La réforme de l’orthographe: lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique (1905) – extraits:
Comment donc délivrer l’école ? M. Aulard, dans un article de l’Aurore auquel je viens de faire allusion, propose d’ordonner que l’instituteur laissera désormais à ses élèves la liberté d’écrire à leur guise, que la faute d’orthographe sera supprimée dans les classes et les examens.
D’autres seraient moins radicaux, et voudraient seulement diminuer le coefficient de l’orthographe dans les diverses épreuves, de façon à engager peu à peu l’instituteur et l’élève à y prêter moins d’attention. De la sorte, croient-ils, après une période plus ou moins longue, une génération nouvelle ayant cessé d’apprendre l’orthographe, celle-ci tomberait en désuétude, les simplifications se feraient d’elles-mêmes, et les dictionnaires n’auraient bientôt plus qu’à enregistrer un usage devenu spontanément plus rationnel.
La liberté absolue, M. Aulard le sait mieux que personne, substituée d’un coup à la contrainte tyrannique, a peu de chances d’être acceptée de tous. Aussitôt que l’école de l’État se montrera si dédaigneuse de l’orthographe, l’école d’en face ne l’enseignera qu’avec plus de soin, sûre de former des enfants selon le préjugé bourgeois, heureuse d’avoir désormais un caractère extérieur qui lui soit propre, et permette de reconnaître du dehors pour ainsi dire un des siens, un homme dit, bien élevé.
Au reste, dans les écoles de l’État, jusqu’à quel âge, jusqu’à quelle classe accordera-t-on la liberté ? L’enseignement primaire seul en jouira-t-il ? Ou bien l’acceptera-t-on dans le secondaire et le supérieur ? Ce qui est tolérable ailleurs devient ici à peu près impossible. Il paraîtra inadmissible aux administrations, aux maisons de commerce elles-mêmes d’accepter dans les fonctions et les emplois des gens incapables de reproduire l’orthographe des imprimés ou au moins de s’en approcher. Beaucoup de jeunes gens voudront donc, de leur propre gré, connaître et posséder cette forme. Où l’apprendront-ils ? Quand ? A 13, 14 ou 15 ans, cela leur sera à peu près impossible.
Qui ne voit la conséquence ? C’est que, les préjugés héréditaires aidant, l’orthographe étant redevenue la chose de quelques-uns, elle retrouvera plus d’estime que jamais dans un certain monde. De même qu’en Angleterre un gentleman se fait reconnaître à la première phrase qu’il prononce, de même, il y aura des gens qui se classeront dès la première ligne comme des hommes supérieurs, on aura fait une classe nouvelle, celle des gens qui sauront écrire : le mandarinat.
Je ne conclus pas de ce qui précède qu’une réforme pédagogique qui diminuerait l’importance donnée à l’orthographe dans l’école serait mauvaise, mais je crois fermement qu’on ne peut pas supprimer tout enseignement orthographique.
Cela est chimérique et dangereux. Dès lors, comment restreindre l’importance de cet enseignement ? Est-il suffisant de diminuer purement et simplement les coefficients dans les examens, de décréter l’indulgence ? Une semblable mesure est désirable sans doute. Elle ne sera vraiment juste et vraiment sans danger, que si on discerne entre les fautes. J’avoue que j’accepte avec peine qu’on confonde je serai et je serais, j’eusse fait et j’eus fait. J’ai trouvé cette erreur dans 15 versions latines environ sur 26 qui m’étaient données à corriger au baccalauréat. Je la juge énorme. C’est confondre l’usage même des temps et des modes, c’est pécher gravement contre la langue même. Il faut tâcher d’empêcher cela autant qu’on le peut. Ecrire au contraire deux cents onze comme deux cents, c’est montrer qu’on a de la raison et de la logique, et il serait juste que la note donnée le prouvât. S’il s’agit des mots, même observation. Il y a erreur véritable à orthographier une plainthe ; il est méritoire de ramener sablonneux à l’analogie de limoneux, baronnie à félonie, grelotter à sangloter.
Mes remarques après le saut…Si Ferdinand Brunot se déclare pas absolument opposé à une certaine diminution de l’importance de l’orthographe dans le système d’éducation, il s’attaque surtout au projet (radical) de suppression de l’enseignement de l’orthographe et, partant, de la sanction de la faute d’orthographe. L' »école d’en face », c’est évidemment l’école privée et spécialement catholique (le texte est publié l’année de la loi de séparation). Où l’on voit bien que la question de l’orthographe, loin d’être une simple question technique, aussi sophistiquée soit-elle, est avant tout une question politique qui engage la conception qu’on se fait de la République et de la Nation.
