Dans l’introduction à sa biographie de Kafka, Reiner Stach, pour expliquer le caractère particulier de celle-ci, distingue, dans une biographie, le développement horizontal: les évènements extérieurs, amours, mariages, carrière, etc. du développement en profondeur auquel on est presque réduit s’agissant de Kafka°. Cette image, si bien signifiante rappelle l’opposition que fait Proust entre « moi social » et « moi intérieur ». Proust et Kafka font deux figures très semblables. La différence la plus saillante est que Kafka n’a pas produit d’œuvre ou du moins pas à la hauteur de son exigence littéraire (vs La Recherche où l’effort et l’ambition littéraire d’une vie se sont trouvés finalement réalisés et justifiés). On peut dire qu’à le considérer en termes proustiens, Kafka n’a pas réussi à échapper au statut de « célibataire de l’art ».
(Il est significatif que le Journal de Kafka qui a connu un sort éditorial assez analogue à celui des Pensées de Joubert apparaisse de plus en plus comme son œuvre essentielle. Pris dans l’entourage de Chateaubriand, Joseph Joubert est pour Proust un « célibataire de l’art » exemplaire°°. Si, de n’être pas datées ni organisées chronologiquement, les Pensées de Joubert ne sont pas à proprement parlé un journal, elles ont souvent été considérées comme un équivalent. Elles entrent dans une ligne paradigmatique où seraient les Pensées de Pascal, celles de Marc Aurèle et peut-être aussi les Essais de Montaigne. Les différences entre le forme « pensées » et la forme « journal » sont sans conteste importantes, essentielles peut-on dire°°°, mais elles n’affectent pas tous les aspects, toutes les caractéristiques, toutes les fonctions de ces écritures. En particulier ce sont pareillement des écrits intimes, des écritures qui n’ont pas (en principe) pour finalité une œuvre, un écrit détaché de l’écriture qui l’a produit. Et de ce point de vue l’analogie, l’équivalence est possible. En s’en autorisant on remarquera que nous devons la publication, posthume, des Pensés de Joubert à la diligence de ses amis comme nous devons le Journal de Kafka à l’amitié indocile de Max Brod.)
Kafka peut être regardé comme une radicalisation de la figure biographique de Proust °°°°. Il est troublant de constater que cette radicalisation débouche sur un échec (qui ne l’est plus pour nous mais qui le fut sans doute pour lui).
(2023.08.23 C’est après avoir écrit cette note que j’ai découvert (ou redécouvert) que le premier à avoir formulé cette analogie (sur des motifs assez différents), ce fut Max Brod dans sa biographie de Kafka. Ainsi la comparaison entre Kafka et Proust est présente dès les origines des études kafkaïennes.)
—
° Ce que, à présent que j’ai lu deux des trois tomes, je contesterais volontiers.
°° Il est intéressant de suivre dans le cours de la vie intellectuelle de Proust l’évolution de son appréciation de Joubert, de modèle à l’époque du lycée à figure-repoussoir lorsque Proust aura constitué, autour de sa lecture de Sainte-Beuve sa théorie des « célibataires de l’art ». Dans le personnage de Swann se reflète quelque chose de cette double appréciation.
°° Il est significatif que de plus en plus le Journal de Kafka nous apparaît comme son œuvre essentielle (ce qu’aujourd’hui, parce que je relis le Château je serais enclin à contester) dont le sort éditorial est assez analogue à celui des pensées de Joubert, célibataire de l’art emblématique.
°°° Aux « Pensées » manque le côté « livre de compte » du journal. Si elles sont des enregistrements, outre le fait qu’elles peuvent être corrigées, réécrites, elles n’ont pas le « time stamp » qui les rattacheraient, comme il en est des entrées de journal, à un moment précis (et souvent à un lieu) et en feraient des documents biographiques.
°°°°ce qui devrait nous alerter sur l’importance de la figure paternelle chez ce dernier
Il y a là 2 thèmes que tu entrelaces (dédoublement de la bio, et K. célibataire de l’art), que je serais fort désireux de te voir développer de façon séparée, plus longue et personnelle. Les 2 me semblant très problématiques. Pour dire vite, ce n’est pas parce que K. pense avoir échoué (si c’est ce qu’il pense) que nous devons le penser aussi.
J’aimeAimé par 1 personne
Merci de ces questions (ce que je prends comme tel). Les notes que je vais essayer de poster à la suite de celle-ci vont, je le crains, entrelacer encore davantage les deux « thèmes », qui sont à vrai dire des thèmes proustiens. Les développer de façon séparée plus longuement, serait faire de l’exégèse proustienne, que je diffère (c’est qu’elle n’est pas simple à faire, en réalité j’attends de Kafka quelque aide pour ça, sans assurance). J’aurais aimé que tu précises un peu plus en quoi ces deux thèmes te semblent très problématiques. Je suis conduit au second par le premier (et je ne prétends pas juger dans l’absolu si Kafka a échoué ou non, au contraire je précise bien que pour nous, pour la postérité il n’a pas échoué) et au premier par la remarque de Stach sur la verticalité vs l’horizontalité de la biographie de Kafka, que j’ai trouvée très suggestive.
J’aimeJ’aime