Liberté, égalité, fraternité (John Rawls)

Il est courant d’entendre opposer les deux premiers termes de notre devise républicaine. Le principe de liberté s’opposerait au principe d’égalité, la question politique serait du juste équilibre entre ces deux principes et la différence entre la droite et la gauche serait que la première favoriserait le premier principe et la seconde le second. Quant au troisième, un peu à la manière de la troisième personne de la Trinité, on ne saurait trop quoi en faire, il serait quelque chose comme un supplément d’âme.
J’ai du mal avec cette façon de comprendre notre devise. D’abord quant à l’opposition des 2 premiers principes: comment ne pas voir que la liberté se soutient de l’égalité, qu’un certain niveau d’inégalité se traduit par la perte de liberté du plus grand nombre (la liberté politique devient un leurre à partir du moment où l’information pertinente au choix politique est monopolisée par un petit nombre) et que réciproquement qu’un système qui sacrifie la liberté au nom de l’égalité ne peut que produire une inégalité plus essentielle qu’un système libéral?
C’est dire qu’il faut penser les rapports entre liberté et égalité de manière plus complexe et articulée qu’en termes de balance et d’équilibre quantitatif entre un plus et moins de ceci et en conséquence un moins ou plus de cela (oui, je sais, c’est évident mais vous la voyez souvent appliquée, cette exigence évidente, dans le débat politique?).
Quant au troisième terme, au-delà de l’embarras, j’avais tendance à le trouver un peu suspect: cet appel à la fraternité me rappelait la complicité des frères après la perpétration du meurtre du père dans l’expérience de pensée de Totem et Tabou (quelque chose, donc, qui avait à voir avec le partage des femmes – le côté « genre », masculin, du troisième principe ajoute à l’embarras généralement éprouvé à son propos et on a tendance à le remplacer par le principe de solidarité, ce qui ne pose pas moins la question de son articulation aux deux premiers).

A partir d’une autre expérience de pensée, John Rawls donne, me semble-t-il, des outils pour penser l’articulation des trois principes de notre devise républicaine, et de les penser dans leur ordre même, avec la priorité donnée à la liberté et le troisième principe comme médiateur qui permet d’articuler les 2 premiers dans leur solidarité même (et sortir ainsi le troisème terme, qu’on l’articule « fraternité » ou « solidarité » de son imprécision moralisatrice).

Voir mes notes de lecture.

(Report de Cerca blogue!)

Rawls: the Original Position

A force de l’entendre évoquer – et avec le souci de concevoir, pour moi, ce que peut être un libéralisme de gauche -, j’ai voulu aller voir un peu plus précisément ce qu’était la théorie de Rawls. J’ai trouvé l’article australien dont je fais des extraits ci-dessous qui me semble d’une part faire un résumé clair et compréhensible de la théorie de Rawls et d’autre part le situer dans son environnement philosophique, en particulier sa différence avec l’utilitarisme dont il est issu.

Pour ce que j’en comprends, Rawls se situe dans la lignée des penseurs du contrat social (Hobbes, Locke, Rousseau) dans la mesure où il déduit ses principes d’une expérience de pensée par laquelle sont reconstruites abstraitement les conditions de la société, avec deux différences: d’une part la situation première n’est plus pensée sous la modalité du contrat, et d’autre part une place est faite à l’intuition morale, ce qui injecte du kantisme dans la problématique.

La Position Originelle:

les règles de la justice sont choisies dans une Position Originelle, derrière un « voile d’ignorance » qui cachent aux parties les faits sur eux-mêmes (sexe, âge, force physique, etc.) qui pourraient être pris en compte pour essayer d’ajuster les règles pour donner à certains un avantage systématique.

[eng]

Les principes et les règles:

Premier principe: chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de liberté de base égale pour tous, compatible avec un même système pour tous.

Second principe: les inégalités sociales et économiques doivent être ajustées de manière qu’elles soient à la fois:

  • (a) pour le plus grand bénéfice des moins avantagés, en cohérence avec le principe de justes gains, et
  • (b) attachés à des charges et des positions ouvertes à tous sous des conditions d’équitable égalité d’opportunité [équité].

Première règle de priorité (priorité de la liberté): (…] la liberté ne peut être restreinte qu’au nom de la liberté.

Deux cas:

  • (a) une liberté moins étendue doit renforcer le système total de liberté partagé par tous;
  • (b) une liberté inégale doit être acceptable pour ceux qui ont le moins de liberté.

Seconde règle de priorité (priorité de la justice sur l’efficacité et le bien-être): le second principe de justice est (…) prioritaire par rapport au principe d’efficacité et à celui de la maximisation de la somme des avantages; et l’équité des chances est prioritaire sur le principe de différence.

Deux cas:

  • (a) une inégalité des chances[cf. positive action, discrimination positive] doit améliorer les chances de ceux qui ont le moins de chances;
  • (b) un taux excessif d’accumulation [?] doit en contrepartie atténuer le poids de ceux qui supportent cette privation […]

[eng]

La construction spéculative, surtout se fondant sur une expérience de pensée, est sans doute discutable et il y a beaucoup de points que je comprends mal ou pour lesquels il me faudrait des explications. Reste que les principes et règles édictés me semblent utiles pratiquement pour s’orienter en politique, au moment de se poser des questions politiques concrêtes, au-delà de l’opposition topique dans nos débats nationaux entre liberté et égalité.

Plus d’extraits [eng] ci-dessous.

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