Le merle avait commencé à chanter. Quelque chose lui importait et plus rien d’autre, à ce moment-là, n’existait que le devoir impérieux de donner à entendre. Saluait-il la fin de l’hiver ? Chantait-il sa joie d’exister, de se sentir revivre ? Adressait-il une louange au cosmos ? Les scientifiques ne pourraient sans doute pas l’énoncer de cette manière. Mais ils pourraient affirmer que toutes les forces cosmiques d’un printemps naissant ont offert au merle les premières conditions de sa métamorphose.
Habiter en oiseau / Vinciane Despret.- Actes Sud, 2019
Vinciane Despret ne craint pas pas les anthropomorphismes. S’agissant d’un livre d’allure scientifique, il faut d’abord s’y habituer, s’en faire une raison. L’animal n’est décidément pas une machine (mais qui le pense aujourd’hui?) Et ainsi nous poursuivrons notre lecture en remettant à plus tard ou à jamais l’examen myope des mécanismes. L’oiseau est un sujet, chez Vinciane Despret, c’est même une personne, comme les petits chiens à sa mémère ou mon chat noir mais pas besoin d’être en mal d’homme pour avoir une âme, l’oiseau est même dit quelque part animal social, zoon politikon, comme l’homme selon Aristote. Jouons le jeu et nous rentrons dans un autre monde, un autre royaume où le territoire devient symphonie expressive.
Vinciane (j’aime ce prénom belge) rend compte ainsi des recherches du musicien et acoustitien Bernie Krause:
Il s’est attaché à comprendre comment les animaux composent ensemble, et comment ils composent avec ce qui les entoure, le vent, l’eau, les autres organismes, les mouvements de la végétation ; comment ces animaux créent des silences qui vont construire l’accord ; comment ils partagent des fréquences ; comment ils s’accordent. “Un oiseau, un insecte ou un batracien chante d’abord, puis, quand il s’est tu, vient le tour des autres.” Ce que Bernie Krause nomme “partage du temps de parole” est rendu particulièrement lisible (pour nous) sur les spectrogrammes sous la forme d’un ensemble dont on distingue clairement la succession de créneaux : chaque participant – oiseau, batracien, insecte et mammifère – occupe une niche sonore, spatiale, temporelle et fréquentielle. Et cet agencement créateur raconte une histoire. “Là où des groupes disparates d’animaux ont évolué de conserve sur une longue période, leurs voix ont tendance à se répartir entre les largeurs de bande vacantes. Ainsi, chaque fréquence sonore, chaque niche temporelle est acoustiquement définie par un type d’organisme vivant : les insectes occupent des bandes très spécifiques du spectre tandis que différents oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles en adoptent d’autres, où les fréquences et les créneaux temporels risquent moins de se chevaucher et de se masquer mutuellement. (Bernie Krause, Le Grand Orchestre animal.- Flammarion, 2012).
Concert des oiseaux, et des autres…
Et un peu plus loin:
Les alouettes des champs présentent elles aussi ce phénomène d’accordage des chants, et les mélodies y deviennent des signatures marquant l’appartenance à un même lieu, à un même voisinage, permettant notamment aux oiseaux de se reconnaître. “Chanter comme ses voisins” crée de la communauté.
C’est que le livre tourne autour de la notion de territoire, de territorialisation, déterritorialisation et reterritorialisation (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux).
Le territoire code tout. Baptiste Morizot remarque que quand les loups passent une frontière, ils cessent de marquer. Le territoire, selon cette conception, serait le lieu des bons usages : à partir d’ici, certaines choses ne se font pas. Il ne s’agit plus de comportements, mais bien de la figure la plus intéressante de l’écologie des communautés vivantes, que Baptiste nomme également géopolitique.
Il y a dans le livre une polémique douce contre les conceptions dominantes (ou qui l’ont été longtemps) du territoire et de l’agression. C’est que l’éthologie porte à l’envers de ses anthropomorphismes des zoomorphismes qui peuvent devenir mortels (on l’a vu) lorsqu’ils sont pris au sérieux. Que faire du loup qui ne cesse pas de marquer lorsqu’il a passé sa frontière?
Jouons le jeu, suspendons notre incrédulité, acceptons de voir le merle comme un artiste et nous entrons dans le royaume enchanté, je veux dire parcouru de chants, des oiseaux. Un royaume où nous ont précédé ornithologues savants ou amateurs, comme ces mères de familles qui observent, notent, contemplent, font attention, en un mot, à ce qui se passe dans leur jardin – et leurs observations, leurs hypothèses leurs échanges sont d’autres voix qui s’ajoutent au concert. Il se passe alors quelque chose dans notre cerveau, nous goûtons une connaissance qui n’est pas tout à fait un savoir (« Sapere aude »: Despret cite Stengers qui reprend (!) Kant qui citait Horace – mais en voulant entendre dans « sapere » non « savoir » mais « goûter »!), je veux dire pas un savoir qui ferait argument dans une discussion.
Et sans doute encore se joue-t-il ici des affaires de goût, de beauté, de transports, d’exaltation et d’activations de puissance, de courage, d’importances et d’enthousiasmes, de respect des formes, d’accords magiques ou de célébrations de fin de jour – nous sommes vivants. N’a-t-on pas dit des oiseaux, me rappelait mon ami Marcos, qu’ils mettent le monde créé en état de louange ? Ou, peut-être devrait-on ajouter qu’ils mettent la création en état de grâce.