Le Journal est un document qui témoigne d’une écriture comme processus. Il ne peut être considéré comme une « œuvre » que dans un second temps qui suppose un travail d’édition, que ce soit de l’auteur lui-même ou d’un éditeur (intellectuel, editor).
Dans le cas des Carnets de Joubert (dont les Pensées sont un florilège dû au soin de Chateaubriand) comme dans celui des Pensées de Pascal ou des Essais de Montaigne, de bien d’autres « journaux » par la suite (celui des Goncourt, ou de Gide, etc.) l’écriture n’a pas d’autre fin qu’elle-même, et il suffit d’y appliquer le travail d’édition pour en faire un œuvre. Le cas du Journal de Kafka est différent. Dès le début (1910), son journal, (ses cahiers) apparaît comme tendu vers une œuvre qui lui serait extérieure, comme un chantier pour la réalisation d’une œuvre qui s’en séparera et s’en autonomisera. À la différence des précédents, il n’a pas sa fin en lui-même, comme en témoigne l’instruction donnée à Brod de le faire disparaître en même temps que le reste de ses brouillons et esquisses (encore que les précisions biographiques semblent montrer une sorte d’hésitation ou de jeu chez Kafka qui semble conscient à la fois de l’échec à faire œuvre et de la valeur de l’écriture produite par cet effort impuissant).
L’écriture du journal produit un reflet de la personne qui l’écrit, qui le « tient », que ce reflet soit à finalité strictement intime, privée ou publique, un peu comme en Chine, c’est la matérialité même de l’écriture, la calligraphie, qui reflétera la personnalité de celui dont le pinceau trace les caractères. Dans le Journal de Kafka se mêlent des entrées qui répondent à cette fonction (je mets dans cette même catégorie les notations purement biographiques et les cogitations plus ou moins abstraites) et des entrées qui relèvent d’un souci de captation d’une possibilité narrative (fictionnelle) qui pourra s’engendrer en œuvre, nouvelle ou roman. Comme font les récits de rêve, et de manière plus forte que ne feraient de simple récits de rêves – et d’ailleurs un récit de rêve, plus ou moins déclaré tel, forme souvent l’entame d’une narration dans le Journal, cette dimension casse l’illusion de sincérité du journal intime classique, cet appel vers la fiction désigne une hétéronomie essentielle.
Je n’ai considéré ici la problématique de l’écriture diariste que dans le cadre de la littérature, de ce qui peut se donner à lire, que ce soit volontairement ou pas, à des lecteurs, donc. Dans un cas comme celui de Kafka l’écriture diariste répond aussi à une autre finalité que littéraire, telle que définie ci-dessus, à une finalité « préhistorique », ou pré-littéraire, pourrait-on dire, celle des exercices spirituels, de l’examen de conscience ou du souci de soi étudié par Miche Foucault, où l’on retrouve sous un autre mode (il faudra revenir là-dessus) cette dimension essentielle de l’hétéronomie.
J’avais en tête, en prenant cette note le beau morceau de Christian Jacomino sur Mahler:
Gustav Mahler nous fait écouter, non pas telle ou telle œuvre musicale, comme faisaient les compositeurs qui l’ont précédé, mais juste de la musique.
Lorsque nous lisons le Journal de Kafka nous ne lisons pas une œuvre littéraire mais juste de la littérature, de l’écriture littéraire, de la littérature à l’œuvre.
(Je bute sur cette note mal foutue depuis une dizaine de jours. De ne pas réussir à m’en dépêtrer je vais chercher des précisions, des vérifications, etc., des informations utiles mais qui ne m’ont pas avancé – de l’érudition, quoi. Je vais essayer de la sortir avec un minimum de corrections ou d’ajouts et tant pis si elle reste mal foutue.)
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Tu poses là un cadre théorique indispensable qui me paraît tenir la route. Je n’en vois pas d’équivalent chez les commentateurs les plus classiques de Kafka, pour ce que j’en connais et ce que j’en ai compris (Blanchot, Deleuze et Guattari, Calasso en premier lieu). Je veux dire par là qu’en la matière, les « remarques », aussi inspirées et pertinentes soient-elles, ne me paraissent pas suffire. Bravo, et maintenant, j’attends la suite.
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