Prétendre juger le passé du point de vue du présent, c’est déjà présumer que le présent offre un meilleur point de vue que le passé. Le vrai penseur doit laisser ouverte la possibilité de vivre à une époque qui est inférieure au passé.
Arnaldo Momigliano résume l’anti-historicisme de Leo Strauss dans sa post-face à la traduction italienne de La Persécution et l’art d’écrire (1987):
La plus rigoureuse formulation de l’anti-historicisme de L. Strauss se trouve dans sa critique de «Idea of History» de R. G. Collingwood dans la Review of Metaphysics, 5 (1952), aux pages 559-86. Comme nous le savons, dans ces leçons publiées après sa mort, Collingwood affirme que chaque période historique a une pensée historique qui lui correspond et qui est absolument valable pour cette période: il considère également que chaque recherche historique est en relation avec le présent, c’est-à-dire avec quelque chose qui, par définition, est étranger aux intérêts présents des hommes du passé.° Strauss objecte qu’interroger un penseur du passé ne constitue nullement un but, si ses problèmes ne sont pas encore nos problèmes et si nous ne sommes donc pas prêts à admettre la possibilité que, par exemple, Platon avait raison. Ce qui implique, tout au moins provisoirement, une subordination de sa propre recherche à la recherche des penseurs du passé, qui peuvent avoir raison. Et cette subordination à son tour signifie que l’on doit suivre Platon dans son mode de pensée; accepter, au moins provisoirement, les limites qu’il se donne et sa manière propre de présenter ses arguments. L’histoire de la pensée est donc, pour Leo Strauss, une tentative de reconquérir un niveau de pensée qui s’est perdu. […] Prétendre juger le passé du point de vue du présent, c’est déjà présumer que le présent offre un meilleur point de vue que le passé. Le vrai penseur doit laisser ouverte la possibilité de vivre à une époque qui est inférieure au passé: « One must be swayed by a sincere longing for the past.» >(p. 257-8)
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° Alain de Libera définit la méthode de Robin G. Collingwood dans sa leçon inaugurale au Collège de France de février 2014:
De l’événement de pensée, en tant qu’événement, on ne peut dire – comme le suggérait, en nos jeunes années, certaine lecture de Du miel aux cendres – qu’il n’y a rien à dire sinon qu’il est arrivé. Il peut, de fait, être remis en acte, et par là redonner à penser. L’intéressant est qu’il ne revient pas seul. Si l’on suit Collingwood, toute pensée appartenant à un complexe de questions et de réponses, la tâche du philosophe archéologue, en tant qu’archéologue, ne peut se borner à exhumer une thèse pour l’étudier, l’évaluer, la discuter de manière atomistique : il doit « réeffectuer » son questionnaire d’origine de manière holistique et, littéralement, repenser cette pensée dans et avec l’ensemble auquel elle appartient.
source de l’illustration: Levan Ramishvili sur Flickr
Je te réponds après juste une première lecture trop rapide et superficielle. Je relirai et je réfléchirai, mais dans l’attente j’ai envie de dire ceci: il me semble plus facile de comprendre, de juger et d’aimer le passé que le présent. Et cela me semble bien naturel, dans la mesure où le passé s’est déjà ordonné (déposé), tandis que le présent foisonne. La difficulté, pour ma part, me semble plutôt celle de regarder le présent avec des yeux nouveaux, plutôt que d’y voir un déclin du passé, ce qu’il est bien en effet, nécessairement.
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Cela ne signifie bien sûr pas qu’il faille se dispenser de comprendre le passé tel qu’il a été et tel qu’il s’est compris dans son temps. Ce qu’ont fait, par exemple, les baroqueux. Mais notons que c’est là une attitude, un scrupule, un souci très moderne.
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Le paradoxe de l’époque est qu’elle combine le rejet de la foi en le progrès, voire le progrès lui-même, responsable de la catastrophe écologique en cours, et l’assurance de sa supériorité morale et intellectuelle sur un passé raciste et sexiste, patriarcal, c’est-à-dire une confiance absolue en un progrès intellectuel et moral. C’est du moins, je crois, l’opinion générale à gauche mais au-delà une opinion sinon majoritaire dominante. Se pourrait-il que la vérité soit inverse? Tu remarqueras que j’ai ajouté « possible » à mon titre… La question n’est pas si les anciens avaient raison (voire si c’était mieux avant) mais si les anciens ont quelque chose à nous dire, au présent.
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Quant aux baroqueux, il faudrait leur poser la question que Strauss pose aux historiens de la philosophie: pourquoi? N’y a-t-il pas, au-delà du scrupule ou du souci, dont on pourrait interroger la nature, la recherche d’une beauté bien spécifique?
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Oui, ce que tu dis me paraît juste. Tu pointes deux choses qui me semblent vraies et qui sont des énigmes. 1) Pourquoi et comment la gauche s’est-elle embarquée dans la sinistre voie où nous la voyons? 2) L’Occident aurait-il perdu le goût d’une beauté simple et austère, qui était celle de la musique baroque (par exemple) et qui continue d’être défendue néanmoins sur un versant du grand luxe (dans la mode et le design) mais plus du tout dans la culture populaire?
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Tu réponds à la question que je posais à propos des baroqueux: « le goût d’une beauté simple et austère ». Traduis cette réponse dans le domaine de la philosophie (ou de la recherche de la connaissance) et tu auras peut-être une appréhension adéquate du propos de Strauss.
Il faudrait que je précise mon approbation s’agissant de « simple ». Je me disais hier en lisant que Strauss est le Henry James de la philosophie ! Mais en réalité si l’on applique la nonchalance attentive dont il parle s’agissant des deux sortes de livres, on se rend compte que si son écriture peut sembler compliquée, elle est au fond simple, elle ne convoque jamais les prestiges de l’obscurité. Elle n’est cependant pas facile: « simple » comme je veux le comprendre dans ta réponse n’est pas synonyme de « facile » (je suppose que les baroqueux seraient d’accord).
Le lien possible entre difficulté et simplicité est peut être un élément de réponse aux questions que pose ton commentaire.
S’il est un domaine où une décadence morale (individuelle) me semble perceptible sans conteste, c’est celui de l’application (attention, concentration, continuité, effort, travail…). Je me sens très petit lorsque je me compare avec ce que m’apprennent les biographies.
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