(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)
Il vient de paraître dans Science les résultats des travaux d’une équipe de chercheurs marseillais sur les capacités de lecture des babouins[1].
« Les capacités de lecture des babouins »! On est habitués aux discussions et polémiques touchant les aptitudes linguistiques ou pré-linguistiques des grands singes (apes) mais la lecture! les babouins!
La note de vulgarisation du site de mce.tv par quoi je suis arrivé à cet article (et où j’ai pris l’illustration de ce billet) annonce même: « Des babouins de Guinée capable de lire des mots comme dans « La planète des singes » ».
Sensationnalisme journalistique: les babouins de Guinée sont loin de lire des livres, « comme dans La Planète des singes », et si l’article original parle d’orthographe (« Orthographic Processing in Baboons »), il ne s’agit pas de l’orthographe au sens courant. Le mot prend ici un sens particulier, pertinent dans le domaine des études sur les processus neuronaux de la lecture, à savoir la capacité d’identifier les lettres individuelles et de traiter leurs positions dans un mot[2]. Il n’en reste pas moins que les résultats de l’équipe marseillaise sont passionnants et qu’ils remettent en cause les idées reçues sur le rapport entre le langage et la lecture.
C’est une (hypo)thèse que je nourris discrètement depuis plusieurs années, que la lecture, loin d’être la récente conséquence d’un codage graphique du langage, est une activité très ancienne, plus ancienne même que le langage, si l’on y comprend la capacité à faire des phrases (et non simplement le fait d’exprimer de façon sonore des états ou des situations susceptibles d’être comprises par des congénères comme le signe de quelque chose). Je me suis jusqu’à présent retenu de faire état de cette conviction parce que cette thèse (« la lecture est plus ancienne que le langage ») est contr’intuitive et a toutes les apparences d’un paradoxe, que dans cette mesure, sauf à vouloir faire le malin (comme on le faisait pas mal dans les années 70), il fallait pour la présenter un minimum d’autorité et de preuves scientifiquement acceptables que je n’avais pas.
Je précise tout de suite pour prévenir (ou essayer de prévenir) les objections: par « lecture » j’entends une perception visuelle tendue (une attention du regard) vers la reconnaissance de signes de « choses » absentes actuellement (j’ajouterais volontiers: « à fin d’y reconnaître un sens » mais cela ouvrirait des questions trop complexes pour les évoquer ici). Il me semble que cette définition convient à la description de la lecture textuelle mais qu’elle peut l’excéder[3]
On a parfois discuté de l’extension de l’utilisation du mot « lecture » pour caractériser, dans l’ensemble des activités humaines, des mode de réception autres que la lecture au sens propre, « linguistique », ie d’un texte écrit: lecture d’un film, d’un tableau, d’une carte. Dans la perspective que je propose ici, cette caractérisation ne serait pas métaphorique, ce n’est pas parce que la « lecture » d’un film est analogue à la lecture d’un livre que je vais l’appeler telle mais parce qu’essentiellement il s’agit de variations de la même activité[4].
La contestation de la primauté du sonore dans l’ordre sémantique a connu un certain succès dans les années 60 et 70 à la suite des travaux de Jacques Derrida (De la Grammatologie, Minuit, 1967), mais Derrida a orienté sa réflexion du côté de la métaphysique (de sa déconstruction: logocentrisme) plutôt que du côté plus sectoriel de la linguistique (phonocentrisme) de sorte que son impact y a été limité. Je ne connais guère aujourd’hui que les travaux de Roy Harris à poursuivre sur cette piste, alors que les autorités les plus reconnues dans la discipline linguistique, en France au moins, affichent un phonocentrisme tranquille et assuré.
Ainsi André Martinet:
« Cela ne doit pas faire oublier que les signes du langage humain sont en priorité vocaux, que, pendant des centaines de millions d’années, ces signes ont été exclusivement vocaux, et qu’aujourd’hui encore les êtres humains en majorité savent parler sans savoir lire. On apprend à parler avant d’apprendre à lire: la lecture vient doubler la parole, jamais l’inverse. L’étude de l’écriture représente une discipline distincte de la linguistique, encore que, pratiquement, une de ses annexes. Le linguiste fait donc par principe abstraction des faits de graphie. Il ne les considère que dans la mesure, au total restreinte, où les faits de graphie influencent la forme des signes vocaux. » (Eléments de linguistique générale, Armand Colin, 1996, § 1-2.)
