(Lecture du Cosmos de Dante / James Dauphiné)
Ce que Dante met aux antipodes de Jérusalem, c’est la montagne du purgatoire mais la montagne du purgatoire est en même temps le support du Paradis Terrestre. On se souviendra que les cartographes médiévaux, respectant la géographie fantaisiste de leur temps, mettaient le Paradis Terrestre à l’extrémité orientale du monde. Que la place du Purgatoire soit aussi celle du Paradis Terrestre n’est pas illogique: d’une part, en géographie verticale, si le Paradis Terrestre est de l’ici-bas ce qui se rapproche le plus de l’au-delà (si près de la création il est un lieu terrestre encore à demi incarné: la chute d’Adam & son expulsion avec Eve sont le dernier acte de la création et d’ailleurs, sans quitter tout à fait la surface du monde, il est fermé derrière Adam, comme retranché de la surface du monde – ou dit autrement, l’Eden bien que localisé géographiquement, selon la géographie terrestre, appartient encore aussi à la géographie métaphysique, verticale), le Purgatoire est ce qui de l’au-delà se modèle le plus sur la réalité terrestre, d’autre part l’Eden et le Purgatoire sont ensemble dans un rapport fonctionnel, le Purgatoire est à cause de l’Eden (alors que l’Enfer est à cause de Satan), le Purgatoire est dans l’au-delà le lieu où se purge la faute originelle dont l’Eden a été le décor et l’instrument.
Dans Le Cosmos de Dante, James Dauphiné s’étonne de la place du Paradis Terrestre chez Dante, aux antipodes de Jérusalem. C’est qu’il ne veut reconnaître dans la géographie dantesque rien d’autre qu’une compilation de la tradition. Je manque d’érudition pour déterminer ce qui chez Dante est original mais ce qui est clair, c’est que se manifeste chez lui une mutation de la géographie imaginaire: le monde terrestre n’est plus plat mais il est sphérique. Et dans cette mesure Dante, quoiqu’on en ait, annonce bien Colomb. Sur un monde sphérique l’extrême-occident et l’extrême-orient se rencontrent, et ils se rencontrent aux antipodes.
Dante n’a pas vu dans son œuvre une épopée. C’est pourtant, d’entre les genres classiques, de l’épique qu’elle s’approche au plus près. (Que D. en ait eu conscience, malgré ses doctrines littéraires, en témoigne la présence à ses côtés de l’auteur de l’Enéide). La DC est en quelque sorte l’amplification d’un épisode de l’Odyssée retransposé dans l’Enéide, la visite aux morts. L’épisode originel lui-même n’est pas repris dans la DC, il est même en quelque sorte dénié puisqu’ici Ulysse se voit interdire ce qui est permis à Dante, ie de pénétrer vivant au royaume des morts (Dante revient, plusieurs fois sur l’exceptionnalité de ce privilège qui lui est consenti). Au moment d’aborder à l’île-montagne du Purgatoire, son bateau coule et Ulysse meurt.
A-t-on assez remarqué que le voyage dantesque d’Ulysse se décroche du voyage homérique (Dauphiné fait du voyage dantesque un second départ d’Ithaque, ce qui permet sans soute de concilier plus facilement les deux fables mais montre surtout qu’il a lu trop distraitement son auteur) juste après l’épisode circéen? C’est-à-dire que le fatal voyage dantesque vient exactement à la place de la nechuia. On pense généralement que la connaissance que Dante avait d’Homère était à peu près nulle. Je ne peux cependant me résoudre à voir dans cette coïncidence un pur effet de hasard. Tout se passe comme si Dante avait voulu refuser à Ulysse l’accès aux morts, qu’il avait voulu le lui confisquer pour se l’attribuer à lui-même.