Cuire le monde: Rite et pensée dans l’Inde ancienne / Charles Malamoud.- La Découverte, 23 juin 2016. « Par cœur »
La réflexion indienne sur la mémoire ne s’est pas préoccupée de la consécution ou de l’étagement des souvenirs, pour cette raison principalement qu’elle considère chaque souvenir comme un tout autonome.
« La réflexion indienne sur la mémoire ne s’est pas préoccupée de la consécution ou de l’étagement des souvenirs, pour cette raison principalement qu’elle considère chaque souvenir comme un tout autonome. Autrement dit, il y a la faculté de remémoration (smrti), et il y a les souvenirs individuels (smarana), mais on chercherait en vain ici l’idée que les souvenirs s’enchaînent entre eux, se distribuent dans une chronologie et forment des constellations mouvantes, certes, mais cohérentes et solidaires, bref qu’il existe un monde de la mémoire. Les temps de maturation de l’infinité des impressions reçues ne sont pas totalisables. (…) Si j’ai maîtrisé les techniques appropriées, et surtout si j’ai gagné les mérites nécessaires, je puis, comme on sait, me souvenir de mes vies antérieures. Seuls des êtres exceptionnels accèdent à ce jâtismara, mais en droit, tout homme peut s’engager dans l’une ou l’autre des nombreuses voies qui y mènent, et des textes aussi peu mystiques que les Lois de Manu ou la Yâjñavalkya-Smrti en parlent avec précision. Antérieures, ces vies m’appartiennent dès lors que je n’en souviens. Elles sont moi, sans que je les possède (bien plutôt elles me possèdent) tant qu’elles sont hors du champ de la conscience. Comment, dans ces conditions, une vie pourrait-elle être définie et faire l’objet d’un récit ?
Citons encore Barbara Stoler Miller, parlant du rôle de la mémoire dans le théâtre de Kâlidâsa : « La mémoire a le pouvoir de briser la logique de la vie quotidienne. Elle rend visible l’invisible, abolit les distances, renverse les chronologies… Abhinavagupta explique ce que Kâlidâsa entend par mémoire ; ce n’est pas une recollection discursive d’événements passés, mais plutôt une intuition du passé qui transcende l’expérience personnelle et nous fait entrer dans l’univers d’imagination que la beauté évoque. » La mémoire ainsi conçue n’est donc pas cette capacité que nous avons de saisir le passé comme passé, mais ce qui vient surimposer à la perception du présent la vision du passé : la mémoire, ou l’oubli du présent. Sur les obscures interférences du souvenir et du désir se fonde une esthétique de la mémoire : le spectacle de l’homme qui se souvient de l’amour et qui vit l’amour comme un perpétuel passé dans lequel se dissolvent les cadres temporels de son être — ce spectacle est beau ; il crée, chez ceux qui le contemplent, une émotion qui tient à ce qu’il permet à chacun (en communion avec tous) d’éprouver au plus profond de lui-même cette échappée hors du temps qui est aussi une échappée hors de lui-même. »
Cette façon de voir correspond bien à l’expérience psychanalytique. Je ne sens pas plus proche d’un souvenir ancien que d’un souvenir récent.
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