Dans son Pétrarque (1932)°, œuvre je crois trop méconnue aujourd’hui, Charles-Albert Cingria reprend, de l’abbé de Sade° ce récit (en l’abrégeant un peu):
Boccace était dans sa maison, à Florence (en 1362), lorsqu’un chartreux de Sienne demanda à lui parler en secret. Le Bienheureux Padre Petroni, lui dit-il, homme célèbre par la sainteté de sa vie et par ses miracles, vous parle par ma voix. Il me chargea, en mourant, de vous faire les exhortations les plus vives pour vous engager à changer de vie, et à renoncer à la poésie et à ces lectures profanes qui vous ont occupé jusqu’à présent et empêché de faire votre devoir de chrétien. Si vous ne faites pas ce que je vous dis, soyez certain que vous mourrez bientôt et que des supplices éternels seront la peine de votre indocilité. Dieu l’a révélé au P. Petroni qui m’a chargé expressément de venir vous le dire. Le chartreux était Joachim Ciani. La prédiction et les menaces visaient aussi Pétrarque. Boccace effrayé lui demande comment le P. Petroni avait pu le connaître, lui et Pétrarque. Le chartreux ajoute (trad. de de Sade): Le P. Petroni avait résolu d’entreprendre quelque chose pour la gloire de Dieu; se voyant prévenu par la mort et hors d’état de faire ce qu’il avait projeté, il pria Dieu avec ferveur de lui désigner quelqu’un qui exécutât cette entreprise. Dieu l’exauça. Jésus-Christ se présente à lui; il vit sur son visage tout ce qui se passe sur la terre: le présent, le passé, l’avenir°°. Ensuite ayant jeté les yeux sur moi pour l’exécution de sa bonne œuvre, il m’a chargé de vous dire ce que vous venez d’entendre. J’ai des commissions semblables que je vais faire à Naples, en France et en Angleterre; ensuite j’irai à Pétrarque.
Pétrarque, quand Boccace lui écrivit, fut beaucoup moins effrayé. Voir Jésus-Christ des yeux du corps (répondit-il) c’est en vérité une chose bien merveilleuse; il ne s’agit que de savoir si elle est vraie… Quand l’envoyé du P. Petroni sera ici, après avoir fait sa tournée, je verrai quelle foi je dois ajouter à ce qu’il me dira. Son âge, son front, ses yeux, ses mœurs, son habit, ses propos, sa voix, sa démarche, sa façon de s’asseoir; tout cela servira à m’éclairer. Ce qui est surprenant conclut de Sade – c’est que la visite du P. Ciani et ses discours, aient causé une si grande révolution dans l’âme d’un philosophe tel que Boccace. Non seulement il voulut renoncer à la poésie et à la lecture des auteurs païens, mais le bruit courut qu’il allait se faire chartreux. C’est le sujet d’un sonnet que lui adressa Franco Sacchetti, un des meilleurs poètes de ce temps-là.
La surprise de l’abbé de Sade est significative: bien qu’abbé, Jacques François Paul Aldonce de Sade est, outre l’oncle du marquis, et, comme ce dernier, descendant de Laure, un philosophe, correspondant avec Voltaire. Son grand récit est assez simple et il enrôle au service de la raison les intellectuels de la renaissance littéraire du XIVe siècle italien. Pour lui, comme pour beaucoup encore aujourd’hui, la modernité ce sont les lumières de la raison et ce ne peut être que le despotisme et l’intolérance qui peuvent en retarder le progrès. Il ne comprend pas dans quel tension de l’âme des hommes comme Boccace ou Pétrarque avancent sur leur chemin de pensée et d’écriture, tension qui explique la crise causée au siècle suivant par les prédications de Savonarole, où l’on voit un Botticelli réagir de façon analogue à celle de Boccace ici.
Ce que je veux dire ici, c’est que nous sous-estimons assez automatiquement la fragilité du système que nous lègue la tradition.
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° page 77, note 1
°° Mémoires pour la vie de François Pétrarque, tome 6, 1767. p. 601
°°° L’Aleph