(in: L'Histoire, la Guerre, la Résistance.– Quarto, Gallimard, 2006. p. 549)Un trait, entre tous décisif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l'ont précédée: depuis le début du XXe siècle, la notion de distance a radicalement changé de valeur. La métamorphose s'est produite, à peu près, dans l'espace d'une génération et, si rapide qu'elle ait été, elle s'est trop bien inscrite, progressivement, dans nos moeurs, pour que l'habitude n'ait pas réussi à en masquer, quelque peu, le caractère révolutionnaire. (…) Les Allemands ont fait une guerre d'aujourd'hui, sous le signe de la vitesse. Nous n'avons pas seulement tenté de faire, pour notre part, une guerre de la veille ou de l'avant-veille. Au moment même où nous voyions les Allemands mener la leur, nous n'avons pas su ou pas voulu en comprendre le rythme, accordé aux vibrations accélérés d'une ère nouvelle.
Marc Bloch cite en note Les Routes et le Trafic commercial dans l'Empire romain / Charlesworth: "Les hommes doivent aujourd'hui prendre leurs résolutions avec une promptitude qui eût stupéfié nos aïeux."
plus loin (p. 631):
La curiosité manquait à ceux-là mêmes qui auraient été en position de la satisfaire. Comparez ces deux journaux quasi homonymes: The Times et Le Temps. Les intérêts, dont ils suivent, l'un et l'autre, les ordres, sont de nature semblable; leurs publics, des deux côtés, aussi éloignés des masses populaires; leur impartialité, également suspecte. Qui lit le premier, cependant, en saura toujours, sur le monde, tel qu'il est, infiniment plus que les abonnés du second. (…) La misère de nos bibliothèques municipales a été maintes fois dénoncée. (…) On m'a raconté que, dans une commission internationale, notre délégué se fit moquer, un jour, par celui de la Pologne: de presque toutes les nations, nous étions les seuls à ne pas pouvoir produire une statistique sérieuse des salaires. Nos chefs d'entreprises ont toujours mis leur foi dans le secret, favorable aux menus intérêts privés, plutôt que dans la claire connaissance, qui aide l'action collective. Au siècle de la chimie, ils ont conservé une mentalité d'alchimistes. (…) Le pis est que cette paresse de savoir entraîne, presque nécessairement, à une funeste complaisance envers soi-même. J'entends, chaque jour, prêcher par la radio, le "retour à la terre". (…) Ces bucoliques avis, pourtant, ne sont pas exclusivement choses d'aujourd'hui. Toute une littérature de renoncement, bien avant la guerre, nous les avait rendus déjà familiers. Elle stigmatisait l'"américanisme". Elle dénonçait les dangers de la machine et du progrès. Elle vantait, par contraste, la paisible douceur de nos campagnes, la gentillesse de notre civilisation de petites villes, l'amabilité en même temps que la force secrète d'une société qu'elle invitait à demeurer de plus en plus résolument fidèle aux genres de vie du passé. (…) Or, ayons le courage de nous l'avouer, ce qui vient d'être vaincu en nous, c'est précisément notre chère petite ville. Ses journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes, les pertes de temps que multiplie à chaque pas un mol laisser-aller, l'oisiveté de ses cafés de garnison, ses politicailleries à courtes vues, son artisanat de gagne-petit, ses bibliothèques aux rayons veufs de livres, son goût du déjà vu et sa méfiance envers toute surprise capable de troubler ses douillettes habitudes… (…) Nous serons perdus, si nous nous replions sur nous-mêmes; sauvés, seulement, à condition de travailler durement de nos cerveaux, pour mieux savoir et imaginer plus vite.
Une réflexion sur “L’Etrange défaite / Marc Bloch”