Le mot de « mandarinat » utilisé par Brunot pour caractériser la situation découlant d’une libéralisation de la graphie au sein de l’école publique et de l’accaparement conséquent de l’enseignement de l’orthographe par l’école privé est curieux: si l’on admet que le mandarinat se caractérise par une gestion étatique de la sélection des élites, basée sur des concours mesurant les compétences littéraires-orthographiques (les particularités de l’écriture chinoise font que ces compétences se confondent – 文), le mot s’applique particulièrement bien au système républicain français, où l’orthographe, avec ses complexités, joue un rôle essentiel. Il est vrai que Brunot propose de supprimer ces complexités mais on verra que le résultat n’en serait pas une suppression effective des inégalités.
De façon plus pertinente, à mon sens, Brunot compare la situation découlant de la libéralisation de l’orthographe à la distinction sociale à l’anglaise, sur la performance orale (et non plus écrite).
A propos de la perspective d’un relâchement de l’exigence orthographique, où l’on reconnaîtrait volontiers notre situation contemporaine, Brunot cherche selon quelle logique pourrait s’articuler ce relâchement qu’il ne refuse pas absolument. Il est ainsi conduit à distinguer des degrés dans les fautes d’orthographe, selon une double logique: les fautes grammaticales sont plus graves que les fautes morphologiques et les fautes morphologiques « logiques » (ie qui ne tiennent pas compte des illogismes de l’orthographe française) sont moins graves que les fantaisies orthographiques.
Deux remarques ici: la gradation des fautes telle que conçue ici par F. Brunot correspond assez précisément aux différentes tentatives de réformes modérées de l’orthographe, jusqu’à celle de 1990, à la différence de sa propre proposition, radicale, dont l’une des conséquences aurait été de supprimer ou peu s’en faut la faute d’orthographe grammaticale (plus exactement de transférer la possibilité de faute sur la performance orale).
Pour l’essentiel les disputes sur l’orthographe et ses réformes ont porté depuis le début sur les questions morphologiques. Or les enjeux réels de l’orthographe du français me semblent bien plus résider dans les questions d’orthographe grammaticale:
– D’abord parce que la difficulté orthographique porte finalement assez peu, à l’exception peut-être de certaines lettres géminées, sur le vocabulaire. L’appréhension globale de la forme d’un mot, comme je le notais à propos du mot « âme », fait qu’elle s’imprime facilement dans la mémoire et que la forme écrite d’un mot connu est assez facilement retenue. La généralisation et l’accélération de la communication écrite produits par l’usage de l’ordinateur et de l’internet multiplient les fautes d’orthographe même de la part de générations et de catégories sociales très compétentes dans ce domaine. Les courriels en particulier, mais aussi les commentaires sur les blogues ou les forums sont des mines particulièrement riches. Or qu’y constate-t-on? les fautes les plus courantes et les plus gênantes ne concernent pas le vocabulaire mais la grammaire. La palme doit sans doute revenir à la confusion entre le passé composé et l’infinitif. J’ai vu, de la part d’universitaires, dans des billets de blogues, des fautes pittoresques, qu’on ne peut attribuer qu’à l’inattention, comme l’écriture « mais » pour « mes », c’est à dire la substitution d’une forme (complexe, non simplement phonétique) à une autre, complexe également, toutes deux familières. Ces fautes, les plus importantes, qualitativement et quantativement, une réforme modérée de l’orthographe (ie portant essentiellement sur le vocablaire) ne les réduirait en rien. Seule une réforme radicale, visant une écriture purement phonétique, où participe passé et infinitif, « mais » et « mes », se prononçant de même, s’écriraient de la même façon, pourraient les supprimer.
– Or la réduction phonétique de l’orthographe grammaticale transformerait radicalement le caractère de la langue écrite en réduisant considérablement les flexions (où l’on retrouve la question de la grammaire de phrase). Lorsque F. Brunot donne comme exemple d’écriture phonétique qui fonctionne bien celle de l’espagnol (mais ce pourrait tout aussi bien être celle de l’italien ou de l’allemand), il néglige ou minimise un fait essentiel: la surévolution de la langue française qui fait que la langue parlée aujourd’hui est très différente de celle qui l’était au moment où l’essentiel du code écrit s’est fixé. L’écriture « phonétique » italienne code à peu près identiquement la langue de Dante et celle de Sciascia, alors que notre orthographe code la grammaire du 16e ou du 17e siècle. Les 6 personnes du présent du verbe « manger/mangiare », par exemple, donnent 6 formes différentes en italien, 5 en français écrit, 3 en français oral, dont une, qui correspond à la racine non fléchie du verbe, pour 4 des 6 personnes, et une autre qui se confond avec le participe passé et l’infinitif (et beaucoup plus si l’on admet que la distinction entre « é » et « è » est en voie d’effacement).
Bien sûr on peut contester que la différence entre la langue du 16e et celle d’aujourd’hui soit réellement essentielle, et considérer qu’à partir du moment où chaque personne n’était plus distinguée par une flexion spécifique, le système roman était cassé, ce dont témoigne l’usage nécessaire du pronom, et que d’une manière la richesse flexionnelle du français parlé pré-classique telle qu’elle se reflète encore dans notre orthographe n’était qu’un reste non fonctionnel, pittoresque, comme la déclamation baroque, mais inutile.
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