Glenn Gould: les maisons grises (1974)

Enfin! J’ai retourné ma bibliothèque perso dans tous les sens plusieurs fois à la recherche du passage où Glenn Gould faisait l’apologie des maisons grises. Et puis,tout à l’heure, je tape « glenn gould grey houses » et voilà![en anglais dans le texte]:

Disons, par exemple, que j’ai le privilège de résider dans une ville où toute les maisons sont peintes gris « marine de guerre ». […] Maintenant supposons, pour le raisonnement, que sans prévenir un individu décide de peindre sa maison rouge pompier. […] La conséquence réelle de son action présagerait l’apparition dans la ville d’une activité maniaque et presque inévitablement – dans la mesure où les autres maisons seraient repeintes dans des teintes semblement criardes – encouragerait un climat de compétition et, corollairement, de violence.

Infra le lien et le contexte (en anglais).

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Vernacular Values: The Imposition of Taught Mother Tongue / Illich (1980)

Traduction de Maud Sissung (Oeuvres complètes, vol 2.- Fayard, 2005):

pp. 134-5.- la définition des besoins en termes d’apports extérieurs professionnellement définis dans le secteur des services précède d’un millénaire la production industrielle de produits de base universellement indispensables.
[…] les idéologies de l’ère industrielle plongent leurs racines dans la prime renaissance carolingienne. L’idée qu’il n’y a pas de salut sans services individuels fournis par des professionnels au nom d’une mère Eglise institutionnelle est une de ces phases restées jusqu’ici inaperçues, sans lesquelles notre époque serait impensable.

p. 156.- Le vernaculaire, par opposition au langage savant, spécialisé – le latin pour l’Eglise, le francique pour la cour -, était aussi évident dans sa variété que le goût des vins et des plats locaux, les formes des maisons et des outils agricoles, jusqu’au XIe siècle. C’est à ce moment, assez subitement, qu’apparaît l’expression langue maternelle.

p. 159.- La dépendance à l’égard de la langue maternelle enseignée peut être prise comme le paradigme de toutes les autres dépendances typiques des humains dans cet âge des besoins définis par la marchandise.

p. 162.- Le langage quotidien enseigné est sans précédent dans les cultures préindustrielles. La dépendance actuelle à l’égard de professeurs rétribués et de modèles pour l’acquisition du parler ordinaire est une caractéristique unique de l’économie industrielle au même titre que la dépendance à l’égard des combustibles fossiles. […] On peut à bon droit dire que, contrairement au vernaculaire, le langage capitalisé résulte de la production.

p. 168.- Le statut commercial de la langue maternelle enseignée, qu’on l’appelle langue nationale, expression littéraire ou langage de la télévision, repose largement sur des axiomes admis sans examen […]:

  • l’imprimerie implique une formulation normalisée;
  • les livres écrits dans la langue qui prime ne peuvent pas être lus facilement par ceux qui n’ont pas reçu l’enseignement de cette langue;
  • la lecture est , par sa nature, une activité muette qui devrait habituellement être conduite de façon privée;
  • faire s’exercer la capacité universelle de lire quelques phrases et de les copier par écrit augmente l’accès d’une population au contenu des bibliothèques.

Voilà, parmi d’autres, quelques arguments illusoires qui concourent à renforcer la position des enseignants, la vente des rotatives, le classement des gens sur une échelle des valeurs en fonction de leur code linguistique, et, jusqu’à présent, l’augmentation du PNB.

p. 171.- Jusqu’à présent, toute tentative pour substituer une marchandise universelle à une valeur vernaculaire a débouché non sur l’égalité mais sur une modernisation hiérarchisée de la pauvreté.

pp. 172-3.- de plus en plus la langue maternelle est enseignée non par des agents rétribués à cet effet mais par les parents, à titre gratuit. Ces derniers privent leurs enfants de leur dernière possibilité d’écouter des adultes qui ont quelque chose à se dire.
[…]
Pour le parent professionnel, qui engendre des enfants en tant qu’amant professionnel, qui offre bénévolement ses conseils semi-professionnels aux organisations de son quartier, la distinction entre sa contribution gratuite à la société gérée et ce qui pourrait être, par contraste, le rétablissement de domaines vernaculaires demeure incompréhensible.

