Jean-Pierre Dupuy: le catastrophisme éclairé

Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé, Métaphysique des tsunamis, au Seuil) à l’instant sur FC. C’est très bien, ce qu’il dit, mais ça sent un peu le créneau.

Je résume ce que j’ai compris: il vient des sciences. Il choisit les sciences sociales puis la philosophie par indépendance de pensée (pour fonctionner dans les sciences, il faut admettre toutes une séries de propositions dont des propositions inacceptables – cf. Th. Kuhn). En tant que scientifique de formation, il va plutôt pratiquer une philosophie d’inspiration anglo-saxonne plutôt que la philosophie d’inspiration allemande comme les font les philosophes littéraires (soit l’essentiel des philosophes français). Il va travailler sur les paradoxes des catastrophes, en commençant par la logique de la dissuasion nucléaire, paradoxes qui sont des paradoxes du temps. Même en possession de certitudes objectives, on ne peut croire aux catastrophes annoncées (rupture trop radicale avec le cadre de conception du monde, donc du possible – je suppose; lorsqu’on rationalise cette impossibilité de croire, on met sa confiance dans la techno-science pour résoudre les conditions de la catastrophe future, le problème, c’est que les solutions de la technoscience créent de nouvelles conditions catastrophiques, ex. des nanosciences). Or il est nécessaire de penser selon l’horizon global des catastrophes (ex.: sectoriellement on va se préoccuper du renchérissement, c’est-à-dire de la raréfaction des ressources énergétiques fossiles, or selon l’horizon du réchauffement planétaire, pour éviter la catastrophe climatique, il faudrait n’utiliser qu’un tiers des ressources disponibles, selon cet horizon, donc, on n’est pas dans une logique de la rareté mais dans une logique de la surabondance, que l’économie ne connaît pas). Solution: inscrire la catastrophe comme nécessité, telle qu’on peut considérer qu’elle a déjà eu lieu, c’est à dire nous penser dans l’après-catastrophe, en quelque sorte inverser le temps (histoire de Noé qui prend le deuil de l’humanité qui ne veut pas croire au Déluge). De cette façon, il sera éventuellement possible de produire la prise de conscience qui permettrait d’éviter la catastrophe.

Tout ça est très beau mais ça me laisse un peu perplexe. D’abord il ne me semble pas que la solution soit aussi originale qu’il y paraît. Poser la catastrophe comme évènement effectivement advenu, c’est ce que fait la science-fiction depuis longtemps, au point d’en avoir fait un de ses principaux genres, et ça ne suffit pas à installer la prise de conscience. Sed contra: la catastrophe supposée dans la grande époque de la science-fiction était l’apocalypse nucléaire et on peut considérer qu’elle a fonctionné selon la logique de Dupuis, qu’elle a contribué à ce que n’advienne pas cette catastrophe-là dans le temps où elle représentait la forme de catastrophe la plus probable. Aujourd’hui, la science-fiction n’installe pas avec assez de force l’idée de l’après-catastrophe. Il y a peut-être de ça. Il me semble cependant que le thème du monde après catastrophe continue d’être actualisé par la science-fiction, au point de s’être banalisé, notamment dans des déclinaisons non littéraires (cinéma, télé). Et de fait la conviction de l’imminence de la catastrophe n’est pas si rare ou si faible que ça. Il se peut que si elle n’est pas prise en compte, c’est moins qu’elle soit inimaginable qu’au contraire ce soit les solutions qui sont inimaginables et que notre passivité s’explique plutôt par l’angoisse que par l’aveuglement. Les discours politiques (Yves Cochet mercredi chez Laporte) qui prétendent intégrer la perspective de la catastrophe ne parviennent à proposer l’image d’un monde vivable qu’aux militants – à la limite on se dit que la décroissance, la catastrophe climatique la produira d’elle-même. L’histoire ne nous donne pas l’exemple de décroissances heureuses (sed contra: l’exemple maya, il ne s’agit pas de décroissance mais d’épuisement des ressources, soit catastrophe effective; l’exemple musulman, très intéressant, le malheur vient à la décroissance – en fait stabilisation – du monde musulman de l’extérieur (mongols, Occident chrétien…), cf. l’Islam paisible). Le plus raisonnable en fin de compte est l’espoir dans la techno-science: elle nous a habitué à voir bouleversées les conditions du monde humain de façon inimaginable.

C’est là la deuxième chose qui me laisse perplexe, l’absence, chez Dupuy (dans la courte conversation écoutée à la radio – pour être honnête), de perspective de solutions qui éviteraient l’actualisation de la catastrophe (l’arche pour Noé, faudrait faire l’exégèse d’ailleurs: solution technique alors que la cause de la catastrophe, dans la Bible, est spirituelle). Je prends le temps de noter tout ça, alors que je m’étais promis d’éviter, pendant ces vacances, de passer mon temps à réagir sur blogue à ce que j’entends à la radio (cf. Intermittences), parce que ça résonne avec l’interpellation d’Anne en commentaire de Reprises: en attendant qu’on nous dise quoi faire, les indignations sont bienvenues (de mémoire) ou, plus brièvement, « que faire? ».

Où il me semble que Dupuy a puissamment raison, c’est dans l’exigence qu’il pose de penser l’action, politique au premier chef, sous l’horizon des catastrophes. Je donne un exemple, celui qui a provoqué l’interpellation d’Anne: l’immigration, les expulsions, etc. Les informations et les images que nous recevons en saccades de plus en plus serrées des migrants qui viennent s’échouer, se presser contre les frontières des pays riches, de leurs tribulations, de leurs souffrances et de leurs morts, devraient nous faire comprendre la dimension catastrophique de la question migratoire, dimension en face de quoi les réponses compassionnelles ou moralistes sont dérisoires. Une régularisation générale, comme ça s’est fait sous Jospin, en Allemagne, en Espagne ou en Italie, je ne sais pas si c’est la bonne mesure, j’aurais tendance à être pour – sans enthousiasme, sans certitude, sans conviction…, mais ce qui me semble certain, c’est que ça ne fera pas reculer d’un pouce l’horizon catastrophique. Ce qui est également vrai des expulsions, la morale en moins.

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