Invention de la perspective (Daniel Arasse 2)

Lecture: Histoires de peintures / Daniel Arasse

Que l’invention de la perspective est florentine.

p.60: Il faut savoir qu’à l’époque – c’est Samuel Edgerton qui y a pensé -, Florence est un grand centre de cartographie, et que la relation entre perspective et cartographie est absolument intime. On sait par exemple qu’un médecin, Paolo Toscanelli, auteur d’un traité de perspective et d’un Traité sur les miroirs pour faire apparaître les dragons, a également écrit à Christophe Colomb à partir de réflexions cartographiques pour lui dire qu’il ferait bien d’aller voir à l’ouest s’il ne se passait pas quelque chose!

p. 62: quand Côme l’Ancien commande des tableaux […] il demande à Fra Angelico ou à Filippo Lippi ce qu’on appelle des tavole quadrate, des panneaux carrés, c’est-à-dire non plus gothiques mais des carrés ou des rectangles avec une perspective centrale.
p. 63: le succès de la perspective à Florence est intimement lié à une opération politique de représentation du pouvoir Médicis par le biais d’une forme de peinture dont le principe presque moral est celui de la sobrietas et de la res publica. […] telle qu’en parle Alberti dans son De pictura, la perspective construit d’abord un lieu d’architecture, qui est une place, et sur cette place l’Histoire se déroule…

p. 65: il y a de très belles perspectives centralisées pendant ces années-là dans les Flandres, mais qui ne sont pas mathématiques

p. 68: Brunelleschi, qui inventa la perspective, était aussi un grand fabricant d’horloges mécaniques.

Panofsky:

p. 65: la perspective est la forme symbolique d’un monde d’où Dieu se serait absenté, et qui devient un monde cartésien, celui de la matière infinie. Les lignes de fuite d’une perspective sont parallèles et se rejoignent en réalité dans l’infini, le point de fuite est donc à l’infini. Panofsky estime que la perspective est la forme symbolique d’un univers déthéologisé, où l’infini n’est plus seulement en Dieu, mais réalisé dans la matière en acte sur terre.

Francastel:

p. 66: Pierre Francastel a proposé une autre interprétation dans son livre Peinture et société. Il dit qu’en fait, avec la perspective, les hommes du temps construisent une représentation du monde ouvert à leur action et leurs intérêts. (…) le point de fuite est la projection de l’œil du spectateur dans la représentation, et le monde s’organise dès lors en fonction de la position du spectateur. [exemple du Paiement du tribut de Masaccio au Carmine.]

Commensuratio:

p. 67: Le terme de commensuratio est utilisé par Alberti dans le De pictura, et également par Piero della Francesca dans son livre sur le De prospectiva pingendi (…) la perspective est la construction de proportions harmonieuses à l’intérieur de la représentation en fonction de la distance, tout cela étant mesuré par rapport à la personne qui regarde…

Cadrage:

p. 87: La première opération du peintre, avant le point de fuite, c’est ce qu’on appelerait aujourd’hui le cadrage, c’est-à-dire le fait de poser le cadre à l’intérieur duquel on pourra contempler l’histoire. Je le répète parce que j’y tiens beaucoup, la fenêtre d’Alberti n’ouvre pas du tout sur le monde, ce n’est pas un détail du monde qu’on voit à travers cette fenêtre, c’est le cadre à partir duquel on peut contempler l’histoire.

Annonciation et perspective:

p. 99: La perspective construit une image du monde commensurable à l’homme et mesurable par l’homme, tandis que l’Annonciation, de son côté, est l’instant où l’infini vient dans le fini, l’incommensurable dans la mesure […]. L’Annonciation est donc un thème privilégié pour confronter la perspective à ses limites et à ses possibilités de représentation…

p. 103: l’Annonciation concerne tout Toscan […] dans la mesure où, à l’époque, c’est le jour [25 mars] qui commence l’année.

Invention ou découverte de la perspective (Daniel Arasse)

Lecture: Histoires de peintures / Daniel Arasse

Daniel Arasse insiste sur le fait que la perspective est une invention et non une découverte, c’est-à-dire qu’« elle n’existe pas avant qu’on l’invente ». Et tout ce qu’il examine qui vient éclairer les conditions et la genèse de cet invention est passionnant cependant je reste gêné par la thèse principale. Peu avant, il nous invite à considérer les équivalences de processus entre l’histoire de la peinture et l’histoire des sciences. Ce qui est particulièrement fécond dans la période qui l’occupe (de la fin du 13e siècle à la fin du 19e, soit l’époque de la perspective). Or je retrouve dans cette thèse de la nouveauté absolue de la perspective, de la récusation des prétentions qu’on a pu avoir pour elle au réalisme, l’équivalent du constructivisme et du relativisme dans l’histoire des sciences. Et je crois qu’elle est justiciable de la même critique.
Arasse donne plusieurs exemples pour expliquer que d’autres perspectives étaient possibles et pas moins « naturelles », voire dans un sens plus naturelles: duplication du point de fuite, bifocalité correspondant à un parcours du regard, perspective courbe… Tous ces systèmes ont néanmoins en commun l’ambition d’organiser la surface de la peinture selon un système de coordonnées mathématiques cohérent à partir de l’analyse du processus optique et ce que la perspective dite géométrique a de particulier, c’est de simplifier au maximum le processus optique: deux yeux? on va n’en considérer qu’un, mouvement incessant du regard? on va le supposer immobile, quitte à inventer des dispositifs pour l’immobiliser, etc. Ce faisant la perspective géométrique rend possible de reproduire et de techniciser le processus optique. L’invention de la perspective est en même temps l’invention de la chambre photographique et il ne faudra plus attendre que la mise au point d’un procédé chimique de fixation des effets de la lumière pour que soit inventée la photographie. Peu après la perspective géométrique abandonnera sa place dominante dans la peinture mais prolifèrera comme jamais auparavant par son application mécanique dans la photographie.
Ainsi si la perspective est invention (au sens moderne), elle est aussi, me semble-t-il, découverte dans la mesure où elle se fonde sur une élucidation de processus existant en-dehors d’elle et de la sorte met à jour quelque chose de la réalité qui restait caché avant elle.