Plus d’extraits (en anglais) infra. Lire la suite

Silence is a Commons by Ivan Illich (1982)

Traduction des passages infra en gras (soulignés par moi):

Les ordinateurs sont en train de faire à la communication ce que les enclos firent aux pâturages et les voitures aux rues

La « société gérée par l’informatique »

(c’était le titre du colloque japonais où intervenait Ivan Illich)

Les observations de l’effet iatrogène des environnements programmés montre que les gens qui y sont soumis deviennent indolents, impuissants, narcissiques et apolitiques.

Après clôture, l’environnement devient avant tout une ressource au service d' »entreprises » qui en organisant le travail salarié a transformé la nature en biens et services.

(cf. Rousseau)

Nous pouvons facilement devenir de plus en plus dépendant de machines pour parler et pour penser, comme nous sommes déjà dépendants de machines pour nous déplacer.

(cf. Platon)

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Ivan Illich et la critique radicale de la société industrielle / Denis Clerc (décembre 2002?)

Alternatives Economiques : actualité

Illich attache une grande importance à cette notion de seuil, ce point de basculement où, de moyen au service d’un projet, la marchandise devient un obstacle qui empêche l’homme d’être l’artisan de son devenir

il montre que les outils ne sont pas neutres : ils portent en eux-mêmes leur propre finalité, ils sont la matrice qui modèle les rapports sociaux que les hommes noueront entre eux. Ce qui va à l’encontre de toute la tradition positiviste et productiviste du marxisme dominant, qui voit dans l’essor des forces productives un instrument libérateur et la preuve de la maîtrise croissante de l’homme sur l’univers.

Illich avance que la logique des institutions est indépendante de leur finalité : c’est en voulant faire le bonheur des gens qu’on produit une société invivable. Qui est ce on ? Ivan Illich ne fournit pas de réponse bien nette. Tantôt il met l’accent sur la responsabilité des professionnels, qui tirent en quelque sorte profit du crime, tantôt il raisonne en termes systémiques, où l’acteur est déterminé par le système en même temps qu’il le détermine, selon le principe bien connu des cercles vicieux.

Cette critique radicale de la société industrielle ne donne donc pas la solution politique au problème qu’elle pose. On peut partager une partie de la critique d’Illich, mais penser que l’hétéronomie peut être libératrice, notamment pour les femmes, quand la division du travail prend la forme du don et du contre-don, à l’instar des systèmes d’échanges locaux. Dans cette perspective, l’enjeu est aujourd’hui de démocratiser la sphère hétéronome autant que d’étendre la sphère de l’autonomie, en définissant collectivement ce qui est utile socialement.

Jean-Pierre Dupuy (2): catastrophe et justice

Mise à jour du billet de samedi dernier: Jean-Pierre Dupuy chez Garapon, ce matin, avec Frédéric Worms, « Mal moral, mal naturel : la justice face à la catastrophe ? » [perm.] Axé sur le problème de la responsabilité/culpabilité. Moins passionnant que celui de la semaine dernière mais qui la complète dans la direction que mes réflexions m’avaient fait prendre, celle de la configuration politico-morale (ici plutôt juridico-morale) où poser la question des catastrophes à venir.

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Zhuangzi et les vers de sable

(En complément du billet-citations précédent, je repêche une vieille note de journal.)

Jeudi 6 avril 1978 – Tout à l’heure en passant devant l’Huma [faubourg Poissonnière], j’ai lu à propos de la marée noire, dans le numéro de l’Humanité Dimanche de cette semaine :
« Même les vers de sable, si nécessaires à l’équilibre biologique et dont les pêcheurs se servent comme appât, crêvent. »

A comparer ce passage du Zhuangzi, lu hier soir :

l’excès d’intelligence met du désordre dans le rayonnement de la lune et du soleil, effrite les montagnes, déssèche les fleuves et perturbe la succession des quatre saisons. Ces maux vont déranger même les vers craintifs et les insectes minuscules dans leurs habitudes propres.

L’alternative est Laozi ou Nietzsche (N. dirait Schoppenhauer ou moi), c’est sensible par exemple chez Heidegger.

