Ils disaient (Kerouac, Cassady) qu’au-delà de l’ouest, que l’ouest de l’ouest était le sud. La traversée du continent, d’océan à océan, aboutissait à San Francisco. Et cela n’était pas cependant la fin du voyage. J’ai un peu de mal à accepter ça, je me suis toujours imaginé l’arrivée en face du Pacifique comme un aboutissement. Avec ce que ça comporte de frustration, d’angoisse ou de déception, d’enthousiasme anxieux. Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Pour eux le voyage continuait vers le sud, vers le Mexique.
Il y a un temps d’arrêt, face à l’Océan. Et le Pacifique est comme un mur, ses nuées viennent s’arrêter sur les cimes des collines et coulent par les cols pour se dissoudre dans l’air sec de la vallée. Cet arrêt est une énigme: c’est ici que s’arrête l’Ouest et pourtant notre boussole continue d’indiquer l’ouest, en face, perpendiculaire à la côte, vers l’Asie, les Indes Orientales.
Il y a là quelque chose comme une difficulté géométrique: l’Ouest est une entité, avait un sens absolu lorsqu’on s’imaginait la Terre plate. Alors les quatre orients avaient même valeur. Lorsque la Terre est devenue ronde, alors Orient & Occident sont devenus, à la différence des pôles, des notions locales relatives, des directions.
Ce qui pour moi est à l’Ouest est en même temps à l’extrême Est, dans un rapport inverse. Sur un globe mon proche Orient est en même temps mon extrême Occident. &c.
Or, du temps que l’Ouest était une notion locale absolue, une direction sans retour, il s’est chargé d’une valeur imaginaire déterminée qui en fait le pays des morts, en particulier, le pays où s’abîme le soleil, lorsque l’Orient est le pays de toutes les naissances.
La découverte de la rotondité de la Terre n’a pas du jour au lendemain aboli ces valeurs imaginaires. A partir de cette origine dans l’idée d’une Terre plate dont la course solaire marquait les extrémités, les valeurs attribuées à l’Ouest ont sans cesse été réélaborées. Pour les Egyptiens le pays des morts arrivait presque au bord de la rive gauche du Nil, il commençait au-delà des collines qui la dominait et où l’on creusait les tombes royales et sa figure était l’immensité vide du désert. Pour les Grecs, les colonnes d’Hercule signaient la limite du monde habitable (autorisé aux hommes) – et à l’ouest de l’ouest alors était le Nord, l’Hibernie & Thulé. Pour les Mésopotamiens, on peut supposer que le rivage du Liban faisait comme nous fait le rivage du Pacifique et que les Phéniciens étaient ces gens qui ont commerce avec un extrême-occident sauvage.
Puis les colonnes d’Hercule ont cessé d’être une borne.
Sans doute la réélaboration a été la plus urgente et créatrice lorsqu’on s’est mis à voir la Terre comme une sphère. Le moment de cette réélaboration est bien concrétisé par le chant 26 de l’Enfer de Dante. On s’imaginait qu’à l’extrême ouest d’une Terre plate les navires tomberaient dans le vide, passant les bords du monde. Chez Dante déjà l’extrême ouest rejoint l’extrême est (le paradis terrestre) mais non pas sur un espace sphérique homogène. La nef d’Ulysse, au pied de la montagne de l’Eden, sombre comme elle l’aurait fait au bord du monde, comme s’il fallait préserver l’interdit, l’absolu danger d’une course sans limite vers l’Occident.
C’est contre cet interdit que Colomb a entrepris son voyage. Mais lui aussi chercha le Paradis Terrestre (l’Extrême Orient) sur les rivages de l’Amérique.