grande quantité d’eau douce, parente possible de celles des 4 fleuves de l’Eden, et de la douceur du climat, indicatrice, selon lui d’une plus grande proximité au ciel, pour situer en haut du renflement de la Terre « comme un tétin ou la poire », le Paradis Terrestre dans la région de sa découverte. Sa cosmographie semble alors rejoindre celle de Dante.
Cette idée (ou la possibilité de sa démonstration) semble l’avoir alors conquis puisqu’il y revient plusieurs fois (malgré le peu de succès des expéditions qu’il a envoyées découvrir effectivement le PT):
– dans la Relation aux rois de son 4e voyage (1502-1504)
– dans une lettre postérieure au Pape Alexandre VI.