Heidegger, 2 citations sur l’ère de la Technique

1939-1940:

Ist der »Kommunismus« die metaphysische Verfassung der Völker im letzten Abschnitt der Vollendung der Neuzeit (…) Die bürgerlich-christliche Form des englischen »Bolschewismus« ist die gefährlichste. Ohne die Vernichtung dieser bleibt die Neuzeit weiter erhalten.
Die endgültige Vernichtung kann aber nur die Gestalt der wesenhaften Selbstvernichtung haben…

Le « communisme » est la constitution metaphysique des peuples dans la dernière phase de l’achèvement des temps modernes (…). La forme chrétienne et bourgeoise du « bolchevisme » anglais est la plus dangeureuse. Sans l´anéantissement [Vernichtung] de celle-ci, l´époque moderne se maintient. La destruction définitive ne peut avoir toutefois que la forme de l’autodestruction [Selbstvernichtung].

(GA tome 69 [1939-1940], « Entwurf zu Koinon. Zur Geschichte des Seyns », p.208-209)

Pas trouvé le texte allemand. [3.08: rajouté le texte allemand grâce au commentaire de SD (cf. commentaire infra)  – version longue ici]

Voir les explications importantes (qu’est-que ce « bolchévisme anglais »?) dans l’article de Wikipédia: « Les idéologies totalitaires, mais aussi les démocraties libérales, sont des conséquences du « communisme », qui existe à l’état latent dès le début des temps moderne, notamment dans la théorie politique anglaise fondant, sur la base du christianisme, la théorie moderne de l’Etat. Heidegger va jusqu’à dire que la forme christo-bourgeoise est la plus dangereuse afin de renvoyer dos-à-dos le totalitarisme et le libéralisme… »

1949:

Ackerbau ist jetzt motorisierte Ernährungsindustrie, im Wesen das Selbe wie die Fabrikation von Leichen in Gaskammern und Vernichtungslagern, das Selbe wie die Blockade und Aushungerung von Ländern, das Selbe wie die Fabrikation von Wasserstoffbomben.

L’agriculture est maintenant une industrie motorisée de la nourriture, essentiellement la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination, la même chose que le blocus et la réduction à la famine de pays, la même chose que la fabrication de bombe à hydrogène.

(GA tome 79, [1949], « Bremer Vorträge. Einblick in was das ist », « Das Ge-Stell », p. 27)

Le commentaire des citations de l’article de Wikipédia est plutôt (intelligemment) apologétique. La juxtaposition directe des 2 citations avec leurs dates permet de remarquer que le « totalitarisme » auquel la démocratie libérale est associée est le bolchévisme en 1939-40, le nazisme en 1949. Sous le nazisme qui entre en guerre, le curieux concept de « bolchévisme anglais » permet réorienter la priorité du mot d’ordre anti-bolchévique nazi vers l’Angleterre libérale (c’est le moment du pacte germano-soviétique). En phase de dénazification, c’est au nazisme que l’industrie anglo-saxonne est assimilée. Et si on prend au sérieux la continuité des deux citations on comprend que du nazisme, du communisme et du libéralisme anglo-saxon, c’est le dernier qui reste « le plus dangereux ». Par quoi on peut comprendre que Heidegger ait été reçu avec enthousiasme par une grande partie de l’après-guerre française des « compagnons de route ».

Jean-Pierre Dupuy: le catastrophisme éclairé

Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé, Métaphysique des tsunamis, au Seuil) à l’instant sur FC. C’est très bien, ce qu’il dit, mais ça sent un peu le créneau.