On reconnaît là le dernier terme de la séquence aristotélicienne classique:
monde > pensée > langage > écriture
Περὶ Ἑρμηνείας 1. (16.a):
Ἔστι μὲν οὖν τὰ ἐν τῇ φωνῇ τῶν ἐν τῇ ψυχῇ παθημάτων σύμβολα, καὶ τὰ γραφόμενα τῶν ἐν τῇ φωνῇ. καὶ ὥσπερ οὐδὲ γράμματα πᾶσι τὰ αὐτά, οὐδὲ φωναὶ αἱ αὐταί· ὧν μέντοι ταῦτα σημεῖα πρώτων, ταὐτὰ πᾶσι παθήματα τῆς ψυχῆς, καὶ ὧν ταῦτα ὁμοιώματα πράγματα ἤδη ταὐτά.
essai de traduction littérale (MRG):
Les choses qui sont dans la voix sont symboles des affections de l’âme, et celles qui sont écrites de celles qui sont dans la voix. Et de même que les lettres ne sont pas pour tous les mêmes, non plus les sons [vocalisés] ne sont les mêmes; cependant les affections de l’âme dont celles-ci sont les premiers signes sont les mêmes pour tous, et déjà les mêmes les choses [extérieures] dont celles-ci sont les images.
La séquence semble correspondre à l’évidence, au bon sens commun. Cependant aujourd’hui, dès que la discussion se fait un peu savante, on admet volontiers que les deux premières conséquences sont au moins discutables, que pour devenir monde, le réel doit être travaillé par le langage et qu’entre les deux la pensée, loin d’être un simple reflet des choses, doit autant à l’un qu’à l’autre. Pour autant, contester la dernière conséquence, du langage à l’écriture, reste pris comme un paradoxe, voire un snobisme hyper-intellectualiste et un attachement désormais ringard aux modes intellectuelles des années 60 et 70.
Sans doute si je nourrissais cette thèse de l’antériorité du visuel sur le phonique, c’était peut-être dû, outre à ma fréquentation dilettante mais continue d’une écriture non alphabétique (le chinois), à une certaine fidélité à ma lecture ancienne de Derrida, ranimée par des discussions récentes sur l’orthographe avec mon ami Christian Jacomino. La lecture de Stanislas Dehaene (Les Neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007) est venu donner lui donner un contenu plus concret.
(à suivre)
Notes:
- Orthographic Processing in Baboons (Papio papio) Jonathan Grainger, Stéphane Dufau, Marie Montant, Johannes C. Ziegler, and Joël Fagot Science 13 April 2012: 336 (6078), 245-248. [DOI:10.1126/science.1218152]
- « The computation of letter identities and their relative positions is referred to as orthographic processing, and there is a large consensus today that such processing represents the first “language-specific” stage of the reading process… »
- Deux remarques: 1. Si l’on veut définir la lecture comme une perception visuelle tendue vers la compréhension d’un texte (d’une écriture linguistique), alors il n’y a plus de discussion. Par définition la lecture serait alors seconde au langage, ce serait une pétition de principe. 2. Si l’on m’objecte que la définition que je propose confond deux réalités très différentes: la lecture « au sens large » comme je la définis et la lecture au sens étroit telle que définie en 1, je répondrai qu’il s’agit là en réalité d’une bifurcation, que le « mariage » de la lecture avec la langue opérée grâce à l’écriture a eu pour conséquence le détachement et l’autonomisation d’une activité spécialisée, la lecture « linguistique », laquelle ne change cependant pas fondamentalement de nature (et l’on trouverait des modes de lectures intermédiaires entre la lecture « animale » et la lecture linguistique, à commencer par le déchiffrement d’une peinture par exemple).
- on remarquera que selon l’objet, la qualité métaphorique de l’expression est diversement ressentie: parler de la lecture d’une carte, par exemple, sera ressentie moins comme une métaphore que de parler de la lecture d’un film
Une réflexion sur “Les babouins lecteurs (lecture et langage) 1/2”