Je résume ce que j’ai compris: il vient des sciences. Il choisit les sciences sociales puis la philosophie par indépendance de pensée (pour fonctionner dans les sciences, il faut admettre toutes une séries de propositions dont des propositions inacceptables – cf. Th. Kuhn). En tant que scientifique de formation, il va plutôt pratiquer une philosophie d’inspiration anglo-saxonne plutôt que la philosophie d’inspiration allemande comme les font les philosophes littéraires (soit l’essentiel des philosophes français). Il va travailler sur les paradoxes des catastrophes, en commençant par la logique de la dissuasion nucléaire, paradoxes qui sont des paradoxes du temps. Même en possession de certitudes objectives, on ne peut croire aux catastrophes annoncées (rupture trop radicale avec le cadre de conception du monde, donc du possible – je suppose; lorsqu’on rationalise cette impossibilité de croire, on met sa confiance dans la techno-science pour résoudre les conditions de la catastrophe future, le problème, c’est que les solutions de la technoscience créent de nouvelles conditions catastrophiques, ex. des nanosciences). Or il est nécessaire de penser selon l’horizon global des catastrophes (ex.: sectoriellement on va se préoccuper du renchérissement, c’est-à-dire de la raréfaction des ressources énergétiques fossiles, or selon l’horizon du réchauffement planétaire, pour éviter la catastrophe climatique, il faudrait n’utiliser qu’un tiers des ressources disponibles, selon cet horizon, donc, on n’est pas dans une logique de la rareté mais dans une logique de la surabondance, que l’économie ne connaît pas). Solution: inscrire la catastrophe comme nécessité, telle qu’on peut considérer qu’elle a déjà eu lieu, c’est à dire nous penser dans l’après-catastrophe, en quelque sorte inverser le temps (histoire de Noé qui prend le deuil de l’humanité qui ne veut pas croire au Déluge). De cette façon, il sera éventuellement possible de produire la prise de conscience qui permettrait d’éviter la catastrophe.

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L’Agora: Hommage de Illich à Ellul

Hommage à Jacques Ellul par Ivan Illich. L’Agora, 1994

Votre oeuvre, de vos premiers essais sur l’histoire des institutions et de la propagande jusqu’aux ouvrages d’exégèse si poétiques qui la couronnent, m’a convaincu de ceci: le caractère unique de l’âge dans lequel nous vivons ne peut être saisi rationnellement si l’on ne comprend pas qu’il est le résultat d’une corruptio optimi quae est pessima. C’est pourquoi le régime de la technique, sous lequel le paysan mexicain vit tout comme moi, soulève trois questions profondément troublantes: « Ce régime a donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout, mais vraiment en tout, inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes de Jésus et de Paul ».

Il n’est pas possible d’expliquer ce régime si l’on ne le comprend pas génétiquement comme une résultante du christianisme. Ses traits principaux doivent leur existence à la subversion que je viens d’évoquer. Parmi les caractères distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup sont incompréhensibles si l’on ne voit pas qu’ils sont dans le droit fil d’une invitation évangélique, à chaque homme, qui a été transformée en un but institutionnalisé, standardisé et géré. Et enfin, on ne peut analyser correctement ce « régime de la technique » au moyen des concepts courants qui suffisent à l’étude des sociétés anciennes. Un nouvel ensemble de concepts analytiques devient nécessaire pour discuter l’hexis (l’état) et la praxis de notre époque qui vit sous l’égide de la technique. De façon directe et éclairante, vous nous avez mis face à ce triple aspect de l’« extravagance historique tout à fait singulière ». Quel que soit le vocable dont on la recouvre – la culture, la société, le monde -, notre condition humaine actuelle est une excroissance du christianisme. Tous ses éléments constitutifs sont des perversions. Alors qu’ils doivent leur existence à la Révélation, ils en sont pour ainsi dire le complément inversé, le négatif des dons divins. Et, en raison de ce que vous qualifiez d’étrangeté historique, ils sont souvent réfractaires à la critique philosophique ou éthique. Cela se révèle clairement lorsque nous voulons soulever des questions éthiques.

La subversion de la parole par l’oeil conquérant a une longue histoire qui fait partie de l’histoire de la technique dans le monde du christianisme. Au Moyen Âge, cette subversion a pris la forme d’un remplacement du livre écrit pour l’écoute par le texte qui s’adresse au regard. Parallèlement à cette mutation technogène des priorités sensorielles s’effectuait la séparation entre la chapelle, lieu de la lecture spirituelle, et l’aula, lieu de la scolastique – une séparation qui marquait la fin d’un millénaire de lectio divina. L’éclipse de la culture des sens. Et, concomitante de cette séparation architectonique entre le lieu de prière et le lieu d’étude, apparut la première – à ma connaissance – institution d’études supérieures, l’Université, dans laquelle la culture de la pensée abstraite éclipse totalement la culture des sens.

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